Colloque organisé par :
Centre Alexandre Koyré
Conceptions de la folie et pratiques de la psychiatrie. 
Autour de Henri Ey (1900-1977)

Ecole Normale Supérieure, Paris 14-15 sept 2006

« De l'âme corps au corps esprit. Les concepts mis en pratiques et les pratiques mises en concepts. 
Histoire croisée de la psychologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse ».
 


 
 

EY ET LACAN : LA FOLIE ENTRE CORPS ET ESPRIT
Eduardo Mahieu

En 1946 à Bonneval, lors des journées consacrées à la « Psychogenèse des psychoses et des névroses », commence un débat entre Henri Ey et Jacques Lacan à propos des rapports entre folie et liberté. Lacan lance une phrase destinée à la célébrité :

"L'être de l'homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme limite de la liberté" [16, p. 41]. Plus tard J. Lacan dit que seul le fou « est l'homme libre » [21] et H. Ey fait de la folie « la pathologie de la liberté ». Mais, presque trente ans après ces journées, H. Ey revient à cette même phrase pour évoquer « un rare mais commun accord [avec] J. Lacan » [8]. 

C’est par cet échange que nous approchons le thème proposé par le programme : de l'âme corps au corps esprit. Les organisateurs ont bien voulu inscrire dans le titre du programme un glissement possible du corps, entre l’âme et l’esprit. Nous allons tenter de faire apparaître dans nos commentaires des échanges entre H. Ey et J. Lacan les différentes implications du corps, ainsi que les différents corps impliqués, tout au long d’une série d’équivalences signifiantes par lesquelles le corps va se métamorphoser et devenir objet, surface, limite, conscience. Du côté de l’âme, notre parti pris est d’affirmer que d’autres signifiants - la conscience, le sujet, la liberté - viennent occuper sa place. Ces métamorphoses se laissent représenter par l’image du ruban de Moëbius, entrelaçant dans ses faces le corps et l’esprit, et ayant comme bords la liberté et la folie, une sorte de matrice sans cesse mise en question où insiste le multiséculaire débat entre liberté et nécessité, entre le corps et l’esprit. 

Des signifiants vides

Des signifiants vides, selon E. Laclau [23], ce sont des signifiants qui occupent une place centrale dans les discours politiques, mais qui manquent justement de contenu. Ce vide laisse jeu à une lutte proprement politique entre signifiants particuliers, qui cherchent à occuper avec leur contenu cette place. Nous allons voir des signifiants particuliers – à priori peu homogènes – conscience, psychogenèse, spontanéité, objet, tégument, sujet, etc., établir une chaîne d’équivalences, devenir synonymes, se renverser et venir occuper l’une ou l’autre place vide et instituer ce jeu politique où ils se confrontent.

Le « commun accord » dont parle H. Ey est celui d’utiliser ces signifiants, de placer leur discussion au sein des réflexions historiques et philosophiques sur la folie, de confronter leurs théorisations et leurs pratiques au cœur de ce très vieux problème. Mais, lorsqu’il s’agit de doter ces signifiants d’un contenu particulier, nous les voyons donner des sens contradictoires aux mêmes termes. Ce que nous allons tenter d’éclairer ce sont les différentes conceptions anthropologiques sur lesquelles ils bâtissent leurs arguments. A cet égard, leurs conceptions sont radicalement opposées. Leur débat, qui va durer plus de trente ans, s’illustre autour de la liberté et de sa fonction. En tant que signifiant vide, liberté, cette notion « spécifiquement philosophique », selon l'expression de M. Heidegger [14], n'a évidemment pas de contenu concret en soi. Par convention, on sépare d’un côté les connotations juridiques, socio-politiques et économiques de la question du libre arbitre ou la liberté métaphysique de l'homme qui est celle qui est en jeu dans ce débat.

