Le 27 avril 1921,
Ludwig Binswanger écrit dans son observation : "Hier, a encore
violemment agressé l’infirmière [...]. A sauté sur
elle du haut d’une chaise, lui a serré le cou et fermé la
bouche, de sorte qu’elle ne pouvait crier. Elle aurait pu mourir si quelqu’un
ne s’était pas interposé, car le patient a une force colossale"
[6, p. 77]. Ces lignes tracent un portrait concis d’Aby Warburg, un perspicace
historien de l’art et la culture qui, malgré ce geste, gagne à
être connu. Ce qu’il faut comprendre c’est que dans l’excitation
de la catastrophe subjective qu’il traverse à la clinique de L.
Binswanger il cherche à détruire la nymphe (1),
une pièce maîtresse de sa science sans nom [1]. La
"Nymphe porteuse de fruits, la Fortune, [...] les femmes qui étaignent
le feu dans l’incendie de Borgo...", ce sont métamorphosées
en "Judith, Salomé, la ménade" : la donna cacciatrice
di testa [13]. Et pourtant, après plus de six ans de tumulte
subjectif ayant attiré autour de lui L. Binswanger, Sigmund Freud,
Emil Kraepelin, Hans Prinzhorn, Ernst Cassirer et Walter Benjamin, il reprend
ses esprits et conçoit deux outils de recherche qui fascinent la
République de Weimar. L’histoire de sa recherche est l’histoire
de sa maladie, et son aboutissement est aussi l’achèvement de son
œuvre. En somme, l’histoire de comment A. Warburg a sauvé sa tête,
après l’avoir perdue.
AMOUR
DE L’IMAGINAIRE
L’arbre
de A. Warburg
L’arbre généalogique
de A. Warburg (Hambourg, 1866) est "fabriqué à partir
de morceaux de bois provenant d’une plante transplantée de l’Orient
dans la plaine nourricière de l’Allemagne du Nord, et sur laquelle
on a greffé une branche venant d’Italie" [17]. Il provient d’une
famille sépharade émigrée à Bologne au moyen
âge, puis au Nord de l’Allemagne pour bâtir à Hambourg
une des plus puissantes banques européennes. A l’âge de 13
ans A. Warburg rénonce à son droit d’aîné sur
la banque familiale au profit de son frère Max, à condition
que celui-ci lui achète désormais tous les livres dont il
aura besoin pour se consacrer à l’étude de l’art. Sujet engagé
dans son époque, il se trouve déchiré entre sa tradition
hébraïque et l’assimilation intégrale dans une société
qui vacille avant de sombrer. Il épouse une femme protestante, se
rebelle contre son père lorsqu’il abandonne le rituel casher, mais
nonobstant bénéficie d’un soutien affectif et financier illimité
pour un projet tout en démesure : "nous devons démontrer
par notre exemple que le capitalisme est aussi capable de réussites
intellectuelles d’une magnitude telle qu’elles n’auraient pas pu être
atteintes autrement" [7, p. 117]. C’est dans l’esprit de résoudre
cette contradiction - qui lui fait déjà éprouver la
sensation très nette d’avoir une "tête de Janus"- qu’il
s’intéresse à des sujets très vastes : les images,
les mythes, l’histoire, la psychologie, la médecine, la théorie
de l’évolution, etc. Deux noms polarisent sa pensée : l’historien
de l’art Jackob Burckhardt et le philosophe Friedrich Nietzsche. Dans son
contexte historique, être concerné par l’art comme l’entend
A. Warburg, signifie assumer pleinement un combat avec implications historiques,
culturelles, politiques, mais aussi avec des conséquences subjectives
personnelles. L’Allemagne de fin du 19ème siècle subit la
deuxième modernité comme une véritable sécousse
techtonique bouleversant autant la vie quotidienne que la subjectivité
collective [20].
Symptômes
du détail
Dans la sculpture
du Laocoon en lutte avec les serpents, A. Warburg trouve un pathos
du langage des gestes qui deviennent ses leit-motivs : la ligne
serpentine, le mouvement, la souffrance et la jouissance. La question qui
le pousse est celle de dévoiler le sens authentique de la Renaissance
de l’Antiquité, puisqu’il ne se satisfait pas des interprétations
qui font autorité dans la question, comme celles de Johann Winckelman
ou G.F. Hegel. Pour lui, autant l’Antiquité que la Renaissance semblent
traversées par des contradictions intrinsèques entre les
éléments appoliniens et dionysiaques. Plutôt qu’à
la sérenité et beauté classiques, A. Warburg s’intéresse
à la dialectique du style, à ce qui fait symptôme
dans l’image, qu’il condense dans un de ses aphorismes les plus connus
: "Le bon Dieu est dans les détails". Et le détail
compte pour le tout : pour lui, l’art n’est pas une simple question de
goût mais une question vitale, car il est "au centre remous de
la civilisation" [8, p 143]. Son travail anticipe Walter Benjamin sur
le terrain de l’analyse des différentes "valeurs" de l’œuvre d’art
- valeurs esthétiques, cultuelles, d’exposition ou de réproduction
-, impliquées par les usages sociaux des pratiques artistiques,
ces mêmes valeurs qu’il voit danser frénétiquement
avec la modernité technologique. Inspiré par les théories
de "la polarité" véhiculées par le romanticisme allemand
de son temps – Johann W. Goethe, mais aussi F. Nietzsche -, l’art lui paraît
être le lieu d’un frémissement de la subjectivité créatrice
entre un pôle d’angoisse constituante et la contemplation mathématique
de la pensée. Dans ce processus de "pansement par le symbole",
se créent des intervalles où prennent place les images des
arts plastiques, mais aussi les fêtes, le théâtre, la
musique et la danse, véhicules dionysiaques de la jouissance de
la vie. Dans le sillage de F. Nietzsche [19], il y voit l’entreprise de
libération à travers la création artistique de la
condition tragique de l’existence, à l’échelle individuelle
et collective. Un procès dont l’imaginaire est la substance et le
travail historique de la culture l’opérateur.
