La manie dans les Etudes de Henri Ey : une insupportable légèreté de l'être
Eduardo Mahieu

Séminaire de l'ASPIC - La Queue en Brie - 3 avril 2008


 
 
 

INTRODUCTION

L’Etude N°21 sur la manie de Henri Ey [9] reste encore un des meilleurs textes cliniques sur le sujet. Le style du texte, le dialogue qu’il établit avec les textes classiques de la psychiatrie, ou encore avec les indications discrètes que fait Jaques Lacan sur la manie, est toujours susceptible d’intéresser les cliniciens. En particulier l’abordage de quelques points dont la richesse, à la fois clinique, psychopathologique et épistémologique, font toujours débat.

Ce texte constitue une remarquable confluence des traditions cliniques française et allemande, qui semble confirmer la remarque de Hegel sur la vieille Europe : à l’Allemagne la philosophie, à la France la politique, à l’Angleterre le pragmatisme économique. Ces cliniques laissent apercevoir un contrepoint entre des aliénistes français construisant leurs élaborations dans des grands asiles des classes populaires et celle des médecins des cliniques universitaires allemandes recevant des patients aisés, plutôt instruits dont certains intellectuels de renom, et portent la trace de différents moments politiques et culturels. Deux phénomènes essentiels du tableau s’unissent dans de cette rencontre : la fuite des idées, sur laquelle se sont penchés les textes allemands du 20ème siècle, et l’excitation, accompagnée de son cortège corporel. Ainsi, la tonalité nietzschéenne de certaines expressions utilisés par Ey (triomphe dyonisiaque ou orgie bacchanale), montre de quelle manière ce philosophe colore à travers la tradition clinique germanophone les conceptualisations de la manie dans le 20ème siècle, en contrepoint à celles plus descriptives et psychologiques de la tradition française. Aussi, nous voulons également souligner que dans l’Etude N° 21, Ey prête aussi une grande attention au délire, dont la manie semble de plus en plus éloignée dans les critères contemporains, alors que les termes ont été synonymes pendant des longues périodes de l’histoire. Placé dans la continuité de ces prédécesseurs classiques, Ey se refuse à en faire un phénomène secondaire. Il nous met en garde ainsi contre la « fausse simplicité de la manie », aujourd’hui porté à son acmé dans le syntagme qui réunit en langue anglaise ses quatre qualités essentielles: glad, bad, mad, sad. Il en va de même pour l’évidence de sa situation dans le cadre nosographique des troubles bipolaires : nous pensons avec Ey qu’il y a toujours lieu de s’interroger sur l’unité ou pluralité de la manie, sur son appartenance spécifique à la psychose maniaco-dépressive ou bien sur sa capacité à se retrouver dans « l’évolution de nombreuses psychoses » [9], comme il l’affirme. De tous ces faits, il ressort de la lecture de l’Etude que la partition binaire qui comporte le terme bipolaire aujourd’hui en usage est bien insuffisante.

Question de style

L’Etude s’ouvre par une longue observation, comme pour montrer que la clinique reste l’âme de la pensée psychiatrique et dans laquelle Ey ne rechigne pas à se faire le secrétaire de l’aliéné. Cette observation, caractérisée de « typique », permet de comprendre le sens qu’il donne à cette expression. Dans ces pages initiales, tout y est, ou presque : de l’élation et la fuite des idées, en passant par les questionnements éthiques (politiques, théologiques ou sexuels) de la patiente qu’il présente, jusqu’à la description des rapports entre l’être et son monde où l’on devine l’ébauche de la métaphore délirante, qui pourtant ne s’épanouit pas. L’observation signale aussi vers la fin de l’accès une particularité fondamentale du tableau : une discontinuité, la mise à distance de ses dires par la patiente. Reste typique aussi pour Ey la survenue d’un accès mixte, juste avant que toutes les manifestation présentées ne s’apaisent et que la patiente reprenne sa vie professionnelle comme si de rien n’était. 