La discussion entre H. Ey et J. Lacan permet de confronter deux conceptions anthropologiques. D'un côté, une idée de l'homme dans laquelle celui-ci reçoit de lui-même ses déterminations essentielles ; de l'autre côté, celle pour qui l'homme reçoit ces mêmes déterminations essentielles de l'extérieur. Dans ces termes se définit, d’une part, l'opposition entre l’humanisme philosophique défini comme le mouvement qui se déploie en Europe au XVIème siècle constituant une nouvelle anthropologie qui fait émerger l’individu en tant que catégorie philosophique [2], et d’autre part, une conception qui affirme l’excentration du sujet qui s’inscrit dans une généalogie qui va du zoon politikon [35] d’Aristote à l'individu social du matérialisme historique, et qui trouve dans l’œuvre de J. Lacan « un supplément, qui n'est pas moins matérialiste » [22]. L’enjeu est celui de trancher sur une conception matérialiste ou idéaliste de l’homme, de sa conscience et de sa liberté. Ce sont ces conceptions anthropologiques qui dans le contexte idéologique du XXème siècle donnent lieu à la querelle de l’humanisme, animée en France par Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Louis Althusser, etc., et dans le champ psychiatrique et psychanalytique principalement par H. Ey et J. Lacan. 
 

L'HUMANISME PHILOSOPHIQUE DE HENRI EY
 

La pensée de H. Ey s'enracine fermement dans l'humanisme, qu’il définit comme une « poussée des forces vives qui fait de chaque individu l'auteur de son monde » [9], héritière à la fois de la conception chrétienne de l'homme et du matérialisme médical. C’est l’horizon d’énonciation de sa réflexion : l’individu doté d’un corps qui doit « devenir conscient comme […] développement sui-generis de sa structuration biologique » [13]. H. Ey n'hésite pas à qualifier cette anthropologie de « révolution anticopernicienne » [10, p. 15], puisqu'elle met l'individu au centre de tout. Il fait sienne cette citation du biologiste Ludwig von Bertalanffy, qui énonce le problème de façon condensée et précise : « L'Homme n'est pas seulement un animal politique, il est d'abord et avant tout un individu » [7]. Elle affirme la perspective d’une primauté du corps de l’individu en tant que centre d’un processus. Chez H. Ey, cette perspective dessine une direction qui conduit de l’organisme biologique à la conscience, entendue comme sa liberté. Le projet de son oeuvre est de situer la psychiatrie par rapport à cette vision anthropologique.

Psychogenèse et organogenèse

Un des opérateurs de cette chaîne d’équivalences est la notion de psychogenèse. Car, dans le débat entre psychogenèse et organogenèse (dont un des sens possibles est celui de la genèse par le corps) dans la folie, contrairement à ce que l'on suppose, c'est H. Ey qui conserve cette notion alors que J. Lacan l'abandonne considérant la question « périmée » 1. H. Ey se réfère explicitement à l’œuvre de Kant pour faire rejoindre dans la notion de psychogenèse les notions de volonté, d'autonomie, et en dernière instance de liberté 2. Déjà avant les journées de 1946, il précise de quelle manière la liberté doit être comprise comme psychogenèse émergeant de la conscience, et se constitue ainsi en dernière instance le champ de la normalité. Elle implique nécessairement comme son contraire à la folie, qui est définie comme un des termes du « binôme automatisme-liberté », et attribue sa place à la psychiatrie : « Sans la notion de liberté, celles connexes de folie ou de Psychiatrie n'ont pas de sens » [3]. A Bonneval en 1946, il précise le rôle décisif de la notion de psychogenèse, en tant que limite de la folie : 

« C'est précisément parce que nous donnons son plein sens à la notion de psychogenèse que nous la refusons à titre de condition déterminante, à l'objet même de la science psychiatrique. Par contre, toute position métaphysique négatrice de la liberté […] lui ôtent toute signification » [5, p. 205] 3. Le corps et la folie

Le corps vient s’insérer dans le problème de manière ambiguë : si le corps de l’individu est au centre du devenir conscient, il peut aussi sous certaines conditions se constituer en sa limite:

