EY
ET LACAN : LA FOLIE ENTRE CORPS ET ESPRIT
Eduardo Mahieu
En 1946 à Bonneval, lors des
journées consacrées à la « Psychogenèse
des psychoses et des névroses », commence un débat
entre Henri Ey et Jacques Lacan à propos des rapports entre folie
et liberté. Lacan lance une phrase destinée à la célébrité
:
"L'être de l'homme, non seulement
ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être
de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme limite de la liberté"
[16, p. 41].
Plus tard J. Lacan dit que seul le fou
« est l'homme libre » [21] et H. Ey fait de la folie
« la pathologie de la liberté ». Mais, presque
trente ans après ces journées, H. Ey revient à cette
même phrase pour évoquer « un rare mais commun accord
[avec] J. Lacan » [8].
C’est par cet échange que nous
approchons le thème proposé par le programme : de l'âme
corps au corps esprit. Les organisateurs ont bien voulu inscrire dans
le titre du programme un glissement possible du corps, entre l’âme
et l’esprit. Nous allons tenter de faire apparaître dans nos commentaires
des échanges entre H. Ey et J. Lacan les différentes implications
du corps, ainsi que les différents corps impliqués, tout
au long d’une série d’équivalences signifiantes par lesquelles
le corps va se métamorphoser et devenir objet, surface, limite,
conscience. Du côté de l’âme, notre parti pris est d’affirmer
que d’autres signifiants - la conscience, le sujet, la liberté -
viennent occuper sa place. Ces métamorphoses se laissent représenter
par l’image du ruban de Moëbius, entrelaçant dans ses faces
le corps et l’esprit, et ayant comme bords la liberté et la folie,
une sorte de matrice sans cesse mise en question où insiste le multiséculaire
débat entre liberté et nécessité, entre le
corps et l’esprit.
Des signifiants
vides
Des signifiants vides, selon
E. Laclau [23], ce sont des signifiants qui occupent une place centrale
dans les discours politiques, mais qui manquent justement de contenu. Ce
vide laisse jeu à une lutte proprement politique entre signifiants
particuliers, qui cherchent à occuper avec leur contenu cette place.
Nous allons voir des signifiants particuliers – à priori peu homogènes
– conscience, psychogenèse, spontanéité,
objet,
tégument,
sujet,
etc., établir une chaîne d’équivalences, devenir synonymes,
se renverser et venir occuper l’une ou l’autre place vide et instituer
ce jeu politique où ils se confrontent.
Le « commun accord »
dont parle H. Ey est celui d’utiliser ces signifiants, de placer leur discussion
au sein des réflexions historiques et philosophiques sur la folie,
de confronter leurs théorisations et leurs pratiques au cœur de
ce très vieux problème. Mais, lorsqu’il s’agit de doter ces
signifiants d’un contenu particulier, nous les voyons donner des sens contradictoires
aux mêmes termes. Ce que nous allons tenter d’éclairer ce
sont les différentes conceptions anthropologiques sur lesquelles
ils bâtissent leurs arguments. A cet égard, leurs conceptions
sont radicalement opposées. Leur débat, qui va durer plus
de trente ans, s’illustre autour de la liberté et de sa
fonction. En tant que signifiant vide, liberté, cette
notion « spécifiquement philosophique », selon
l'expression de M. Heidegger [14], n'a évidemment pas de contenu
concret en soi. Par convention, on sépare d’un côté
les connotations juridiques, socio-politiques et économiques de
la question du libre arbitre ou la liberté métaphysique de
l'homme qui est celle qui est en jeu dans ce débat.
La discussion entre H. Ey et J. Lacan
permet de confronter deux conceptions anthropologiques. D'un côté,
une idée de l'homme dans laquelle celui-ci reçoit de lui-même
ses déterminations essentielles ; de l'autre côté,
celle pour qui l'homme reçoit ces mêmes déterminations
essentielles de l'extérieur. Dans ces termes se définit,
d’une part, l'opposition entre l’humanisme philosophique défini
comme le mouvement qui se déploie en Europe au XVIème siècle
constituant une nouvelle anthropologie qui fait émerger l’individu
en tant que catégorie philosophique [2], et d’autre part,
une conception qui affirme l’excentration du sujet qui s’inscrit
dans une généalogie qui va du zoon politikon [35]
d’Aristote à l'individu social du matérialisme historique,
et qui trouve dans l’œuvre de J. Lacan « un supplément,
qui n'est pas moins matérialiste » [22]. L’enjeu est celui
de trancher sur une conception matérialiste ou idéaliste
de l’homme, de sa conscience et de sa liberté. Ce sont ces conceptions
anthropologiques qui dans le contexte idéologique du XXème
siècle donnent lieu à la querelle de l’humanisme,
animée en France par Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Louis Althusser,
etc., et dans le champ psychiatrique et psychanalytique principalement
par H. Ey et J. Lacan.