Profitons de la touche benjaminienne qu’apporte Ey lorsqu’il caractérise sa patiente de « petite bossue », pour dire deux mots sur son style, volontiers métaphorique et parfois proche d’une prose littéraire. Aidons nous ici des remarques du philosophe Jacques Rancière [18, 19] pour donner un certain relief à la question. D’après lui, « le Réel doit être fictionné pour être pensé » et la littérature est cette nouvelle rationalité du banal et de l’obscur qui s’oppose aux histoires des grands faits et des grands personnages. Pour Rancière, Balzac apparaît comme le paradigme de la promotion sociale et politique des êtres quelconques, jusque-là voués à la répétition et la reproduction de la vie nue. Alors si l’on compare le style télégraphique de Clérambault à celui de Ey, on comprend que ce sont les différents projets qui les animent qui imposent leurs styles : celui du Maître du Dépôt cerne toujours davantage l’isolement du trouble moléculaire de la pensée, alors que celui de Ey tend à saisir la portée anthropologique du tableau clinique et du sujet qui en est le protagoniste. De là naît une mise en forme narrative qui de la vie nue et obscure des malades quelconques vise à faire une histoire qui puisse montrer une existence dans toutes ses dimensions. Ceci explique aussi son recours méthodique à des disciplines de la subjectivité telles que la phénoménologie et la psychanalyse, pour ensuite donner forme à son propre horizon herméneutique théorico-clinique : l’organo-dynamisme.

La manie, discontinuité sémantique

Après l’exposé du cas, Ey fait un point sur l’historique de la notion. Il parcourt les lignes de fuite que le mot grec mania a occupé dans l’histoire de la médecine, et c’est essentiellement pour dire qu’on ne peut pas lire naivement la même signification du mot dans Arétée de Cappadoce que chez Agop Akiskal. Qu’en quelque sorte la coupure qui commence à se faire jour avec Pinel et la modernité, ne nous autorise pas à projeter ce terme en arrière sans risquer un contresens. Ce que manie veut dire répond à chaque fois à un esprit du temps donné. En raccourci, au sens général et parfois générique que le terme implique dans la littérature médicale classique, se substitue un sens restreint sur lequel un accord précaire s’est fait. Le sens de cet accord est strictement moderne : excitation (ou exaltation), fuite des idées, évolution discontinue (qui correspond plus ou moins à la notion de crise ou d’aigu). Ey présente l’essentiel de la manie par deux caractéristiques : volatilité de la vie psychique et désordre des fonctions organiques. Les indications que Lacan donne visent aussi pour l’essentiel ces deux phénomènes. On peut tenter une articulation à travers les divers aspects que Ey catégorise comme la structure positive et la structure négative de la manie, lesquels chez Lacan prennent les noms de métonymie infinie et retour mortel.

LA FUITE DES IDEES

La fuite des idées est considérée comme le cœur central de la psychopathologie de la manie dans le registre intellectuel, cognitif ou signifiant. Ludwig Binswanger et son ouvrage Sur la fuite des idées [6] constituent la référence centrale au 20ème siècle. Si Lacan est venu à formuler la manie comme "la métonymie pure, infinie et ludique"dans laquelle "le sujet n’est lesté par aucun a" [17], c’est peut être en lien avec le fait qu’il s’y réfère de manière réitérée (note1). Le commentaire de ce même ouvrage et sa traduction résumée, constituent la partie médulaire de l’Etude N° 21 de Ey. Cette "transposition" [9] est restée pour des nombreux lecteurs non germanophones la seule manière d’y avoir accès pendant presque cinquante ans. 

L’ordre du désordre

Le phénomène a été considéré parfois comme un trouble de l’attention ou de la volonté qui ne permet pas un choix correct de représentation, ou bien comme leur accélération et allègement dues à une "hyperfonction" psychique [6, 20]. L’idée qui oriente Binswanger, et Ey dans son sillage, c’est qu’il y a un ordre dans tout ce désordre apparent. Dans son ouvrage, il aborde les auteurs allemands ayant forgé cette notion, pour s’arrêter au psychiatre Carl Wernicke qui distingue trois formes de ce désordre : fuite ordonnée des idées, fuite désordonnée des idées et confusion maniaque. Il critique les conceptions purement mécanicistes qui ne voient qu’une accélération du flux des association des idées et centre son analyse existentielle sur le "tout stylistique" [6] d’une manière de vivre, une forme-de-vie à part entière. Si bien l’ensemble reçoit une nette inspiration de Nietzsche, ce qui va donner un caractère dialectique à son analyse c’est une citation de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel : "L’individu est ce qu’est le monde en tant que sien". Individu et monde sont dans un rapport de co-appartenance, et cet individu aux idées fuyantes se comporte dans son monde avec toutes les apparences du surhomme nietszchéen [4]. Il "saute" à grand pas, se sert de sa "grande gueule" pour ocupper avec sa parole un espace devenu trop étroit, et semble jouir sans limites. Binswanger décrit ce tout stylistique avec des métaphores a priori favorables qui s’ordonnent selon différentes perspectives. Un paradigme chorégraphique (la danse comme existence du corps, jouissive et sans finalité), un paradigme festif (mode d’être optimiste dans une jouissance illimitée), et le paradigme esthéthique d’une hybris (note2) totalisante (la pure joie comme une existence où temps et horizon sont illimités). Le sujet de la fuite des idées et son monde constituent une expérience absolue de "se trouver disposé [...] au milieu de l’étant en son ensemble", par lequel le contact intime avec "l’événement de monde" dévoile son excès. Il adopte trois modalités en dissonance avec cete fête : le tourbillon, un éternel retour à... et un régime particulier du désir, sur lequel nous reviendrons. 