« Si un acte, une idée, une croyance sont normaux, cela ne veut pas dire autre chose que ceci qu'ils sont psychogénétiques et s'ils sont anormaux c'est justement parce qu'ils sont la conséquence des altérations que son substratum organique inflige à la pensée » [5, p. 14],  Ce corps qui apparaît ici en tant que substratum organique, non seulement représente la limite de la liberté mais il est aussi le nécessaire de la folie. H. Ey montre par-là son attachement à une certaine tradition médicale. C’est un sujet d’opposition avec son ami J. Lacan, non seulement en ce qui concerne la folie, mais aussi la liberté. J. Lacan lui dresse le reproche de ne rapporter la genèse du trouble mental « à rien d'autre qu'au jeu des appareils constituants dans l'étendue intérieure au tégument du corps » [16, p. 24]. Mais, cette étendue intérieure dénoncée par J. Lacan convient parfaitement à H. Ey, qui reprend largement à son compte dans ses dernières élaborations cette bordure métaphorique constituée par le tégument du corps [7]. Ce corps tégumentaire, le corps nu paraphrasant les notions que développe Giorgio Agamben, c’est le seuil en deçà duquel on devient fou, mais aussi la limite d’un au-delà lorsqu’il devient « corps psychique » en s’affranchissant de ses limites matérielles. Ce corps spécial, développé tardivement par H. Ey, sorte de corps esprit, n’est à ses dires ni un autre ni le même que celui occupant la place assignée par le tégument, mais « un Corps qui est essentiellement un être de temps, de devenir, tendant par son autoconstruction à sa propre finitude » [8, p. 227]. Cette métamorphose du corps n’est pas le seul endroit où l’on rencontre cette difficulté de la pensée de H. Ey par laquelle un même signifiant se transforme en un autre, ou si l’on reprend l’idée du ruban de Moëbius, où en parcourant une face l’on se retrouve subitement de l’autre côté.
La conscience

Une transformation analogue se produit à propos de la conscience, notion centrale de sa pensée. Dans son ouvrage La Conscience de 1968, la liberté de l’homme apparaît comme l'aboutissement d'un processus par lequel « l’être conscient se présente à nous comme un "devenir conscient" » [5, p. 32]. Il s’agit pour lui de donner sens à la différence entre une conscience aux soubassements neurophysiologiques, donc un phénomène du corps, avec celle qu’elle devient par son histoire, le point d’affranchissement de sa dimension matérielle : l’accession à la moralité, le lieu du choix et de la liberté spirituelle. Ce processus par lequel « l'ontologie est le déroulement de l'ontogenèse », se rapproche par certains aspects de la conscience en devenir de S. Kierkegaard, mais il s’en éloigne dans la mesure où H. Ey le rattache à l'évolutionnisme des structures du système nerveux central du neurologue anglais Huglings Jackson, autre point de rupture irréconciliable avec J. Lacan 4. Cependant, sur ce point H. Ey va maintenir une double référence à H. Jackson et à Henri Bergson [5, p. 203] dont la notion d’évolution créatrice n’est pas forcément neurologique. Car la question en jeu est bien une question éthique : assumer la responsabilité de sa liberté individuelle. Comme il affirme dans un texte tardif :

« Bien entendu, cela signifie qu'accéder à la moralité c'est non pas se conformer nécessairement à un bien idéal prescrit par la "morale de la société", c'est-à-dire ses mœurs, mais c'est essentiellement être libre et responsable d'un choix individuel, quel que soit le contenu de l'impératif collectif […] c'est assumer sa propre responsabilité. Il n'y a pas de morale sans autodétermination, sans autonomie de la volonté, sans libre arbitre, sans personne, c'est-à-dire sans ce que tous ces synonymes désignent pour être la structure anthropologique, l'ontologie de l'être humain » [10]. Cette éthique, la responsabilité de fonder sa propre Weltanschauung, est possible pour lui seulement chez l’homme sain : la maladie mentale constitue son empêchement. Il s’en déduit que l’objet de la psychiatrie ne peut être autre que la « Pathologie de la liberté ».

L’organisation hiérarchique

« Aucune psychologie ni aucune psychopathologie ne sont possibles si elles ne s'ordonnent pas par rapport à une idée fondamentale : celle de l'organisation de l'organisme psychique » [6]. La liberté de la conscience est au sommet d’une « organisation hiérarchisée » : en « haut » d'une « flèche téléologique » qui part du corps et qui conduit à la conscience, se trouve le lieu où l’individu devient « la personne » et s'affranchit de ses déterminations matérielles. Cette « organisation architectonique » affirme la subordination de l'inconscient à la conscience et implique la notion de cause finale : « Qui pourrait, qui oserait prétendre que l'idée d'une organisation, c'est-à-dire d'une hiérarchie ordonnée de moyens vers une fin ne définit pas l'organisme en général et l'organisme psychologique en particulier ? » [6]. Nous retrouvons encore une fois une transformation : du corps biologique en tant que moyen, au corps psychique en tant que fin, intronisant ainsi la liberté comme la cause finale du procès. L’organisme devient un être conscient « libre de se déterminer par la connaissance de ses propres fins » [6, p. 12]. Et cette hiérarchie établit une relation spécifique entre inconscient et folie : « Le champ de la psychiatrie étant celui de la pathologie de la liberté, il est naturellement circonscrit par la notion même d'un déterminisme inconscient qui se définit lui-même en se distinguant, plus ou moins mais nécessairement, de la sphère des actes et pensées libres qui caractérisent la "norme" de l'Homme » [8]. La folie de l’inconscient devient ainsi le contraire nécessaire de la liberté de l’homme sain.