L'HUMANISME
PHILOSOPHIQUE DE HENRI EY
La pensée de H. Ey s'enracine
fermement dans l'humanisme, qu’il définit comme une «
poussée
des forces vives qui fait de chaque individu l'auteur de son monde
» [9], héritière à la fois de la conception
chrétienne de l'homme et du matérialisme médical.
C’est l’horizon d’énonciation de sa réflexion : l’individu
doté d’un corps qui doit « devenir conscient comme […]
développement sui-generis de sa structuration biologique »
[13]. H. Ey n'hésite pas à qualifier cette anthropologie
de « révolution anticopernicienne » [10, p. 15],
puisqu'elle met l'individu au centre de tout. Il fait sienne cette citation
du biologiste Ludwig von Bertalanffy, qui énonce le problème
de façon condensée et précise : « L'Homme
n'est pas seulement un animal politique, il est d'abord et avant tout un
individu » [7]. Elle affirme la perspective d’une primauté
du corps de l’individu en tant que centre d’un processus.
Chez H. Ey, cette perspective dessine une direction qui conduit de l’organisme
biologique à la conscience, entendue comme sa liberté. Le
projet de son oeuvre est de situer la psychiatrie par rapport à
cette vision anthropologique.
Psychogenèse
et organogenèse
Un des opérateurs de cette chaîne
d’équivalences est la notion de psychogenèse. Car,
dans le débat entre psychogenèse et organogenèse (dont
un des sens possibles est celui de la genèse par le corps) dans
la folie, contrairement à ce que l'on suppose, c'est H. Ey qui conserve
cette notion alors que J. Lacan l'abandonne considérant la question
« périmée » 1. H. Ey
se réfère explicitement à l’œuvre de Kant pour faire
rejoindre dans la notion de psychogenèse les notions de volonté,
d'autonomie, et en dernière instance de liberté
2. Déjà avant les journées de
1946, il précise de quelle manière la liberté doit
être comprise comme psychogenèse émergeant de
la conscience, et se constitue ainsi en dernière instance le champ
de la normalité. Elle implique nécessairement comme son contraire
à la folie, qui est définie comme un des termes du «
binôme automatisme-liberté », et attribue sa
place à la psychiatrie : « Sans la notion de liberté,
celles connexes de folie ou de Psychiatrie n'ont pas de sens »
[3]. A Bonneval en 1946, il précise le rôle décisif
de la notion de psychogenèse, en tant que limite de la folie
:
« C'est précisément
parce que nous donnons son plein sens à la notion de psychogenèse
que nous la refusons à titre de condition déterminante, à
l'objet même de la science psychiatrique. Par contre, toute position
métaphysique négatrice de la liberté […] lui ôtent
toute signification » [5, p. 205] 3.
Le corps et la folie
Le corps vient s’insérer dans
le problème de manière ambiguë : si le corps de l’individu
est au centre du devenir conscient, il peut aussi sous certaines conditions
se constituer en sa limite:
« Si un acte, une idée,
une croyance sont normaux, cela ne veut pas dire autre chose que ceci qu'ils
sont psychogénétiques et s'ils sont anormaux c'est justement
parce qu'ils sont la conséquence des altérations que son
substratum organique inflige à la pensée » [5,
p. 14],
Ce corps qui apparaît ici en tant
que substratum organique, non seulement représente la limite
de la liberté mais il est aussi le nécessaire de la
folie. H. Ey montre par-là son attachement à une certaine
tradition médicale. C’est un sujet d’opposition avec son ami J.
Lacan, non seulement en ce qui concerne la folie, mais aussi la liberté.