Peut être Binswanger pense encore au cas paradigmatique qui l’occupe pendant les années qui précèdent la rédaction de l’ouvrage, celui de l’historien de l’art Aby Warburg [12], un patient dont le turbulent délire suscite l’attention de Freud. Ses travaux sur l’histoire de l’art, ainsi que les outils de recherche qu’il invente, nourrissent une réflexion sur le fonctionnement imaginaire caractéristique de la manie, ce que Binswanger ne laisse pas échapper. Aussi, est remarquable chez Warburg la notion de survivance d’une hybris héritée de l’Antiquité (Nachleben der Antik) qui se retrouve également dans les ouvrages de Freud. Par elle se continue le vieux lien entre art et mélancolie (ou manie, selon les périodes), d’Aristote au philosophe italien Giorgio Agamben (dans sa forme contemporaine, ce lien se retrouve compressée par le marketing pharmaceutique qui tend à faire de chaque artiste un bipolaire pour mieux faire passer les thymorrégulateurs). Le dénouement du cas Warburg se produit lors d’une intervention de Kraepelin qui, à la surprise de tout le monde qui le croyait engouffré dans la schizophrénie, porte un diagnostic d’état mixte qui précipite une guérison inattendue [7].

Hybris syntonique

Tentons de préciser cette question d’une syntonie excessive avec le monde, plus connue après Bleuler et Minkowski par hypersyntonie. Il est remarquable que le social soit aussi omniprésent dans les passages où Freud aborde la manie dans la Massenpsychologie [10]. Car la syntonie apparaît définie chez Binswanger comme un désir de contact intime avec l’événement mondain. Ce n’est pas l’euphorie qui le retient, car il sait fort bien que le maniaque peut être courroucé, voire furieux. Il utilise le terme allemand stimmung (note3) qui vient recouvrir l’ouverture du sujet à son monde. Ce point très important est masqué dans la traduction du terme par humeur, tourné plutôt vers la machinerie biologique du corps. « L’étant en tonalité », évoque un sujet en contact avec l’événement de monde. Et ce monde, selon Binswanger, est un monde langagier de signification personnelle.

The dark side de la fuite

Ey et Binswanger vont caractériser l’insouciance du maniaque comme un trait essentiel de ce mode d’être-dans-le-monde, opposée à la lourdeur d’un être lesté par le sérieux. Cette légèreté de l’être est métaphorisée par Binswanger comme un flottement labile, synchrone, présentant, notion signifiant que le patient remplit complètement son espace vécu "avec du présent", mais dont résulte la conséquence que le passé et l’avenir ne sont pas, eux, présentifiés. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la temporalité sui generis de l’être maniaque, sans référence à une accélération du temps chronologique. C’est le temps historicisant de la continuité de la vie intérieure (note4) qui est bouleversé, constituant le côté obscur de la fuite.