Très tôt,
dans des notes écrites à Florence [13], il ordonne selon
différents styles de jouissance le sens des notions d’antiquité,
de paganisme, de survivance et de forme de vie, dans
les styles artistiques. L’économie du style antique, identifié
au païen, est marquée par la "recherche de la satisfaction
terrestre, jouissance ou autodestruction". Au moyen âge,
ce style est plutôt celui d’une "autodestruction au bénéfice
d’une vie future personnelle", et celle des temps modernes une "restriction
de la jouissance, autodestruction au bénéfice d’une vie future
impersonnelle...". Ce qui l’intéresse dans la Renaissance est
sa fonction de charnière avec la modernité, et une icône
capture son attention en tant que résurgence d’une jouissance païenne
à l’Antique : Ninfa, l’égérie de Dionysos.
Ninfa,
causalité métonymique
Dans les formes
ondulantes des femmes peintes par Sandro Boticelli, il bouscule l’interprétation
de la Renaissance de l’Antiquité dans la culture. "La naissance
de Vénus", "Le Printemps" et "La cause extérieure"
[22], écrits à Florence vers 1893, inaugurent sa recherche.
L’élément symptomatique dans les tableaux est une fuite
métonymique dans l’image qu’il découvre dans les "accessoires
en mouvement" - la chevelure agitée et le drappé flottant
au vent -, qui contrastent avec la passivité du corps. Dans ce détail,
qui suscite dans les tableaux de S. Boticelli une tension avec le corps
statique de la déesse de l’amour, survivent les ménades maniaques,
les "nymphes dansantes" dyonisiaques qu’il rencontre dans les froides
pierres des sarcophages antiques. Son interprétation se fonde dans
le traitement de ces éléments, en apparence secondaires,
sélectionnés par l’artiste dans le style antiquisant italien.
Cet élement symptômatique est signe d’un nouage entre une
élément historique véhiculé par l’époque
et un élément collectif véhiculé par le style.
L’artiste y introduit un écart qui lui est singulier et qui
reflète pour A. Warburg un choix éthique, la "volonté
sélective d’une époque" [1]. Dans l’intervalle métonymique
qu’introduit cette ouverture dans l’image, le tumulte de la vie devient
art avec sa jouissance et ses excès. Chez A. Warburg, la notion
nietzschéenne de paiën désigne cette survivance
de jouissance extatique attribuée à Dyonisos, représentée
par la danse de l’ancienne ménade maniaque qui devient un lieu central
de sa recherche. Cette image dansante et féminine chargée
de jouissance de la vie, court dans des lieux et temps anachroniques, des
sarcophages romains aux panneaux publicitaires modernes, en passant par
les sculptures religieuses de Bertoldo di Giovani [8]. Poussée par
l’aura (le souffle), elle met en images un mouvement éphémère
aux bordures du corps, qui s’exprime par un écart du drappé
qu’impressione A. Warburg. D’un côté, l’etoffe se plaque contre
le corps modelant sa nudité ; de l’autre il s’agite et se déploie
"créant ses propres morphologies en volutes" [8, p. 258]
accentuant l’aspect de voluptuosité sans bornes, extatique. L’icône
de la mania bacchanale des anciens vient nommer l’articulation métonymique
de la cause extérieure avec la cause intérieure qui est fondamentalement
le désir, dont le mouvement du drappé dessine l’aspect illimité
d’une jouissance extatique qui échappe au corps (2).
La
pause dans l’image
Pour A. Warburg,
Ninfa est l’exemplaire canonique de la vie en mouvement du corps, dont
la ligne ondulante produit l’efficacité de l’imaginaire (3).
Elle est sa version personnelle du noeud borroméen (4).
Giorgio Agamben généralise cet aspect jusqu’en faire "l’image
de l’image" [2]. Dans l’échange de lettres fictifs avec l’historien
de l’art holandais André Jolles, A. Warburg déclare son amour
d’une Ninfa qui se détâche dans une fresque religieuse de
Ghirladaïo :
"Selon sa
réalité corporelle, elle peut être une esclave tartare
libérée [...] Mais selon sa véritable essence elle
est un esprit élémentaire, une déesse païene
en exil". |
|
G. Agamben reconnaît
l’influence de l’alchimiste Paracelse dans cet hybride de corps et d’esprit,
qui à travers Dante, Boccace et la poésie du Dolce stil
novo, devient l’image de l’amour. Aimer, est aimer une Ninfa, et l’amour
est l’amour d’une imago, d’un objet irréel, un point limite
entre l’individu singulier et l’intellect unique de la philosophie médiévale
(dont les noms modernes sont la pensée ou le langage). L’imagination
est l’opération d’union qui a lieu dans l’espace vide qui sépare
les deux pôles, la sensation corporelle et la pensée. Elle
est à la fois le lieu de fracture entre l’individuel et l’impersonel
et le lieu de sa recomposition, le no mans land qui est au centre
de l’humain [2]. La coloration ontologique du couple image/imagination
est la même qui fait dire à J. Lacan qu’"on est
dans l’imaginaire [...]. Dans l’Imaginaire on y est" [15, Leçon
du 18 mars 1975]. G. Agamben veut voir l’indication décisive que
l’histoire des rapports ambigus entre les hommes et les nymphes est l’histoire
de la difficile relation de l’homme avec ses images, et il cherche à
préciser l’efficacité imaginaire de Ninfa qu’a capturé
A. Warburg. Du fantasmata d’Aristote (avec lequel le chorégraphe
de la Renaissance Domenico di Piacenza dévoile à ses élèves
l’âme de la danse), aux manifestations les plus modernes de Ninfa,
ce qui condense la jouissance c’est une pause ; une "pause non
immobile, mais chargée, à la fois, de mémoire et d’énergie
dynamique" [2, p. 14]. Elle ouvre ainsi à l’articulation des
travaux de A. Warburg avec la puissance de l’arrêt dont parle Walter
Benjamin (5) : Ninfa est l’image de la dialectique de
la jouissance à l’arrêt.