J. Lacan lui dresse le reproche de ne rapporter la genèse du trouble
mental « à rien d'autre qu'au jeu des appareils constituants
dans l'étendue intérieure au tégument du corps
» [16, p. 24]. Mais, cette étendue intérieure
dénoncée par J. Lacan convient parfaitement à H. Ey,
qui reprend largement à son compte dans ses dernières élaborations
cette bordure métaphorique constituée par le tégument
du corps [7]. Ce corps tégumentaire, le corps nu paraphrasant
les notions que développe Giorgio Agamben, c’est le seuil en deçà
duquel on devient fou, mais aussi la limite d’un au-delà lorsqu’il
devient « corps psychique » en s’affranchissant de ses
limites matérielles. Ce corps spécial, développé
tardivement par H. Ey, sorte de corps esprit, n’est à ses
dires ni un autre ni le même que celui occupant la place assignée
par le tégument, mais « un Corps qui est essentiellement
un être de temps, de devenir, tendant par son autoconstruction à
sa propre finitude » [8, p. 227]. Cette métamorphose du
corps n’est pas le seul endroit où l’on rencontre cette difficulté
de la pensée de H. Ey par laquelle un même signifiant se transforme
en un autre, ou si l’on reprend l’idée du ruban de Moëbius,
où en parcourant une face l’on se retrouve subitement de l’autre
côté.
La conscience
Une transformation analogue se produit
à propos de la conscience, notion centrale de sa pensée.
Dans son ouvrage La Conscience de 1968, la liberté de l’homme
apparaît comme l'aboutissement d'un processus par lequel «
l’être
conscient se présente à nous comme un "devenir conscient"
» [5, p. 32]. Il s’agit pour lui de donner sens à
la différence entre une conscience aux soubassements neurophysiologiques,
donc un phénomène du corps, avec celle qu’elle devient par
son histoire, le point d’affranchissement de sa dimension matérielle
: l’accession à la moralité, le lieu du choix et de la liberté
spirituelle. Ce processus par lequel « l'ontologie est le déroulement
de l'ontogenèse », se rapproche par certains aspects de
la conscience en devenir de S. Kierkegaard, mais il s’en éloigne
dans la mesure où H. Ey le rattache à l'évolutionnisme
des structures du système nerveux central du neurologue anglais
Huglings Jackson, autre point de rupture irréconciliable avec J.
Lacan 4. Cependant, sur ce point H. Ey va maintenir une
double référence à H. Jackson et à Henri Bergson
[5, p. 203] dont la notion d’évolution créatrice n’est
pas forcément neurologique. Car la question en jeu est bien une
question éthique : assumer la responsabilité de sa
liberté individuelle. Comme il affirme dans un texte tardif :
« Bien entendu, cela signifie
qu'accéder à la moralité c'est non pas se conformer
nécessairement à un bien idéal prescrit par la "morale
de la société", c'est-à-dire ses mœurs, mais c'est
essentiellement être libre et responsable d'un choix individuel,
quel que soit le contenu de l'impératif collectif […] c'est assumer
sa propre responsabilité. Il n'y a pas de morale sans autodétermination,
sans autonomie de la volonté, sans libre arbitre, sans personne,
c'est-à-dire sans ce que tous ces synonymes désignent pour
être la structure anthropologique, l'ontologie de l'être humain
» [10].
Cette éthique, la responsabilité
de fonder sa propre Weltanschauung, est possible pour lui seulement
chez l’homme sain : la maladie mentale constitue son empêchement.
Il s’en déduit que l’objet de la psychiatrie ne peut être
autre que la « Pathologie de la liberté ».
L’organisation
hiérarchique
« Aucune psychologie ni aucune
psychopathologie ne sont possibles si elles ne s'ordonnent pas par rapport
à une idée fondamentale : celle de l'organisation de l'organisme
psychique » [6].
La liberté de la conscience est
au sommet d’une « organisation hiérarchisée
» : en « haut » d'une « flèche
téléologique » qui part du corps et qui conduit
à la conscience, se trouve le lieu où l’individu devient
« la personne » et s'affranchit de ses déterminations
matérielles. Cette « organisation architectonique »
affirme la subordination de l'inconscient à la conscience et implique
la notion de cause finale :
« Qui pourrait, qui oserait
prétendre que l'idée d'une organisation, c'est-à-dire
d'une hiérarchie ordonnée de moyens vers une fin ne définit
pas l'organisme en général et l'organisme psychologique en
particulier ? » [6].
Nous retrouvons encore une fois une transformation
: du corps biologique en tant que moyen, au corps psychique en tant
que fin, intronisant ainsi la liberté comme la cause finale
du procès. L’organisme devient un être conscient « libre
de se déterminer par la connaissance de ses propres fins
»
[6, p. 12]. Et cette hiérarchie établit une relation spécifique
entre inconscient et folie : « Le champ de la psychiatrie étant
celui de la pathologie de la liberté, il est naturellement circonscrit
par la notion même d'un déterminisme inconscient qui se définit
lui-même en se distinguant, plus ou moins mais nécessairement,
de la sphère des actes et pensées libres qui caractérisent
la "norme" de l'Homme » [8]. La folie de l’inconscient
devient ainsi le contraire nécessaire de la liberté de l’homme
sain.