De Heidegger, Binswanger reprend son existentiel fondamental : le souci (sorge). Signe d’une existence authentique (note5), il implique une vie problématique, prise au sérieux, centrée sur une finalité, et en tout opposé à une existence livrée à la pure joie festive, dans une sorte de version métaphysique de la fable de la cigale et la fourmi. Cette opposition le conduit à concevoir l’existence dans la fuite des idées comme un renoncement à la "connaissance authentique" [6], ce qui se retrouve particulièrement dans le rapport au langage spécifiquement maniaque. Dans les abordages lacaniens qui spécifient le trouble du langage maniaque [21], ce point est saisi par la production d’une succession de S1, S1, S1..., sans qu’aucun binaire S1-S2 ne vienne boucler le sens. Cela implique qu’il n’y a pas de la part du sujet de reprise du savoir de son expérience [11]. Pour Binswanger ce qui se produit ici est un nivellement à la fois langagier, spatial et temporel : les sons perdent leur caractère de signes, l’homme aux idées fuyantes ne pense pas à leurs significations, mais glisse progressivement vers une manipulation ludique du matériau sonore, marquant un télescopage de la sphère de la signification et celle de l’objet. Dans ce nivellement se produit un "flottement neutre de l’être dans le tout" [6] où le temps et l’horizon deviennent illimités, alors que le nivellement de la spatialité rend le monde large et plastique. 

L’attitude d’insouciance et d’optimisme conduisent à un vagabondage du savoir et du monde qui dissout toute problématique et qui trompe le patient sur la possibilité d’être "heureux mais sans désir"[6]. Cette expression lumineuse de Binswanger éclaire de manière étrange certains aspects de l’évolution de nos sociétés vers une aspiration hédonique au bien-être sans stress, dans laquelle Nietzsche verrait le portrait du Dernier homme [25], Kojève et Agamben celui l’homme de la fin de l’histoire (note6). Notons que Ey se sert d’une célèbre terminologie économique pour contester les métaphores de la manie comme une "plus-value" [9] existentielle. Pour cela, il va préciser la structure négative de la manie, c’est-à-dire son aspect fondamental d’impuissance. Avec Binswanger [6], il réunit les termes descriptifs imaginaires de "largeur de vue", "grande gueule", "pensée sautillante au style télégraphique", sous la bannière de la volatilité et de l’insouciante légèreté. Si cela peut tromper le patient (et parfois les cliniciens) sur un côté triomphant et libérateur, il comporte aussi, à l’image du ruban de Moëbius, un autre versant moins orienté vers la volonté de puissance et plus marqué par un insupportable éternel retour. C’est le retour mortel du langage [11] abordé par Lacan dans le deuxième trait clinique fondamental : l’excitation.

L’EXCITATION

Nous pouvons dire que ce phénomène s’associe au terme manie depuis l’antiquité. Si l’on envisage La maladie sacrée d’Hippocrate comme traitant de quelque chose de plus que la seule épilepsie, on peut lire déjà qu’elle sert à séparer deux figures cliniques : folie agitée et folie tranquille. Cela se lit aussi dans la distinction que fait Griesinger entre la manie et la monomanie exaltée dans son célèbre ouvrage Pathologie et thérapeutique des maladies mentales [13]. De même, les textes de Pinel et Esquirol mettent en relief ce phénomène, si peu intellectuel et plutôt musclé, mais qui dépeint un sujet qui a perdu tout contrôle et à qui lui échappe toute volonté de puissance. 

Du laisser aller...

En bref, l’on peut faire ressortir dans la manie une implication particulière du corps dans le comportement relationnel de sa vie sociale. Sans aller plus loin, tous les auteurs s’accordent pour signaler souvent un comportement sexuel débridé qui ne s’articule pas avec les règles habituelles des transactions sexuelles, ni avec leurs transgressions inhérentes : les partenaires peuvent défiler autant que les signifiants. Mais le corps est impliqué aussi dans sa vie nue, dans son intimité la plus biologique. Ici, l’hybris, l’excès, envahit le corps du sujet et finit par dérégler les fonctions vitales mêmes. Cet ouragan dyonisiaque, ce « jouer et jouir », ou cette « fête du moi » comme le dit Ey en reprenant Freud, s’avère comporter un versant déréglé et sans cesse, qui semble diriger le sujet à la perte de toutes les formes-de-vie. Lacan y fait référence dans Télévision [17] lorsqu’il évoque le retour forclusif d’un tranchant mortel dans l’excitation maniaque. Ey les appelle les « expréssions somatiques de cette déstructuration » [9]. Il s’y arrête pour nous rapporter non seulement l’hyperkinésie « diffuse et complexe » ou l’insomnie rebelle, signes classiques, mais aussi les perturbations du tonus neurovégétatif, les poussées congestives thyroïdiennes, les paroxysmes gonadiques, les altérations cardio-vasculaires, qui s’ajoutent à l’antique altération des voies digestives, et auxquelles il pense que le psychiatre doit porter toute son attention. Le trouble moléculaire de la pensée se retrouve dans un trouble des molécules dont peut résulter la mort du vivant. Car, bien que très rare selon lui, la mort est à l’horizon de ce tableau clinique, surtout lorsque toute forme-de-vie se dissout dans les des tableaux décrits comme « manies confuses », « manies d’épuisement » ou « délire aigu » [9]. 