Survivance
bipolaire
Cette première
tentative de A. Warburg de fixer par son icône "la métonymie
pure, infinie et ludique" [17, p. 388], le plonge dans une lourdeur
d’esprit qui confine à la mélancolie dont il témoigne
dans son journal, et que seuls tempèrent son voyage en Amérique,
puis son mariage avec une belle femme peintre. Désormais, ses études
explorent des aspects plus inquiétants de l’incessante fuite historique
des images dans l’art. De retour à Hambourg, il se met à
suivre la migration des images vers le Nord et constate que Ninfa se charge
d’un tranchant mortel dans la gravure d’Albrecht Dürer, la
Mort
d’Orphée ; ou bien que de manière opposée, le
même artiste produit dans Melencolia I un apaisement humaniste
du sinistre Saturne qui devient symbole de sagesse. Renaissance et astrologie,
lui fournissent alors les registres pour penser sa théorie de la
polarité,
ou de la bipolarité, des symboles, inspirée de F. Goethe.
Son discours de Rome de 1913 sur les fresques de Ferrare où il identifie
la vie posthume des décans astrologiques, lui vaut une grande reconaissance
publique. Il traite d’un autre axe majeur de sa recherche : la survivance,
le nachleben der Antik [1], c’est-à-dire la persistance de
l’efficacité imaginaire dans le temps (6), transformant
l’image en icône. L’efficace de cette énigmatique énergie
dans les images est la signification en puissance, la signification
de signification, transmise dans les symboles de façon non polarisée
: "la rencontre d’une nouvelle époque et de ses besoins vitaux,
peut causer un renversement complet de signification" [1, p. 114].
Un de ses fulgurants aphorismes ouvre à l’événement
la polarité de ce qu’il nomme, dans le sillage de F. Nietzsche,
l’exaltation païenne du dyonisiaque : "Chaque époque a la
renaissance de l’Antiquité qu’elle mérite" [13]. Source
d’inspiration pour les thèses de W. Benjamin sur la synchronie de
l’histoire, il prophétise sans le savoir la sinistre récupération
païenne des temps à venir.
PASSION
DE L’IMAGINAIRE
La
guerre privée de Warburg (1914-1918)
Aux temps de la
décomposition et recomposition croissante de l’Allemagne, A. Warburg
écrit sur Luther un essai doué d’une efficacité poétique
remarquée par ses contemporains. Réforme, magie et astrologie
[22], trace un portrait de Luther comme un être démonique(7)
encore assujetti aux superstitions astrologiques, mais qui réussit
un plaidoyer décisif sur le libre arbitre. Cependant, les démons
qu’il croit libérer s’emparent de lui et il perd au sens propre
et figuré la boussole et son libre arbitre. La guerre entre l’Italie
et l’Allemagne - matières de son arbre -, qu’il perçoit comme
gardiennes de la culture situées entre l’Orient irrationel et dynosiaque
et l’ouragan du capitalisme anglosaxon vénal et barbare, déclenche
une étude frénétique des lignes de tranchées
du déchirement du monde. A. Warburg le "sysmographe", se
dérégule et sa bibliothèque prend les allures de tour
de guet dans laquelle il fabrique une carthotèque avec plus de 25.000
articles de journaux sur la guerre. Quelques passages dans des sanatoriums
n’apaisent pas une hybris de pathos devenue pathologique.
Il invente des slogans contre la guerre qu’il cherche à faire publier
dans l’espoir de changer le cours des événements. Ses préocupations
académiques, dévenues trop actuelles, se déversent
dans une logorrhée sans pause ni limite qui le pousse à interpeller
des inconnus dans la rue pour les prendre à partie dans le conflit
[7]. En 1918, il craint que la gouvernante anglaise de ses enfants - dont
il est amoureux -, soit "l’espionne en chef" de Lloyd George. Entre son
travail académique qui réveille des vieux démons et
ses amours avec l’enemi, A. Warburg acquiert la certitude qu’il est la
cause de la guerre et armé d’un révolver il tente de tuer
sa femme, ses enfants et de se donner la mort.
Envoyé
dans un établissement psychiatrique de Hambourg, le neurologue Heinrich
Embden parle d’hallucinations auditives très vives et menaçantes.
Maintenant, sa piété ne semble plus réculer comme
lors de sa recherche dans les archives florentins pour son étude
sur L’art du portrait : "les voix des défunts retentissent
encore dans des centaines de documents d’archive déchiffrés
[...] la piété de l’historien peut restituer le timbre de
ces voix inaudibles, s’il ne récule pas devant l’effort de reconstituer
le lien naturel entre la parole et l’image" [22, p. 106]. Il craint
l’empoisonnement et les influences électriques et pense que la clinique
possède des équipements raffinés déstinés
à permettre l’élimination des hommes. Se livre à une
activité effrénée de cérémoniaux pathologiques
théorisés dans des "obsessions symbolico-superstitieuses
bizarres". Il "fait beaucoup de vacarme, crie, lance des appels,
se parle à lui même à voix haute, en partie dans un
galimatias
de néologismes stéréotypés" [6]. Il a peur
des pogroms et se plaint de la "politique de catastrophes" de ses
médecins. H. Embden est surpris par le style pathologique de A.