Le projet poursuivi inlassablement par
H. Ey est de penser la psychiatrie de manière cohérente et
rigoureuse au sein de la philosophie humaniste. Cette affiliation de l’organodynamisme
à l’essence de l’humanisme est la brèche qui le sépare
de J. Lacan et des courants de pensée pour qui cette idée
d’individu libre et maître est plutôt source de méconnaissance5.
Cette idée clairement énoncée par Spinoza, et qui
passe par Hegel et son rapport dialectique entre liberté et nécessité6,
laisse exister une marge : le laisser être ce qui est de M.
Heidegger, qui devient avec J. Lacan avec une «
marge de liberté
» qui fait que le sujet « consent » ou «
rejette
» la « cause matérielle » déterminante
[24].
LACAN
ET L'EXCENTRATION DU SUJET
La notion de liberté ne joue
pas le même rôle dans l'organodynamisme que dans l'œuvre de
J. Lacan. Il porte plus son attention sur la notion d’éthique,
dont on peut se demander quelle est l’articulation précise avec
celle de liberté [26]. Ses propos à ce sujet varient selon
le contexte dans lequel il l’aborde. En 1946 devant H. Ey à Bonneval,
la liberté occupe dans son rapport une place importante qui se cristallise
dans la célèbre phrase que nous citons. Mais dans le séminaire
de 1956 sur Les psychoses, il précise sa critique sur le
« discours de la liberté » : bien qu’il soit
« essentiel à l'homme moderne en tant que structuré
par une certaine conception de son autonomie », il est de «
caractère
fondamentalement partiel et partial, inexplicitable, parcellaire, différencié
et profondément délirant » [17, p. 165]. Par la
suite, en 1964 il l’évoque en tant que « fantôme
», pour enfin dans les années soixante-dix affirmer n'avoir
jamais parlé de liberté...
Dès ses premiers travaux, le
jeune Lacan se place sous l'autorité de Spinoza, pour qui «
les
hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de
leurs actions et ignorant des causes par lesquelles ils sont déterminés
» [28]. Avec sa Thèse J. Lacan veut prendre ses distances
avec le mécanicisme dominant dans la psychiatrie de l’époque
affirmant la « liberté [qui] assurent à notre
thèse les positions modernes du matérialisme, particulièrement
celles du matérialisme historique » [15]. Spinoza, Marx
et Freud soupçonnent fortement un noyau de méconnaissance
dans la croyance à une certaine idée de la liberté
individuelle : « la forme dans laquelle nous coulons nos idées
révèle souvent un sens plus profond, dont nous ne nous rendons
pas compte nous-mêmes » [11], dit S. Freud. La notion de
liberté telle que l'entend H. Ey dans le sillage kantien est contredite
dans les références de J. Lacan.
Le centre excentré
Les oscillations que nous signalons
à propos des positions de Lacan résident dans la distinction
qu’il fait entre deux versants de l’idée de liberté. D’un
côté, un sens affirmatif : l’autonomie du moi, la conscience
comme tour de contrôle de l’être. Sur ce versant, elle
est pour J. Lacan un « idéal » qui méconnaît
ses déterminations essentielles et conduit à la folie. De
l’autre côté, il est possible de distinguer tout au long de
son oeuvre un sens de la liberté que l’on doit comprendre comme
négativité,
marge
et non centre, et dont nous allons tenter plus loin d’en préciser
la fonction. Dans l’horizon anthropologique de J. Lacan, l'homme reçoit
ses déterminations essentielles de l'extérieur, du signifiant,
de l’Autre. Cette excentration de l'essence est référée
à l’œuvre de S. Freud dans laquelle il voit une révolution
de la connaissance à la mesure du nom de Copernic : « par
elle le centre véritable de l'être humain n'est plus désormais
au même endroit que lui assignait toute une tradition humaniste
» [20, p. 401]. Le nom de Copernic devient ainsi le centre des deux
révolutions
anthropologiques qui s’opposent. Chez J. Lacan, ce n’est point le corps
de l’individu qui est premier mais la relation à l’autre qui est
inéliminable de la position du sujet : « la "nature" de
l'homme est sa relation à l'homme » [20, p. 88].