Le projet poursuivi inlassablement par H. Ey est de penser la psychiatrie de manière cohérente et rigoureuse au sein de la philosophie humaniste. Cette affiliation de l’organodynamisme à l’essence de l’humanisme est la brèche qui le sépare de J. Lacan et des courants de pensée pour qui cette idée d’individu libre et maître est plutôt source de méconnaissance5. Cette idée clairement énoncée par Spinoza, et qui passe par Hegel et son rapport dialectique entre liberté et nécessité6, laisse exister une marge : le laisser être ce qui est de M. Heidegger, qui devient avec J. Lacan avec une « marge de liberté » qui fait que le sujet « consent » ou « rejette » la « cause matérielle » déterminante [24].
 

LACAN ET L'EXCENTRATION DU SUJET
 

La notion de liberté ne joue pas le même rôle dans l'organodynamisme que dans l'œuvre de J. Lacan. Il porte plus son attention sur la notion d’éthique, dont on peut se demander quelle est l’articulation précise avec celle de liberté [26]. Ses propos à ce sujet varient selon le contexte dans lequel il l’aborde. En 1946 devant H. Ey à Bonneval, la liberté occupe dans son rapport une place importante qui se cristallise dans la célèbre phrase que nous citons. Mais dans le séminaire de 1956 sur Les psychoses, il précise sa critique sur le « discours de la liberté » : bien qu’il soit « essentiel à l'homme moderne en tant que structuré par une certaine conception de son autonomie », il est de « caractère fondamentalement partiel et partial, inexplicitable, parcellaire, différencié et profondément délirant » [17, p. 165]. Par la suite, en 1964 il l’évoque en tant que « fantôme », pour enfin dans les années soixante-dix affirmer n'avoir jamais parlé de liberté...

Dès ses premiers travaux, le jeune Lacan se place sous l'autorité de Spinoza, pour qui « les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorant des causes par lesquelles ils sont déterminés » [28]. Avec sa Thèse J. Lacan veut prendre ses distances avec le mécanicisme dominant dans la psychiatrie de l’époque affirmant la « liberté [qui] assurent à notre thèse les positions modernes du matérialisme, particulièrement celles du matérialisme historique » [15]. Spinoza, Marx et Freud soupçonnent fortement un noyau de méconnaissance dans la croyance à une certaine idée de la liberté individuelle : « la forme dans laquelle nous coulons nos idées révèle souvent un sens plus profond, dont nous ne nous rendons pas compte nous-mêmes » [11], dit S. Freud. La notion de liberté telle que l'entend H. Ey dans le sillage kantien est contredite dans les références de J. Lacan.

Le centre excentré

Les oscillations que nous signalons à propos des positions de Lacan résident dans la distinction qu’il fait entre deux versants de l’idée de liberté. D’un côté, un sens affirmatif : l’autonomie du moi, la conscience comme tour de contrôle de l’être. Sur ce versant, elle est pour J. Lacan un « idéal » qui méconnaît ses déterminations essentielles et conduit à la folie. De l’autre côté, il est possible de distinguer tout au long de son oeuvre un sens de la liberté que l’on doit comprendre comme négativité, marge et non centre, et dont nous allons tenter plus loin d’en préciser la fonction. Dans l’horizon anthropologique de J. Lacan, l'homme reçoit ses déterminations essentielles de l'extérieur, du signifiant, de l’Autre. Cette excentration  de l'essence est référée à l’œuvre de S. Freud dans laquelle il voit une révolution de la connaissance à la mesure du nom de Copernic : « par elle le centre véritable de l'être humain n'est plus désormais au même endroit que lui assignait toute une tradition humaniste » [20, p. 401]. Le nom de Copernic devient ainsi le centre des deux révolutions anthropologiques qui s’opposent. Chez J. Lacan, ce n’est point le corps de l’individu qui est premier mais la relation à l’autre qui est inéliminable de la position du sujet : « la "nature" de l'homme est sa relation à l'homme » [20, p. 88].