Si l’on suit Ey et Lacan, l’excitation maniaque est donc un bouleversement mortel du rapport zoé/bios (note7) exposé par Agamben dans ses ouvrages. Elle est l’excès d’une vie paradoxale qui désorganise les besoins vitaux du corps mettant à jour la vie nue. En ce sens, le tableau psychiatrique de la manie produit des effets analogues à certains dispositifs politiques, dont le paradigme reste le camp. De son côté le philosophe Slavoj Zizek [24] établit des passerelles entre cet excès de vie paradoxale, la pulsion freudienne et la marche auto-propulsée et sans fin à la croissance de l’économie capitaliste, dont le comportement cyclique commence à être perçu en même temps que cette maladie psychiatrique cyclique.

... à l’impossibilité de s’arrêter

Ce ne-pas-pouvoir-s’arrêter nous permet de faire le point sur l’utilisation des termes positif et négatif chez Ey. Pour lui, ce ne sont pas des éléments isolés pouvant s’additionner ou se soustraire, ni susceptibles d’être mesurés ou évalués par des échelles distinctes. Il s’agit bel et bien du même fait clinique envisagé dans des perspectives différentes. Ey allie toujours pour le même phénomène une impossibilité (ou impuissance) à une nécessité. Dans le cas particulier du maniaque cela se traduit par une vertigineuse impossibilité de s’arrêter qui finit par transformer la fête dyonisiaque et le besoin de dévorer, en un être-dévoré, le moment dans lequel la "grande gueule" d’une oralité démesurée s’avère être celle de l’Autre.

LE DELIRE MANIAQUE

Réparti entre positif et négatif, abordons le délire que Ey considère comme un fait majeur de la crise maniaque. On peut lire dans un texte plus récent que « plus de la moitié des patients maniaco-dépressifs présentent des idées délirantes » [8]. Ces faits massifs s’avèrent plutôt incommodants pour la tentative de faire passer la psychose maniaco-dépressive dans le trouble bipolaire. A ce sujet, notons que la notion de polarité est aussi un héritage du romantisme allemand du 19ème siècle. A ses origines nous trouvons Goethe, le lingüiste Abel qui inspire à Freud son texte sur le sens opposés des mots, et Warburg avec sa théorie de la bipolarité des icônes de l’art [12]. Si le terme est déjà utilisé par Wilhelm Weygandt (note8), l’élève de Kraepelin chez qui celui-ci puise l’essentiel sur les états mixtes, force est de constater que ni Kraepelin, ni Binswanger, ni Ey ne retiennent la terminologie. L’on doit attendre le psychiatre allemand Karl Leonhardt qui, dans la perspective d’isoler une maladie unipolaire d’une autre bipolaire, fixe le terme aujourd’hui en usage.

Le délire verbal et ses stabilisations

Sur la question du délire, Ey est très clair : "On repète souvent que la manie n’est pas un délire" [9]. Mais pour lui, la fuite des idées, l’exaltation imaginative, les propos inventifs et la fantaisie ludique sont déjà un "délire naissant". Il refuse toutes les approches du fait délirant maniaque qui le considèrent comme une "association contingente". Même si Lacan n’aborde pas directement la question, il introduit pour la manie une distinction intéressante : "c’est la non-fonction de a qui est en cause, et non pas simplement sa méconnaissance". Cette forme particulière de forclusion livre le sujet "sans aucune possibilité de liberté, à la métonymie pure, infinie et ludique, de la chaîne signifiante" [17]. Ces indications aident à saisir le caractère hautement instable, fuyant et léger de toute tentative de métaphore délirante. Car les tentatives ne manquent pas, mais elles ne foncionnent pas comme dans les autres psychoses délirantes.