Le corps imaginaire
devient conscience
Dans le stade du miroir, le corps en
tant qu’image est constitué par l’altérité. Il devient
conscience sur un tout autre registre que celui de H. Ey : l’image du corps,
celle du miroir ou celle de l’autre, fournit en tant que forme la
matrice du moi, qui est au centre de ce que J. Lacan appelle l’aliénation
imaginaire. Cette nature imaginaire du moi, aliénée car
celle de l’autre et inversée car celle du miroir, se méconnaît
elle-même, et se perd dans une illusion d'autonomie. L’image du corps
devient une statue qui marque une certaine mortification de la vie par
la gestalt. Cette façon de concevoir le moi fait réagir
H. Ey : « Le Moi est pour Lacan sans réalité, comme
s'il n'était que l'objet d'une illusion, d'une folie. Inutile de
souligner que nous nous situons à l'antipode de cette position
» [6, p. 317]. Non seulement il y a une inversion topique, mais aussi
temporelle : loin d’atteindre la liberté comme le résultat
d’un processus de développement de l’ontogenèse, la nature
aliénée du moi est toujours-déjà là,
ce qu'illustre la pensée profondément anti-évolutionniste
de J. Lacan.
Il s’ensuit logiquement que la fonction
de synthèse de la conscience se renverse, comme il le rappelle
à son ami :
« Quelqu'un de mes meilleurs
amis, très proche de moi, bien sûr dans la psychiatrie, lui
a redonné sa meilleure touche - discours de la synthèse,
discours de la conscience qui maîtrise. […] C'est à lui que
je répondais dans certains propos que j'ai tenus il y a un bout
de temps sur la causalité psychique […] - Comment pourrait-on appréhender
toute cette activité psychique autrement que comme un rêve
[…] ? » [19].
De la conscience au rêve, on mesure
à quel point des rapports essentiels à H. Ey sont renversés
par J. Lacan : « Lacan […] entend précisément ôter
de l'Inconscient et de la psychanalyse le mythe d'un "dessous" qui se perdrait
dans la biologie par la substitution d'un "à côté"
qui se perd, lui, dans la sociologie » [6, p. 464]. Alors que
pour H. Ey c’est l’inconscient qui se perd dans le corps, l’inconscient
structuré comme un langage lui est extérieur. Cet inconscient
ne correspond plus au sous-sol de la tradition romantique dont la
conscience s’extrait en se tirant par les cheveux comme le Baron de Munchausen.
La folie de la
liberté
Il est naturel qu’une telle divergence
sur la vérité de l’homme conduise à des visions
opposées sur la folie : en 1946, pour H. Ey la folie est la négation
de la liberté ; pour J. Lacan l’homme est fou de sa liberté.
C’est une « identification idéale » qui précipite
le sujet dans la folie, et cet idéal c’est sa liberté. Elle
apparaît comme une « séduction de l’être
» [16] à laquelle succombe le sujet lorsqu’il s’identifie
à elle sans médiation.
J. Lacan se réfère à
la formule de la folie de Hegel : le fou se croît autre qu’il n’est,
et il proteste. Il reprend le cas Aimée de sa Thèse
pour montrer en quoi l’acte délirant de sa patiente révèle
la
loi du cœur hégélienne, celle par quoi le fou méconnaît
que le désordre du monde qu’il cherche à frapper est la propre
image virtuelle et renversée de son « être actuel
». Le « risque de la folie » se mesure ainsi à
l’« attrait » de ces identifications idéales
qui « représentent pour le sujet sa liberté
». Ce qui s’illustre mieux dans la folie peu ordinaire des personnages
célèbres qui succombent à leur folie de présomption.
Et dans ces cas, il affirme qu’un « corps de fer » peut
y conduire plus sûrement qu’un corps défaillant. Cette «
discordance entre la réalité et l’idéal »,
loin d’être réductible à la contingence d’une fragilité
limitée par le tégument du corps, est une « faille
virtuelle dans l’essence de l’homme » 7. La
causalité essentielle de la folie est rejetée dans une «
insondable
décision de l’être » qui « comprend ou
méconnaît » ce piège du destin qui, selon
la formule antique est prescrit au sujet : « Deviens ce que tu
es » [16].