Le corps imaginaire devient conscience

Dans le stade du miroir, le corps en tant qu’image est constitué par l’altérité. Il devient conscience sur un tout autre registre que celui de H. Ey : l’image du corps, celle du miroir ou celle de l’autre, fournit en tant que forme la matrice du moi, qui est au centre de ce que J. Lacan appelle l’aliénation imaginaire. Cette nature imaginaire du moi, aliénée car celle de l’autre et inversée car celle du miroir, se méconnaît elle-même, et se perd dans une illusion d'autonomie. L’image du corps devient une statue qui marque une certaine mortification de la vie par la gestalt. Cette façon de concevoir le moi fait réagir H. Ey : « Le Moi est pour Lacan sans réalité, comme s'il n'était que l'objet d'une illusion, d'une folie. Inutile de souligner que nous nous situons à l'antipode de cette position » [6, p. 317]. Non seulement il y a une inversion topique, mais aussi temporelle : loin d’atteindre la liberté comme le résultat d’un processus de développement de l’ontogenèse, la nature aliénée du moi est toujours-déjà là, ce qu'illustre la pensée profondément anti-évolutionniste de J. Lacan. 

Il s’ensuit logiquement que la fonction de synthèse de la conscience se renverse, comme il le rappelle à son ami : 

« Quelqu'un de mes meilleurs amis, très proche de moi, bien sûr dans la psychiatrie, lui a redonné sa meilleure touche - discours de la synthèse, discours de la conscience qui maîtrise. […] C'est à lui que je répondais dans certains propos que j'ai tenus il y a un bout de temps sur la causalité psychique […] - Comment pourrait-on appréhender toute cette activité psychique autrement que comme un rêve […] ? » [19]. De la conscience au rêve, on mesure à quel point des rapports essentiels à H. Ey sont renversés par J. Lacan : « Lacan […] entend précisément ôter de l'Inconscient et de la psychanalyse le mythe d'un "dessous" qui se perdrait dans la biologie par la substitution d'un "à côté" qui se perd, lui, dans la sociologie » [6, p. 464]. Alors que pour H. Ey c’est l’inconscient qui se perd dans le corps, l’inconscient structuré comme un langage lui est extérieur. Cet inconscient ne correspond plus au sous-sol de la tradition romantique dont la conscience s’extrait en se tirant par les cheveux comme le Baron de Munchausen.

La folie de la liberté 

Il est naturel qu’une telle divergence sur la vérité de l’homme conduise à des visions opposées sur la folie : en 1946, pour H. Ey la folie est la négation de la liberté ; pour J. Lacan l’homme est fou de sa liberté. C’est une « identification idéale » qui précipite le sujet dans la folie, et cet idéal c’est sa liberté. Elle apparaît comme une « séduction de l’être » [16] à laquelle succombe le sujet lorsqu’il s’identifie à elle sans médiation.

J. Lacan se réfère à la formule de la folie de Hegel : le fou se croît autre qu’il n’est, et il proteste. Il reprend le cas Aimée de sa Thèse pour montrer en quoi l’acte délirant de sa patiente révèle la loi du cœur hégélienne, celle par quoi le fou méconnaît que le désordre du monde qu’il cherche à frapper est la propre image virtuelle et renversée de son « être actuel ». Le « risque de la folie » se mesure ainsi à l’« attrait » de ces identifications idéales qui « représentent pour le sujet sa liberté ». Ce qui s’illustre mieux dans la folie peu ordinaire des personnages célèbres qui succombent à leur folie de présomption. Et dans ces cas, il affirme qu’un « corps de fer » peut y conduire plus sûrement qu’un corps défaillant. Cette « discordance entre la réalité et l’idéal », loin d’être réductible à la contingence d’une fragilité limitée par le tégument du corps, est une « faille virtuelle dans l’essence de l’homme » 7. La causalité essentielle de la folie est rejetée dans une « insondable décision de l’être » qui « comprend ou méconnaît » ce piège du destin qui, selon la formule antique est prescrit au sujet : « Deviens ce que tu es » [16].