Notons qu’avec Kraepelin [14], Ey considère avec banalité le fait délirant de la manie. Il est intéressant de lire chez ces auteurs que le thème ne donne aucune indication précise pour caractériser le délire. Nous ne retrouvons pas d’indice qui puisse ressembler à ce qu’aujourd’hui on caractérise comme non-congruent à l’humeur, et se cotoyent dans les observations cliniques des idées de persécution, d’influence, hypocondriaques, des expériences hallucinatoires, etc. Certes, Ey remarque la fréquence de quelques déclinaisons classiques comme le délire de grandeur – implicite au monde de la fuite des idées -, mais il préfère mettre en avant ce que Séglas appelle le "délire verbal" [9], dont les caractéristiques sont les mêmes que celles qui constituent la structure négative que Ey vient de préciser pour la fuite des idées : mobilité, redondance verbale, variabilité, inspiration changeante. Comme le dit Binswanger, "rien n’est définitif" [6]. 

Ces indications ont leur intérêt dans l’attitude habituelle des sujets lorsque l’excitation cesse et le tourbillon se stabilise. Il est classique de noter lorsque le sujet se calme l’absence d’un travail délirant. Dans le contrepoint entre délire et savoir, d’après Binswanger, "l’homme maniaco-dépressif "ne veut plus savoir" et [...] perd la possibilité de développement biographique "authentique"" [6]. Pour ce qui concerne le temps de la guérison, il remarque une conséquence facheuse : la personne n’arrive pas "à un nouveau présent, un présent nouveau, que l’existence tourne bien plutôt en rond, et donc, après que les bruits de la "psychose" se sont évanouis, elle se retrouve à la même place à laquelle elle s’est déjà trouvé auparavant" [6]. Cette disposition subjective fondamentale semble marquer le destin des métaphores délirantes, fréquentes mais aussi très instables.

LES ETATS MIXTES

Il existe enfin une forme de l’être maniaque qui met à mal les conceptualisations réductionnistes : l’état mixte. Nous avons dit que pour Binswanger et Ey, l’existence insouciante et la vie problématique orientée par le souci se situent aux antipodes. Cependant, chez Binswanger ces deux pôles ne constituent qu’un "cas-limite" [6], une abstraction métaphysique. En réalité, pour lui dans la clinique toute fuite des idées contient toujours un ordre qui la rend impure. L’opposition est toujours mixte : elle renferme soit une problématique prise trop à la légère, soit une joie existentielle troublée moralement. Le maniaque tend à la réalisation elliptique de son horizon sans y arriver. Ce fait est décisif pour l’analyse que poursuit Binswanger de la co-appartenance de l’homme maniaco-dépressif à son monde : l’essentiel n’est pas dans la bipolarité, mais dans le fait que le monde est toujours déjà divisé par la contradiction. Il est "l’homme qui voit et a le monde divisé dans son fondement le plus profond" [6]. Et c’est dans l’état mixte que se révèle pour Binswanger et Ey la vérité de l’homme maniaco-dépressif. Il est une forme de vie brisée, ni problématique quant à l’existence, ni problématique quant à l’esthétique. Alors, cela ne doit pas nous surprende de lire chez Kraepelin [14] ou son élève Weygandt [23] que l’ensemble des états mixtes constituent la plus grande partie des états de la folie maniaque-dépressive (note9). 

La surprise est plutôt voir que dans l’Etude de Ey la question ne l’occupe pas plus et qu’il repousse à plus tard l’occasion de revenir sur ce "point fondamental" [9]. Il se contente d’énumérer ce qu’établit Kraepelin sur ces états et d’énoncer quelques considérations autour des psychanalystes sur le conflit entre le Sur-moi qui dominerait la mélancolie et le Ça qui dominerait la manie. La question est d’autant plus forte que la complexité et la richesse clinique de ces états lui fourniraient ses meilleurs arguments contre "les théories thymiques de la maladie considérée comme un trouble pour ainsi dire mécanique de l’humeur" [9]. La réponse se trouve dans le plan d’exposition de sa doctrine de la destructuration des niveaux de la conscience dans les psychoses aiguës [5]. Le niveau de destructuration temporelle-éthique qu’il construit en parallèle dans l’Etude N° 21 sur la manie, et N° 22 sur la mélancolie, occupe une place stratégique dans son Etude N° 23 sur les bouffées délirantes. C’est là que l’on peut retrouver les tableaux que Kraepelin ou Weygandt nomment états mixtes, en compagnie des états oniroïdes de Mayer-Gross. Car, une partie de ces états se recouvre avec ce que la clinique française nomme depuis Magnan bouffées délirantes. Il s’agit là d’une problématique encore très actuelle, et d’une région clinique où se multiplient des tableaux sans profondeur psychopathologique et porteurs potentiels de précipitations diagnostiques. Alors, pourquoi Ey s’autorise-t-il à cette immixion au risque d’une confusion? Nous croyons que c’est seulement en raison de sa conviction que la manie est une crise dans le sens hippocratique du terme, c’est-à-dire qu’elle implique aussi un processus de réaménagement subjectif qui oriente autant que l’état aigu pour cerner la modalité précise qui relie le sujet à son dire. 
 