Warburg qui saute d’un sujet à l’autre, montrant par la fugacité
et la volatilité de ses idées qu’elles ne sont pas prises
au sérieux et qu’aucun dire ne semble définitif. "Warburg,
vous n’y croyez tout de même pas vraiment?", lui demandent perplexes
ses médecins. Après l’été de 1920, il est tranféré
à Iéna dans la clinique d’Otto Binswanger où quelques
années auparavant l’internement de Friedrich Nietzsche ne se solde
pas par un succès. Hans Berger, pionnier de l’ondulation imaginaire
du cerveau connue comme électroencéphalographie, demande
son transfert chez L. Binswanger (8) car il est convaincu
que le patient est atteint d’un délire de préjudice pré-sénile
avec un pronostic "absolument défavorable".
Bellevue
en désordre
Les quelques élements
biographiques que possède L. Binswanger lui sont fournies par H.
Embden : un fort attachement à sa mère, des idées
obsessionnelles infantiles à caractère sexuel, une forte
opposition à son père autour des rituels alimentaires traditionnels.
Il évoque ses rituels complexes comprenant l’utilisation des cahiers
à spirale, de crayons de couleurs, etc. Il a la réputation
d’être un coureur de femmes et aussi d’avoir des intuitions justes,
dans la politique ou les affaires. A son arrivée à Bellevue
en avril 1921, il faut employer la force pour qu’il remette les clefs de
sa valise. Se moque de la "clique binswangérienne" [6] à
laquelle il prépare une forte opposition : Kurt, Ludwig, et l’oncle
Otto Binswanger. Selon les premières observations, le tableau demeure
identique : "grande gueule" [10], ses paroles inintelligibles résonnent
dans toute la clinique. L’usage de la voix semble illimité : il
hurle, il emploie parfois trois voix différentes, utilise des néologismes
dont l’inspiration lui viendrait d’un Arabe et se gausse d’imiter les phonés
animales. D’autres fois, il croit qu’on imite la voix des autres, et se
méprend sur l’identité de ses interlocuteurs. Il ne cesse
pas d’écrire dans son journal et se promène les poches pleines
de petits bouts de papier où il enferme ses idées de peur
qu’on les lui vole. Celles qu’il verse dans son journal fuyent aussi :
remplit près de 25.000 pages d’écriture graphorrhéique
qui dérivent dans une schizographie, avant de devenir simples lignes
ondulantes occupant tout l’espace de la feuille [8].
A la clinique
[6], A. Warburg se débat avec les multiples survivances de Ninfa.
Ces imagos inquiétantes se voient attribuer à son égard
une jouissance maléfique ou dominatrice, toujours érotique
et souvent obscène, à laquelle il réagit avec autant
de violence que cela lui semble nécessaire : "Petit Warburg,
si cette maudite bête de Satan d’infirmière ne te protège
pas, tu es perdu!". Ce comportement devient un leit-motiv à
Bellevue, dont seule Mme Binswanger semble partiellement épargnée.
L’agression de son infirmière ne semble pas l’apaiser et, pendant
qu’il craint l’élimination des Juifs, il solliloque : "Frieda
(9),
meichirix [...] cette charogne supérieure, ma mère, où
est-elle passée"? Tout comme Ninfa, l’ensemble de sa recherche
historique se retrouve pêle mêle dans le tourbillon de ses
propos. Délire, witz, ironie, métaphore, semblent
mijoter inextricablement dans une "soupe d’anguilles" [13], selon
la métaphore culinaire avec laquelle il désigne son style
de recherche. D’ailleurs, la questions des rites alimentaires devient à
Bellevue celle des rixes alimentaires. Il se dispute et invective les cuisinières,
faits qu’il consigne dans ses lettres [6]. Mme Höfer, cuisinière
à Bellevue, semble avoir retenu sa colère. Il se plaint que
les plats ne sont pas préparés dans des bons recipients,
que lorsqu’il mange des cerises il mange sa descendance, réclame
du pain azyme. Le choux frisé qu’on lui sert est la cervelle de
son frère, la viande est la chair de sa famille. Dans cette accusation
de "sarcophage" résonnent de façon néologique ceux
où il rencontre Ninfa et la ménade. Il mange ses enfants
tel Saturne, sinistre Dieu de la Mélancolie. Aussi, il dénonce
qu’on lui donne à boire du sang comme une survivance des lointaines
diatribes antisémites de son Luther bienaîmé. Sous
le regard d’un portrait de F. Nietzsche malade, il parle aux papillons
de nuit dans ce que ses médecins appellent "un culte" avec les petites
bêtes qui ont une âme. C’est aussi une confession faite à
sa Psyché : "Petit papillon, le professeur te remercie de pouvoir
bavarder avec toi, puis-je te dire toute ma douleur, pense un peu petit
papillon, le dix-huit novembre 1918 j’ai eu si peur pour ma famille que
j’ai pris mon revolver et que j’ai voulu la tuer, et moi avec" [6].
Son implication subjective dans la politique de son époque trouve
une continuité dans ses propos autour du thème du soupçon
universel. Il est persuadé que dans une fête aux alentours
de Bellevue on entonne des chansons parodiques adréssées
à lui, sous l’impulsion d’une clique antisémite. Par souci
de calme, L. Binswanger et sa famille lui cachent que son fils est aussi
hospitalisé à Bellevue térrorisé par sa déchéance,
et que vient d’être assassiné Walter Rathenau, proche de la
famille et ministre des Affaires étrangères de Weimar [7].
La
fugue diagnostique
Mais, au milieu
de tout son vacarme, A. Warburg est capable de commenter de manière
brillante une conférence de L. Binswanger sur la phénoménologie,
de recevoir Ernst Cassirer ou Hans Prinzhorn venus discuter d’art avec
lui, ou de se rendre aux lieux d’art d’alentours en compagnie de Mme Binswanger.
Les formes cliniques que A. Warburg produit sont autant multiples que déroutantes
aux yeux de l’équipe de Bellevue, comme témoigne une certaine
désorientation diagnostique [6]. A son arrivée, il est consigné
: dem.[entia] pr.[aecox] L. Binswanger corrige dans le style
du Burghölzli : schizophrénie. S. Freud veut savoir
si cet homme aux travaux subtils pourra continuer son travail [11]. L.