L’éthique de la causalité

C’est par le biais de la causalité en question que l’opposition s’approfondit. Pour J. Lacan, l'homme normal loin d’être libre est « assujetti » au signifiant. Le corps nu prend sa forme et s’humanise dans la socialité, et, contrairement au déroulement de l’ontogenèse humaniste, J. Lacan accentue « la détermination que l'animal humain reçoit de l'ordre symbolique » [20, p. 46]. A « l'autoconstruction du moi » (Ey) s’oppose le « Nul sujet ne peut être cause de soi » (Lacan) [20, p. 841]. Dans les termes d’Aristote, J. Lacan affirme comme essentiel « l'aspect de la cause matérielle [qui] est proprement la forme d'incidence du signifiant » [20, p. 875], alors que pour H. Ey l’essence se trouve dans l’organisme librement déterminé par sa cause finale. L'impératif éthique est alors non de choisir librement, mais de consentir : « Cette cause, c'est ce que recouvre le soll Ich, le dois-je de la formule freudienne, qui […] fait jaillir le paradoxe d'un impératif qui me presse d'assumer ma propre causalité » [20, p. 865], et la liberté se réduit à un « choix forcé ».

Le corps et le reste

Un changement dans le statut du corps [25] va permettre à J. Lacan une nouvelle formulation de la fonction de la liberté dans la folie, pour lui donner une ligne d’argumentation permettant d’aborder la folie des hommes ordinaires. Le corps imaginaire du stade du miroir est un corps sans organes, tégument ou surface, qui se laisse totalement prendre par l’imaginaire ou le signifiant. A partir du séminaire sur L’angoisse (1963), avec l’élaboration de la notion d’objet a, le corps apparaît comme un organisme vivant duquel un objet doit se séparer pour que se produise la subjectivation. De cette monade primitive (le corps de jouissance), doit se séparer un reste non résorbable dans le signifiant, un reste libidinal coupé de l’imaginaire : l’objet (a) « cause du désir » ; et cet objet est impliqué dans la constitution du sujet de l’inconscient [25]. Avec la métamorphose du corps imaginaire en corps pulsionnel, dont le reste devient le noyau du sujet, J. Lacan trouve alors une nouvelle formulation de la liberté du psychotique, qu’il vient présenter à Sainte Anne en 1969 dans les cours du mercredi de H. Ey :

« le "a" est toujours demandé à l'Autre. C'est la vraie nature du lien qui existe [pour] cet être que nous appelons normé. […] Les hommes libres, les vrais, ce sont précisément les fous. Il n'y a pas de demande du petit a, son petit a il le tient, c'est ce qu'il appelle ses voix […]. Le fou est véritablement l'être libre. […] Disons qu'il a sa cause dans sa poche, c'est pour ça qu'il est fou » [21], il devient causa sui, sa propre cause. 8 L’Autre est toujours là pour médiatiser la relation avec cet objet. Lorsqu’il n’y a pas cette aliénation constituante par l’Autre, lorsque le sujet a son objet (a) dans la poche, il est écarté du lien social. L’hallucination succède à l’identification idéale de 1946, non plus comme folie extraordinaire de présomption, mais comme une expérience bien plus proche de la psychose la plus banale.

La négativité de la liberté

La question de la liberté se noue une nouvelle fois avec celle de la folie. Cela témoigne de la persistance tout au long de l’œuvre de Lacan de cette idée en négatif de la liberté, d’une marge étroite de liberté pour le sujet. Lorsqu’il s’en remet à une « insondable décision de l’être » en 1946, il est proche de la vague existentialiste et phénoménologique : le sujet agent de la décision est un sujet qui décide du sens, un des noms de la liberté [24]. Après ses élaborations sur l’objet a, se produit un certain renversement : le sens est décidé (determiné) par l’Autre. L’aliénation constitutive du sujet est traitée avec la figure de la dialectique de la conscience de Hegel, celle du Maître et de l’esclave en lutte pour la reconnaissance, et elle s’énonce « la liberté ou la vie » [18, chap. XIV]. Et là, le choix de l'aliénation est un choix forcé. Ce n’est plus le sens à donner, le sens à décider, mais un choix entre le consentement au sens de l’Autre ou la persévération dans l’être coupé du sens, dont la pétrification de la psychose devient son exemple.