L’éthique
de la causalité
C’est par le biais de la causalité
en question que l’opposition s’approfondit. Pour J. Lacan, l'homme normal
loin d’être libre est « assujetti » au signifiant. Le
corps
nu prend sa forme et s’humanise dans la socialité, et, contrairement
au déroulement de l’ontogenèse humaniste, J. Lacan accentue
« la détermination que l'animal humain reçoit de
l'ordre symbolique » [20, p. 46]. A «
l'autoconstruction
du moi » (Ey) s’oppose le « Nul sujet ne peut être
cause de soi » (Lacan) [20, p. 841]. Dans les termes d’Aristote,
J. Lacan affirme comme essentiel « l'aspect de la cause matérielle
[qui] est proprement la forme d'incidence du signifiant » [20,
p. 875], alors que pour H. Ey l’essence se trouve dans l’organisme
librement déterminé par sa cause finale. L'impératif
éthique est alors non de choisir librement, mais de consentir :
« Cette cause, c'est ce que recouvre le soll Ich, le dois-je
de la formule freudienne, qui […] fait jaillir le paradoxe d'un impératif
qui me presse d'assumer ma propre causalité » [20, p.
865], et la liberté se réduit à un « choix forcé
».
Le corps et le reste
Un changement dans le statut du corps
[25] va permettre à J. Lacan une nouvelle formulation de la fonction
de la liberté dans la folie, pour lui donner une ligne d’argumentation
permettant d’aborder la folie des hommes ordinaires. Le corps imaginaire
du stade du miroir est un corps sans organes, tégument ou surface,
qui se laisse totalement prendre par l’imaginaire ou le signifiant. A partir
du séminaire sur L’angoisse (1963), avec l’élaboration
de la notion d’objet a, le corps apparaît comme un organisme
vivant duquel un objet doit se séparer pour que se produise
la subjectivation. De cette monade primitive (le corps de
jouissance), doit se séparer un reste non résorbable
dans le signifiant, un reste libidinal coupé de l’imaginaire : l’objet
(a) « cause du désir » ; et cet objet est impliqué
dans la constitution du sujet de l’inconscient [25]. Avec la métamorphose
du corps imaginaire en corps pulsionnel, dont le reste devient
le noyau du sujet, J. Lacan trouve alors une nouvelle formulation
de la liberté du psychotique, qu’il vient présenter à
Sainte Anne en 1969 dans les cours du mercredi de H. Ey :
« le "a" est toujours demandé
à l'Autre. C'est la vraie nature du lien qui existe [pour] cet être
que nous appelons normé. […] Les hommes libres, les vrais, ce sont
précisément les fous. Il n'y a pas de demande du petit a,
son petit a il le tient, c'est ce qu'il appelle ses voix […]. Le fou est
véritablement l'être libre. […] Disons qu'il a sa cause dans
sa poche, c'est pour ça qu'il est fou » [21], il devient
causa
sui, sa propre cause. 8
L’Autre est toujours là pour médiatiser
la relation avec cet objet. Lorsqu’il n’y a pas cette aliénation
constituante par l’Autre, lorsque le sujet a son objet (a) dans
la poche, il est écarté du lien social. L’hallucination
succède à l’identification idéale de 1946, non plus
comme folie extraordinaire de présomption, mais comme une expérience
bien plus proche de la psychose la plus banale.
La négativité
de la liberté
La question de la liberté se
noue une nouvelle fois avec celle de la folie. Cela témoigne de
la persistance tout au long de l’œuvre de Lacan de cette idée en
négatif de la liberté, d’une marge étroite de liberté
pour le sujet. Lorsqu’il s’en remet à une « insondable
décision de l’être » en 1946, il est proche de la
vague existentialiste et phénoménologique : le sujet agent
de la décision est un sujet qui décide du sens, un
des noms de la liberté [24]. Après ses élaborations
sur l’objet a, se produit un certain renversement : le sens est décidé
(determiné) par l’Autre. L’aliénation constitutive du
sujet est traitée avec la figure de la dialectique de la conscience
de Hegel, celle du Maître et de l’esclave en lutte pour la reconnaissance,
et elle s’énonce « la liberté ou la vie »
[18, chap. XIV]. Et là, le choix de l'aliénation est un choix
forcé. Ce n’est plus le sens à donner, le sens à
décider, mais un choix entre le consentement au sens de l’Autre
ou la persévération dans l’être coupé
du sens, dont la pétrification de la psychose devient son exemple.
Le fou est celui qui rejette
- première traduction de verwerfung, plus tard forclusion
– le vel (choix) de l’aliénation. Au sein des élaborations
structuralistes les plus déterministes, J. Lacan conserve une frange
d'humanisme indispensable pour soutenir l'efficace de la psychanalyse et
qui subsiste dans des expressions telles comme décision,
responsabilité de la position subjective, choix, etc.