Binswanger lui fait savoir qu’il n’espère aucun retablissement quo
ante de la psychose et qu’il ne croit pas à la reprise des recherches.
Il songe à le faire venir, mais la famille décide la consultation
du moins nietzschéen des psychiatres, Emil Kraepelin, qui en février
1922, après une consultation qui laisse un mauvais souvenir à
A. Warburg, consigne dans un laconique rapport teinté d’ironie vis-à-vis
de ses prédécesseurs : "Diagnostic : état mixte
maniaco-dépressif, avec un pronostic tout à fait favorable.
Son départ de la clinique est pour le moment exclu, parce qu’il
s’agit d’un cas aigu et que cela ne ferait que ralentir le processus de
guérison" [6]. L. Binswanger est stupéfait (10).
La
rituel de la conférence
Il est difficile
de préciser de quelle manière cela intervient dans le cours
des événements. Le fait est qu’animé par son assistant
Fritz Saxl, A. Warburg se lance dans une conférence sur un rituel
qu’il observe chez les indiens Pueblo d’Arizona, lors d’un voyage en Amérique
en 1895. Un "remède de la science" afin que "le flux"
de ses idées ne le conduise pas dans une impasse. C’est un travail
"d’autolibération par le souvenir de mes tentatives d’éclaircissement
en matière de psychologie de la Renaissance" qu’il considère
comme "la confession d’un schizoïde (incurable), versée
aux dossiers des médecins de l’âme". Deux ans après
son arrivée à Bellevue, la conférence a lieu devant
un auditoire où se trouvent par une étrange coïncidence
l’icône des Etudes sur l’hystérie Bertha Pappenheim
(Anna O.), le danseur Vladimir Nijinsky et le peintre expressioniste Ernst
Kirchner, camarades d’infortune. A. Warburg retrace sa rencontre avec les
indiens de l’Arizona, représentants à ses yeux d’une survivance
du paganisme antique : "Athènes et Oraïbi, rien que des
cousins". Il redécouvre dans la coïncidence entre la forme
serpentine et la représentation de l’éclair le symbole "peut-être
universel du cosmos". A Oraïbi, il est saisi par une scène
qui le hante jusqu’à Bellevue : le rituel du serpent. La "forme
serpentine", qui survit dans ses travaux comme "la forme pathéthique
universelle", rentre en scène de manière singulière
qui n’est pas sans rappeller la danse des bacchantes d’Euripide : "un
indien, visage peint et tatoué, une peau de renard attachée
dans le dos, saisit le serpent et le prend dans la bouche [...]. Dès
que tous les serpents ont étés portés pendant un certain
temps au son des claquettes [...] les danseurs les emportent à la
vitesse de l’éclair dans la plaine, où ils disparaissent"
[21]. Dans cette "causalité dansée", il voit l’avatar
universel du sujet civilisé : muer une angoisse sans nom et sans
image dans les noms et images de l’angoisse. A. Warburg, qui conçoit
en quelque sorte sa performance comme une répétition du rituel,
réussit partiellement. Malgré l’aura qui entoure cette conférence
(11),
il faudra encore plus d’un an d’hospitalisation avec le tumulte habituel
avant qu’il ne quitte Bellevue en 1924, après trois ans de soins
chez les Binswanger et six années de désarroi frénétique,
et la conception d’une "nouvelle méthode" de travail.
FUITE
DE L’IMAGINAIRE
Traces
warburgiennes
Lorsque Max Warburg
demande en 1934 à L. Binswanger que peut-il y avoir d’intéressant
dans ses archives en vue de la publication d’une biographie d’Aby, on note
quelque embarras dans sa réponse : "Je me suis moi-même
souvent démandé à plusieurs reprises s’il y aurait
quelque intérêt biographique à voir le psychiatre prendre
une fois la parole sur la maladie de votre frère, vu qu’on trouve
[...] des transitions tout à fait intéressantes de ses vues
scientifiques à des idées détachées et délirantes"
[6, p. 35]. A. Warburg lui-même l’a déjà mis dans l’embarras
exigeant qu’il se prononce sur la "validité thérapeutique"
de sa conférence et sur l’esquisse d’"une nouvelle méthode,
réellement féconde" pour laquelle il revendique aussi
une "valeur psychiatrique". C’est peut-être l’indice que l’ouvrage
qu’il publie en 1932, Sur la fuite des idées, est imprégné
du style d’A. Warburg. La vignette clinique qui ouvre le livre ressemble
à son portrait : il s’agit d’une lettre intempestive qu’un patient
de Bellevue adresse à la cuisinière, dans laquelle autant
le style d’écriture que le contenu rappellent son journal et ses
rixes avec Mme Höfer (12). Au-delà de l’anecdote,
l’on peut s’apercevoir que les célèbres analyses sur la fuite
des idées ordonnées sont à l’image de son épreuve
psychique, de sa nouvelle méthode et des deux instruments
essentiels qu’il crée à sa sortie de Bellevue : l’Atlas Mnémosyne
et la Bibliothèque.
Arrêtons
nous un instant sur cet ouvrage remarquable. Le vocabulaire utilisé
par L. Binswanger dans Sur la fuite des idées illustre l’influence
que les idées de F. Nietzsche impriment dans certains courants de
la psychiatrie germanophone les descriptions de cette maladie de la modernité,
entre volonté de puissance et éternel retour du même.
Une maladie par ailleurs si proche de l’économie politique que A.