LE TEMPS D’UNE PAUSE

Il reste que si jusqu’ici l’accent a été mis sur la légèreté de l’être maniaque, ou sur son côté illimité et sans cesse (même lorsque la mort est à l’horizon), nous avons négligé un fait essentiel et fondateur de la notion moderne de la manie : sa discontinuité. C’est-à-dire, cette capacité plus ou moins surprenante des patients de marquer une pause dans la dérive métonymique et infinie de la manie. Dans l’Etude, Ey évoque l’idée de pause comme synonyme de réflexion, de pondération, le propre de "la structure temporelle-éthique en tant qu’elle oriente et tempère le sens du courant de son vécu" [9]. Nous donnons ici à ce terme un sens nettement différent pour nommer la capacité du maniaque de sortir des rails de la manie, très différente de celle dont parle Ey qui est plus proche de la notion de la reprise de Kierkegaard (note10).

Il est reconnu de tous temps à l’homme maniaque la capacité de suspendre spontanément l’excitation, et de passer dans une phase différente souvent nommée intercritique, qui peut aller de quelques instants à toute la vie. Cette pause si peu tourbillonnante, peut aussi nous renseigner sur l’essentiel. A défaut de se satisfaire de l’idée, après tout si peu médicale, de rémission, il vaut mieux questionner cette remarque de Karl Abraham pour qui le patient "n’est pas vraiment "sain" même dans l’intervalle "libre"" [1]. C’est en tout cas ce que pense Kraepelin, pour qui des "petites particularités" permanentes nommés "états fondamentaux", sans être précisément pathologiques "pourraient avoir pour l’obervateur averti" le caractère de "légers indices" [14] pour les manifestations de la folie maniaco-dépressive. Ce terrain, abandonné aux tempéraments, mérite un effort clinique pour dégager les phénomènes élémentaires essentiels (si l’on vise les troubles moléculaires de la pensée), ou pour comprendre le monde de la personne maniaco-dépressive (si l’on est à la recherche des structures anthropologiques propres à la maladie). Nous les croyons indispensables pour le diagnostic et la thérapeutique, capables de nous renseigner sur le devenir, et sur les occasions à prendre pour des interventions appropriées. Car, ils montrent peut-être moins de différences entre la crise et l’état intercritique que ce à quoi l’on pouvait s’attendre. Ils forment ce fond commun clinique et thérapeutique qui constitue l’âme de la praxis psychiatrique. 

Dans cette orientation, terminons ces propos sur l’Etude de Ey par quelques directions à explorer :

- Qu’en est-il du statut subjectif de cette pause intercritique qui réunit la non reprise du savoir et la difficulté à élaborer un présent nouveau, comme dit Binswanger? Car souvent on fait face à une certaine réticence à reprendre le vécu de la crise, vu que le patient ne veut plus rien savoir du savoir jadis exposé.

- Quelle est cette homéostase que nous avons explicité comme un contentement sans désir, signalée aussi par Binswanger et qui se retrouve dans ce conformisme acharné, caractérisé comme une suridentification à la normalité [22] dans laquelle le sujet est aussi lisse que son monde nivelé par sa moyenne? Quel sens peut avoir dans cette atonalité du monde (note11) [25] la notion de co-appartenance?

- Enfin, comment procéder avec la volatilité de l’être-au-monde, qui témoigne de l’"ambigüité insupportable" [9] de la légèreté de la personne maniaque? 

Cet ensemble composé par la crise, l’intercrise et l’état mixte, montre l’insupportable précarité des personnes qui maintiennent leur être dans une pause suspensive, avant de plonger éventuellement une nouvelle fois dans l’hybris maniaque, mélancolique ou mixte. Ey le remarque, la "psychogenèse du "choix" de la crise" relève d’une insondable précipitation de l’existence, bien qu’elle soit moins littéraire que chez les personnages de Milan Kundéra. En ce point, la relecture des Etudes de Ey s’avère toujours féconde, car elle invite à ne pas nous en contenter, et nous incite à poursuivre la clinique des décisions insoutenables.
 