C’est là aussi que persiste une marge d’accord avec H. Ey : celle
de réserver une place au signifiant vide, mais précieux,
de liberté. Cependant, cela n’efface pas l’opposition : à
la différence de H. Ey pour qui seul le sujet normal est capable
de choix, la négativité de la liberté chez J. Lacan,
la « marge de liberté » 9 de
consentir ou refuser, d'être responsable de sa position subjective,
est supposée aux psychotiques et aux névrosés. Un
reste de liberté au sein de la contrainte signifiante, quelque
chose qui échappe au déterminisme absolu, mais qui n'est
pas un lieu d'initiative ou de spontanéité : « ce
n'est rien qui modifie quelque chose d'existant. La liberté définie
par rapport à l'être, au fond, c'est ce qui consent »
[24], le sein-lassen, le laisser-être
heideggerien,
une liberté qui n’est pas une causalité finale. Et la liberté
subsiste tant chez le sujet psychotique comme la possibilité du
rejet des déterminations essentielles du lien social, du non-assujettissement
à l'ordre symbolique, que chez l’homme normal comme la possibilité
de consentir à l’ouverture à l’être et aux autres.
Pour l’un et l’autre, il s’agit de « devenir ce que l’on est
», advenir selon l’impératif freudien : « wo es war,
soll ich werden ».
POUR
CONCLURE
A travers les échanges entre
H. Ey et J. Lacan, nous espérons avoir esquissé des trajets
de pensée qui permettent de mettre au travail les métamorphoses
de
l’âme-corps au corps-esprit, sans rien céder sur les fondements,
et autrement que dans la clôture dualiste où le plus souvent
la pensée s’arrête. Que cela se produise autour des «
conceptions de la folie et pratiques de la psychiatrie », nous rappelle
que dans ces trajets se joue pour les hommes la question de leur liberté
et cellle de leur folie.
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BIBLIOGRAPHIE
1) BALIBAR (E.)
L’invention de la conscience, Présentation et commentaire de Locke
(J.), Identité et différence, Editions du Seuil, 1998.
2) Encyclopédie
Philosophique Universelle, Les Notions Philosophiques, Tome I, Presses
Universitaires de France, 1990.
3) EY (H.), Esquisse
du Plan de l'Histoire Naturelle de la Folie, Imprimerie Vendéenne
de La Roche Sur Yon, VIIIème partie, 1942, hors commerce, publié
dans L’Information Psychiatrique 75, 5, 1999, pp. 476-488.
4) EY (H.), Le
Problème de la Psychogenèse des névroses et des psychoses,
Desclée de Brouwer, 1950.
5) EY (H.), La
Conscience, Desclée de Brouwer, (1963), 3ème
édition, 1983, p. 32.
6) EY (H.), Ontologie
du corps psychique, Totus Homo, 3 (3): 91-94 - 1971.
7) EY (H.), Des
Idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en Psychiatrie,
Privat, 1975, p. 210.
8) EY (H.), La
psychose et les psychotiques, L'Evolution Psychiatrique, XL, I,
1975, p. 100.
9) EY (H.), La
naissance de la Psychiatrie, Actualités Psychiatriques, N°
5, 1977, p. 17.
10) EY (H.), La
notion de "Maladie Morale" et de "Traitement moral" dans la psychiatrie
française et allemande au début du XIXème siècle,
Perspectives
Psychiatriques, 1978, I, N° 65, p. 35.
11) FREUD (S.),
Psychopathologie
de la vie quotidienne, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 239.
12) FREUD (S.),
Malaise
dans la civilisation, Presses Universitaires de France, 1971, p. 45.
13) GARRABE (J.),
Intervention au Séminaire de Psychiatrie B, décembre 1997,
Service du Dr Trémine, C. H. G. R. Ballanger, Aulnay-sous-bois.
14) HEIDEGGER
(M.), De l'essence de la liberté humaine, Editions Gallimard,
1982, p. 227.
15) LACAN (J.),
De
la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité,
Point Essais, 1975, p. 309.
16) LACAN (J.),
Propos sur la causalité psychique, in Le Problème de la
Psychogenèse des Névroses et des Psychoses, Desclée
de Brouwer, 1950.
17)LACAN (J.),
Le
Séminaire Livre III, Les Psychoses, Editions du Seuil, 1981,
p. 165.
18) LACAN (J.),
Le
Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la
psychanalyse, Editions du Seuil, 1973.
19) LACAN (J.),
Le
Séminaire Livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Editions
du Seuil, 1991, pp. 79-80.