Warburg connaît de si près, faite de cycles, expansions, crises
et dépressions. L’ouvrage réfute les conceptions mécanicistes
qui ne voient dans la fuite des idées qu’une accélération
ou un désordre de la pensée, et soutient qu’il s’agit d’une
forme
de vie à part entière. La clé de lecture est donnée
par la citation d’une référence commune avec son patient,
la Phénoménologie de l’esprit de Hegel : "L’individu
est ce qu’est le monde en tant que sien" [5, 14]. Cette position cherche
à rendre caduque toute déscription de la fuite des idées
qui ne tienne pas compte du monde de signification qui l’ordonne. C’est
ce qui introduit un écart entre l’humeur trourné vers
la machinerie biologique et l’affect ouvert au monde. Dans le vocabulaire
heideggerien de L. Binswanger, l’affect (stimmung) ne veut pas dire
autre chose que "l’être disponible" [5] ; l’être disponible
au monde qui est le sien, ce qui fonde une circularité herméneutique
qui seule permet d’interpréter l’essence existentielle de la manie.
Pour décrire le monde propre à la manie, L. Binswanger se
sert de paradigmes communs à son son patient : un paradigme chorégraphique
(la danse comme existence du corps jouissive et sans finalité),
un paradigme festif (mode d’être optimiste dans une jouissance
illimitée), et un paradigme esthéthique d’une hybris
totalisante (la pure joie comme une existence où temps et horizon
sont illimités). Pour le sujet de la fuite des idées, le
monde d’autrui, le Mit-Welt, constitue une expérience absolue
du "se trouver disposé [...] au milieu de l’étant
en son ensemble" [5], où le contact intime avec l’événement
de monde devient quelque chose d’excessif. Et le propre de la fuite des
idées, c’est que dans ce monde, rien n’est définitif. La
problématique
et le souci (le sorgen heidéggérien) sont aux
antipodes, capables d’écraser l’homme jusqu’à la mélancolie.
Existence
et problématique sont les deux côtés de la réalité,
dans laquelle l’art et la culture occuppent un espace mixte, d’essence
esthétique mais traversés par une finalité problématique.
Comme il s’en charge de le préciser, chez L. Binswanger ces deux
pôles ne constituent qu’un "cas-limite". En réalité,
toute fuite des idées contient toujours déjà un ordre
qui la rend impure, mixte. Ceci est encore vrai pour la fuite désordonnée
des idées, où l’on retrouve un ordre qui n’est plus celui
du sens mais celui de la jouissance sonore du mot. Ce qui revient à
dire qu’une pure existence sans problématique n’existe pas : l’opposition
renferme soit une problématique prise trop à la légère,
soit une joie existentielle troublée moralement. Le fait décisif
du monde de l’homme maniaco-dépressif n’est pas dans cette bipolarité,
mais qu’il est un monde toujours déjà traversé par
la contradiction. L’homme maniaco-dépressif est "l’homme qui
voit et a le monde divisé dans son fondement le plus profond"
[5]. Pour L. Binswanger, entre béatitude naïve et laisser tomber,
l’homme maniaco-dépressif n’apprend rien de nouveau sur "l’homme",
mais montre dans sa forme spectaculaire, comme celle de A. Warburg, "ce
qu’est l’homme". Et, alors que le "sain d’esprit" se débrouille
entre les deux pôles dans une perpétuelle spirale, l’homme
maniaco-dépressif est celui "qui tourne en rond" [5].
La
méthode : la pause ordonnée
Son intuition
a vite fait comprendre à A. Warburg qu’il se trouve devant une solution
inédite : sa méthode. G. Agamben précise en quoi la
science
sans nom est originale et utile à l’historien d’art : alors
que les disciplines philologiques et historiques sont nécessairement
prises dans un cercle herméneutique et tournent en rond, celle d’A.
Warburg le rompt pour produire une "spirale hermeneutique" [1],
qui d’un premier plan situé au niveau de l’iconographie et de l’histoire
de l’art (celui de la valeur esthétique de W. Benjamin) déborde
ensuite sur un deuxième plan plus vaste de l’histoire de la culture
(celui de sa valeur cultuelle), pour enfin extraire une implication subjective
(le déclin de l’aura de l’ère technique), un diagnostic
de la schizé de l’homme occidental entre ses deux pôles,
celui de la pratique magico-religieuse et celui de la contemplation mathématique.
Fort de sa méthode nouvelle, A. Warburg se lance au montage des
deux instruments de recherche qui lui donent corps : l’Atlas Mnémosyne
et la bibliothèque de l’Institut Warburg pour la science de la
culture. Le principe qui les régit est analogue à celui
décrit par L. Binswanger : fuite ordonnée des images dans
l’Atlas, et fuite ordonée des théories dans la Bibliothèque
[7]. L’Atlas Mnémosyne ne comporte pas de texte mais des
milliers des photographies des sujets iconologiques de la recherche de
A. Warburg, accrochées sur des toiles noires, dans lesquelles Ninfa
garde une place d’exception. Il permet de se mouvoir dans le monde des
images comme le fait le sujet de la fuite des idées de L. Binswanger
: par sauts, par la proximité et la largeur de vue, par le dé-loignement
du monde. Une cinquantaine de planches numérotées permettent
des combinaisons interchangeables : "rien de définitif" [5].
A. Warburg appelle "iconologie de l’intervalle", le savoir qui en
résulte, un savoir ouvert, fuyant et illimité qui porte sur
des tensions, anachronismes et contradictions. L’Atlas se place dans la
grande salle ovale de sa bilbiothèque, dans une configuration qui
fait ressurgir selon Philippe-Alain Michaud [18] la place d’Oraïbi
où se déroule le rituel du serpent. Dans les étages,
plusieurs spirales herméneutiques s’ordonnent selon la fuite du
principe
du bon voisin, métaphore de la contiguïté métonymique
: la réponse à la question que l’on cherche ne se trouve
pas dans l’ouvrage que l’on prend, mais dans celui qui se trouve à
côté. Chaque progrès dans la pensée, conduit
à réordonner les livres, transformant le savoir déposé
dans plus de 30.000 volumes en organisme vivant dansant selon des nouvelles
causalités.