BIBLIOGRAPHIE

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15) KUNDERA Milan, L’insoutenable légèreté de l’être (1984), Paris : Folio Gallimard, 1989.
16) LACAN Jacques, Autres écrits, Paris : Seuil, 2000, 
17) LACAN Jacques, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, Paris : Seuil, 2004.
18) RANCIERE Jacques, Le partage du sensible, Esthétique et politique, Paris : La Fabrique Editions, 2000, 
19) RANCIERE Jacques, Politique de la littérature, Paris : Galilée, 2007.
20) SAUVAGNAT François, Fenómenos elementales y estabilizaciones en las psicosis maníaco-depresivas, Rev. Assoc. Esp. Neuropsiq., vol XVIII, 1998, pp. 457 – 470.
21) SOLER Colette, La manie, Péché mortel, in L’inconscient à ciel ouvert de la psychose, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2002.
22) TELLENBACH Hubertus, La Mélancolie (1976), Paris : Presses universitaires de France, 1979.
23) WEYGANDT Wilhelm, Su gli stati misti della psicosi maniaco-depressiva (1899), Pisa : Edizioni ETS, 1995.
24) ZIZEK Slavoj, The parallax view, Massachusetts Institut of Technology Press, 2006.
25) ZIZEK Slavoj, Violence, London : Profile Books, 2008.
 

Autres textes 
Aby Warburg, la fuite, la pause
El goce ilimitado de la Ninfa
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NOTES
 

1) Quelques références : "Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience (1933) ; "Psychologie et esthétique. Compte-rendu sur l’ouvrage de E. Minkowski, Le temps vécu" (1935) ; Intervention sur l’exposé de J. Rouart "Du rôle de l’onirisme dans les psychoses de type paranoïaque et maniaque-dépressif", l’Évolution Psychiatrique (1936). Sur la fuite des idées est cité aussi dans "Etude sur l’hallucination" (1968), Scilicet 1.

2) Hubris : ce terme grec signifie depuis la tradition antique la démesure, l’excès, désignant néanmoins quelque chose d’inhérent à la nature humaine.

3) Ce terme allemand possède plusieurs significations tournant autour de tonalité affective, tonalité émotive, disposition affective, émotion, athmosphère, ambiance, etc.

4) Cette notion de Binswanger s’oppose à celle de fonction vitale et désigne le rapport du sujet aux contenus de son vécu.

5) Il est pour Heidegger une structure a priori du Dasein, impliquant un refus absolu d’être substance. La problématique et la finalité qui lui sont articulées, aident à comprendre pourquoi les stimmungen de l’angoisse constituante et de l’ennui lui sont associés. Ils sont la marque d’une existence authentique possible, prise dans les contingences d’une vie faite de sens et de non-sens.

6) Slavoj Zizek nomme "biomorale" l’articulation actuelle de nombreuses disciplines autour de l’impératif "soyez heureux!". Des indices de "bonheur" fleurissent dans des études sociologiques afin de déceler des comportements nocifs au bien-être et déterminer le style de vie qui correspond le mieux à chaque style de personne. Il existe un Journal of happiness studies consacré à la recherche sur la qualité de vie.

7) Agamben [3] considère ce rapport comme le « conflit essentiel » de la machine métaphysique anthropologique, à travers ses déclinaisons théologiques, philosophiques, scientifiques et enfin politiques. Il constitue le lieu du conflit entre les notions d’homme et d’animal, entre l’ouvert et le non-ouvert.

8) « Il est connu que chez un malade mental alors que les symptômes d’une polarité peuvent se manifester de façon très prononcée, ceux de la polarité opposée, présents au même moment, peuvent être très effacés » [23].

9) Ey pense que ce fait suffirait pour "imposer aux psychoses maniaco-dépressives un rythme à trois temps" [9].

10) La reprise chez Kierkegaard se distingue du ressouvenir en cela qu’il est un passé qui se reprend par l’ouverture du présent vers l’avenir [2].

11) Zizek reprend ici la notion de monde atone élaborée par Alain Badiou pour caractériser l’esprit de notre temps (ou plutôt son manque d’esprit...).