20) LACAN (J.),
Ecrits,
Editions du Seuil, 1966
21) LACAN (J.),
Petit Discours aux Psychiatres, Conférence au Cercle d'Etudes dirigé
par H. Ey, 1969, inédit.
22) LACAN (J.),
Petit discours à l'O.R.T.F., Ornicar?, Oct-Déc. 1985,
N° 35, p. 10.
23) LACLAU (E.),
La
Guerre des identités. Grammaire de l’émancipation, La
Découverte/M.A.U.S.S., Paris, 2000.
24) MILLER (J.
A.), Cause et Consentement, Séminaire de 1988, Université
Paris VIII, inédit.
25) MILLER (J.A.),
Introduction à l’angoisse, Revue de La Cause freudienne,
N°58, 2004, pp. 61-100.
26) MISRAHI (R.),
Qu'est-ce
que la liberté?, Armand Colin, Paris, 1998.
27) SAUVAGNAT
(F.), La liberté du psychotique, in Autonomie et Automatisme
dans la Psychose, sous la direction d'Henri Grivois, Masson, 1992,
p. 137.
28) SPINOZA (B.),
L'Ethique,
Folio Essais, Editions Gallimard, 1954, p. 186.
___________________________________________
NOTES
1) «
[Quelqu'un]
me demandait si je croyais que les psychoses étaient organiques
ou pas, je lui dis que cette question était complètement
périmée, qu'il y avait très longtemps que je ne faisais
pas de différence entre la psychologie et la physiologie »,
[17, p. 24], ou quand il affirme « le grand secret de la psychanalyse,
c'est qu'il n'y a pas de psychogenèse », [17, p. 15].
2) « Comme
si Kant […] n'avait, mieux que personne, fondé l'autonomie de la
volonté: la liberté » [7, p. 240].
3) Dans
le contexte idéologique de la seconde moitié du XXème
siècle, esprit, et a fortiori âme, ne sont pas
bien reçus dans les milieux scientifiques. Sven Follin et Lucien
Bonafé, parties prenantes dans ce colloque, lui font remarquer la
parenté de ses conceptions avec celles des psychiatres psychistes
allemands (Heinroth, Ideler) pour qui le terme de maladie est inapplicable
à l’âme, et ils ironisent sur un signifiant refoulé
chez Ey : celui d’« âme inaltérable »...
[4].
4) «
Méfiez-vous
du registre de la pensée qui s'appelle évolutionnisme […]
Une évolution qui s'oblige à déduire d'un processus
continu le mouvement ascendant qui aboutit au sommet de la conscience,
implique forcément que cette conscience et cette pensée étaient
à l'origine », Jacques Lacan, Le Séminaire Livre
VII, L'éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, pp. 252-253.
5) E.
Balibar montre que le conflit entre les tenants de la conscience
en tant que « reconnaissance de soi de l’âme »,
et ceux pour qui elle est une « fonction de méconnaissance
ou de méprise », remonte aux origines mêmes de «
l’invention
européenne de la conscience » [1, p. 31].
6) «
La
liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que
la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus
le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée,
plus grande est la nécessité qui détermine
la teneur de ce jugement » (Engels F., Anti-Dühring,
Editions Sociales, 1973, pp. 142-143).
7) H.
Ey lui reproche justement d’effacer toute limite dans la folie immanente
à la nature humaine et d’ôter ainsi toute originalité
au fait psychiatrique. C’est entendu, et une dizaine d’années plus
tard J. Lacan remplace la notion de méconnaissance
- la formule générale de la folie qu’il tient de Hegel -,
par celle de forclusion avec laquelle il conceptualise le champ
des psychoses, et non plus la folie.
8) Mais,
contrairement à l'antipsychiatrie, il n’y a pas chez J. Lacan d’éloge
de la folie. Cette « paradoxale liberté dont souffre le
psychotique de n'avoir pu s'assujettir à ce qui a pu causer le refoulement
originaire » [28], est l'objet d'un effort pour penser son traitement
possible.
9) C’est
une expression de S. Freud dans Un souvenir d'enfance de Léonard
de Vinci : "même en possession de la plus ample documentation
historique et du maniement certain de tous les mécanismes psychiques,
l'investigation psychanalytique, resterait impuissante à rendre
compte de la nécessité qui commanda à un être
de devenir ce qu'il fut et de ne devenir rien d'autre. […] Il nous faut
reconnaître ici une marge de liberté que la psychanalyse reste
impuissante à réduire" (trad. M. Bonaparte, Idées
Gallimard, 1977, pp. 147-149).