Dans ces dispositifs
à traiter la parole écrite et l’image, l’effet maniaque ne
manque pas de se faire sentir. La solution de A. Warburg rejoint les remarques
W. Benjamin sur l’image, celles de G. Agamben sur Ninfa, mais aussi et
surtout la solution singulière que les aliénistes et psychiatres
ont découvert à l’œuvre chez leurs patients maniaco-dépressifs
: une pause - plus ou moins longue selon les sujets -, dans une
dialectique de la jouisance à la dérive. Il s’agit de trouver
la parade pour limiter, le temps d’un arrêt, la fuite de la jouissance
illimitée, "une oscillation sans résolution entre une
aliénation et nouvel événement de sens" [2, p.
30]. Contrairement à la pure dérive où "le sujet
n’est plus lesté" [17], ils supposent un sujet particulier au
centre du dispositif : le sujet psycho-historien. C’est à
dire, à la fois A. Warburg génie d’exception, mais aussi
A. Warburg everyman [7], le représentant de monsieur tout-le-monde.
Et c’est ce qui lui permet de réussir là où ses deux
prédécesseurs ont échoué ; il est le tertium
datum entre deux célèbres "sysmographes très
sensibles" de son époque, F. Nietzsche et J. Burckhardt : "Nous
devons apprendre à [les] voir comme des capteurs d’ondes mnémoniques
et comprendre qu’ils prirent conscience du monde de deux façons
fondamentalment différentes" [18]. J. Burckhardt est le nécromant
qui évoque les spectres historiques et les maîtrise dans une
contemplation mélancolique en construisant sa tour d’observation
à l’écart du monde. F. Nietzsche est le type d’ancien prophète,
le porteur du thyrse qui oblige tout le monde à le suivre mais succombe
à l’appel. Dans une note écrite peu avant sa mort, A. Warburg
fixe la nouveauté de sa position : "Souvent, il me vient à
l’esprit que, en tant que psychohistorien, je cherche à établir
la schizophrénie de la civilisation occidentale à partir
de ses images par un réflexe autobiographique : la nymphe extatique
(maniaque) d’un côté, et le dieu fluvial mélancolique
(dépressif) de l’autre" [1].
Warburg
redux
Redux est
l’expression latine - équivalente du plus contemporain reloaded
-,
avec laquelle A. Warburg désigne sa nouvelle situation subjective
[7]. Un "revenant" qui élabore dans les cinq années
qui suivent Bellevue une "histoire des fantômes pour personnes
adultes". Selon ses proches, il devient une formidable "fontaine
à paroles", producteur d’innombrables aphorismes dans lesquels
il essaye de fixer des idées, toujours fuyantes. A son apogée,
il lui reste le temps d’écrire un essai novateur sur Déjeuner
sur l’herbe de Manet [13], ouvrant une nouvelle ligne de fuite pour
Ninfa qui laisse tomber son drappé dans les haillons des rues de
Paris, selon le regard benjaminien de G. Didi-Huberman [9]. En 1929 à
Rome, ce sujet si profondément engagé dans son temps a l’occasion
d’assister à un événement unique à ses yeux
qui rend aussi réél l’objet de sa recherche que jadis le
rituel du serpent : Mussolini et le Pape proclament la réconciliation
de l’Italie et l’Eglise catholique. Il disparaît pendant des heures
et rejoint peu avant minuit sa famille qui l’attend avec angoisse : "Vous
savez que tout au long de mon existence je me suis intéressé
à la renaissance du paganisme et aux fêtes païennes.
Aujourd’hui j’ai eu la chance unique d’assister à la repaganisation
de Rome et vous me le reprochez" [13]. Chaque époque a la renaissance
de l’Antiquité qu’elle mérite... Peu avant la catastrophe
qu’il a prophétisé à Bellevue, il fait entendre une
dernière fois sa voix tonitruante d’autrefois : "Mary!" ou "Aby!",
les versions divergent [6]. A moins qu’il ne s’agisse simplement que du
denier cri. Dans son journal, on lit une brève ligne de prière
pour l’arbre de son jardin, qui après une mort apparente a laissé
pousser quelques bourgeons. De quoi donner raison une nouvelle fois à
G. Agamben qui peut y voir un nouvel signe de la grandeur de ce sujet engagé
dans les questions de son monde, "dont les idiosyncrasies, mais aussi
les remèdes trouvés pour les maîtriser, correspondent
aux besoins secrets de l’esprit du temps" [1].
BIBLIOGRAPHIE:
1) AGAMBEN Giorgio,
A propos de la science sans nom d’Aby Warburg (1975), in La Puissance
de la pensée, Essais et conférences, Paris : Bibliothèque
Rivages, 2006.
2) AGAMBEN Giorgio,
Ninfe,
Torino : Bollati Borlinghieri, 2007.
3) BENJAMIN, Walter,
"L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique"
(1939), in Œuvres III, Paris : Gallimard, Folio Essais, 2000.
4) BENJAMIN Walter,
Paris,
Capitale du XIXème siècle, Le livre des passages (1927-1934),
Paris : Editions du Cerf, 2006.
5) BINSWANGER
Ludwig, Sur la Fuite des idées (1933), Collection Krisis,
Grenoble : Jérôme Millon, 2000.
6) BINSWANGER
Ludwig, WARBURG Aby, La Guérison infinie, Paris : Bibliothèque
Rivages, 2007.
7) CHERNOW Ron,
The
Warburgs. The Twentieth-century odyssey of a remarquable jewish family,
New York : Vintage Books, 1994.
8) DIDI-HUBERMAN
Georges, L’image survivante, Histoire de l’art et temps des fantômes
selon Aby Warburg, Paris : Les Editions de Minuit, 2002.
9) DIDI-HUBERMAN
Georges, Ninfa moderna, Paris : Gallimard, 2002.
10) EY Henri,
Etude N° 20 Manie, Etudes psychiatriques, Tome III, Vol I, Perpignan
: Crehey, 2006.
11) FREUD Sigmund,
BINSWANGER Ludwig, Correspondance. 1908-1938, Paris : Calmann-Lévy,
1995.
12) GADAMER Hans-Georg,
Nietzsche
l’antipode, Paris : Editions Allia, 2000.
13) GOMBRICH Ernst,
Aby
Warburg. Una biografia intelletuale (1970), Le Comete, Milano : Feltrinelli,
2003.
14) HEGEL Georg
Wilhelm Friedrich, Phénoménologie de l’esprit (1807),
Tome I, Paris : Gallimard, Folio Essais, 1993, p. 300.
15) LACAN Jacques,
R.S.I.,
séminaire inédit 1974/1975.
16) LACAN Jacques,
Le
Séminaire Livre XX, Encore..., Paris : Seuil, 1973.
17) LACAN Jacques,
Le
Séminaire Livre X, L’angoisse, Paris : Seuil, 2004.
18) MICHAUD Philippe-Alain,
Aby
Warburg et l’image en mouvement, Paris : Macula, 1998.
19) NIETZSCHE
Friedrich, La naissance de la tragédie (1872), Paris : Gallimard,
Folio Essais, 2007.
20) SANTNER Eric,
My
own private Germany, Daniel Paul Schreber’s secret history of modernity,
New Jersey : Princeton University Press, 1996.
21) WARBURG Aby,
Le
Rituel du serpent, Récit d’un voyage en pays Pueblo (1923),
Paris : Macula, 2003.
22) WARBURG Aby,
Essais
florentins, Paris : Kliencksieck, 1990.
__________________________
Autres textes
El
goce ilimitado de la Ninfa
Warburg
avec Binswanger
Angustia
biopolítica
L'anxiété
morbide Etude bioplitique de Henri Ey
Giorgio
Agamben et la mélancolie : philosophie de la clinique
Ey
et Lacan : la folie entre corps et esprit
Le
capitaliste fou
Transformations
délirantes ou le pousse à la femme
_______________________________
Notes
1 Selon G. Didi-Huberman
les Nymphes sont des divinités sans pouvoir institutionnel "mais
irrandiantes d’une véritable puissance à fasciner, à
bouleverser l’âme [...] belles apparitions drapées
[...]marchant dans le vent, toujours émouvantes, pas toujours très
sages, presque toujours érotiques, inquiétantes quelquefois"
[9].
2 Sensible aussi à
la jouissance pastoute d’une image drappée répondant aux
critères de A. Warburg, Jacques Lacan conseille tout simplement
aux auditeurs de son séminaire : "Vous n’avez qu’aller regarder
à Rome la statue du Bernin" [16].
3 J. Lacan le note, il
n’y a pas d’effet de sens "sans ondulation imaginaire" [15, Leçon
du 11 février 1975].
4 Le pathosfomel
est chez A. Warburg un symbole hybride de forme imaginaire et de matière
jouissante. Sa structure conflictuelle le distingue de l’eïdos
husserlien qui se rapproche de l’Idée pure, ou de l’archétype
junguien, toujours égal à lui-même. L’expression pathosformel,
formule de pathos, désigne l’aspect stéréotypé
et répétitif du motif imaginaire. Sa vie posthume
requiert une opération, dont l’agent est le sujet affecté
par l’image d’art : il lui revient de cueillir un "potentiel" déjà
présent dans les images.
5 "Une image, [...]
est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair
pour former une constellation. En d’autre termes : l’image est la dialectique
à l’arrêt" [4, p. 479].
6 La notion d’engramme
qu’il emprunte aux travaux sur le système nerveux central, métaphorisent
la cristallisation d’une expérience émotive déposée
dans la mémoire sociale des images [1].
7 A. Warburg conserve
la bipolarité du terme : daimon oscille entre une force intérieure
et inconsciente et une puissance émanant du réel, qu’elle
soit destrucrice ou créatrice. L Binswanger, pour qui une certaine
sécularisation de la notion s’est produite dans le terme psychose,
y voit la possibilité existentielle de vivre en un seul monde le
passé, le futur et le présent [5, pp. 298-304].
8 "Cette maison de
cure sur le lac de Constance où des malades mentaux plutôt
choyés, de familles riches, étaient traités de manière
attentive et coûteuse et où les infirmieres avaient la délicatesse
des sages femmes", Joseph Roth, La Marche de Radetzky (cité
dans [6]).
9 L’infirmière
Frieda Hecht l’accompagne depuis Iéna. Elle est licenciée
en 1922 par la famille Warburg et L. Binswanger après un intrigue
complexe dans laquelle une note érotique semble avoir eu sa part.
Le même nom et prénom figurent dans la liste des disparus
à Sobibor.
10 "Personnellement,
je me suis progressivement dégagé d’un diagnostic de schizophrénie
très large à la suite de quelques consultations particulièrement
impressionnantes avec Kraepelin" [5, p. 136]. Il partage ainsi avec
A. Warburg l’idée que le choix du style diagnostic est un choix
éthique, mais aussi son étonnemment lorsque celui-ci qualifie
de "tout à fait incroyable" le pronostic posé par
E. Kraepelin [6].
11 Ron Chernow finit
de dissiper le mythe d’une guérison fantastique, signalant jusqu’à
quel point beaucoup d’inconvenances ont substisté pendant les dernières
années de sa vie.
12 L’on doit prendre
en compte que la nécessaire anonymisation des observations cliniques
publiées, a peut-être métamorphosé l’auteur
de la lettre en une femme. Le motif de la rixe est un usage indiscriminé
des récipients de cuisine.