Le fou est celui qui rejette - première traduction de verwerfung, plus tard forclusion – le vel (choix) de l’aliénation. Au sein des élaborations structuralistes les plus déterministes, J. Lacan conserve une frange d'humanisme indispensable pour soutenir l'efficace de la psychanalyse et qui subsiste dans des expressions telles comme décision, responsabilité de la position subjective, choix, etc. C’est là aussi que persiste une marge d’accord avec H. Ey : celle de réserver une place au signifiant vide, mais précieux, de liberté. Cependant, cela n’efface pas l’opposition : à la différence de H. Ey pour qui seul le sujet normal est capable de choix, la négativité de la liberté chez J. Lacan, la « marge de liberté » 9 de consentir ou refuser, d'être responsable de sa position subjective, est supposée aux psychotiques et aux névrosés. Un reste de liberté au sein de la contrainte signifiante, quelque chose qui échappe au déterminisme absolu, mais qui n'est pas un lieu d'initiative ou de spontanéité : « ce n'est rien qui modifie quelque chose d'existant. La liberté définie par rapport à l'être, au fond, c'est ce qui consent » [24], le sein-lassen, le laisser-être heideggerien, une liberté qui n’est pas une causalité finale. Et la liberté subsiste tant chez le sujet psychotique comme la possibilité du rejet des déterminations essentielles du lien social, du non-assujettissement à l'ordre symbolique, que chez l’homme normal comme la possibilité de consentir à l’ouverture à l’être et aux autres. Pour l’un et l’autre, il s’agit de « devenir ce que l’on est », advenir selon l’impératif freudien : « wo es war, soll ich werden ». 

POUR CONCLURE

A travers les échanges entre H. Ey et J. Lacan, nous espérons avoir esquissé des trajets de pensée qui permettent de mettre au travail les métamorphoses de l’âme-corps au corps-esprit, sans rien céder sur les fondements, et autrement que dans la clôture dualiste où le plus souvent la pensée s’arrête. Que cela se produise autour des « conceptions de la folie et pratiques de la psychiatrie », nous rappelle que dans ces trajets se joue pour les hommes la question de leur liberté et cellle de leur folie.

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BIBLIOGRAPHIE

1) BALIBAR (E.) L’invention de la conscience, Présentation et commentaire de Locke (J.), Identité et différence, Editions du Seuil, 1998.

2) Encyclopédie Philosophique Universelle, Les Notions Philosophiques, Tome I, Presses Universitaires de France, 1990.

3) EY (H.), Esquisse du Plan de l'Histoire Naturelle de la Folie, Imprimerie Vendéenne de La Roche Sur Yon, VIIIème partie, 1942, hors commerce, publié dans L’Information Psychiatrique 75, 5, 1999, pp. 476-488.

4) EY (H.), Le Problème de la Psychogenèse des névroses et des psychoses, Desclée de Brouwer, 1950.

5) EY (H.), La Conscience, Desclée de Brouwer, (1963), 3ème édition, 1983, p. 32.

6) EY (H.), Ontologie du corps psychique, Totus Homo, 3 (3): 91-94 - 1971.

7) EY (H.), Des Idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en Psychiatrie, Privat, 1975, p. 210.

8) EY (H.), La psychose et les psychotiques, L'Evolution Psychiatrique, XL, I, 1975, p. 100.

9) EY (H.), La naissance de la Psychiatrie, Actualités Psychiatriques, N° 5, 1977, p. 17.

10) EY (H.), La notion de "Maladie Morale" et de "Traitement moral" dans la psychiatrie française et allemande au début du XIXème siècle, Perspectives Psychiatriques, 1978, I, N° 65, p. 35.

11) FREUD (S.), Psychopathologie de la vie quotidienne, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 239.

12) FREUD (S.), Malaise dans la civilisation, Presses Universitaires de France, 1971, p. 45.

13) GARRABE (J.), Intervention au Séminaire de Psychiatrie B, décembre 1997, Service du Dr Trémine, C. H. G. R. Ballanger, Aulnay-sous-bois.

14) HEIDEGGER (M.), De l'essence de la liberté humaine, Editions Gallimard, 1982, p. 227.

15) LACAN (J.), De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Point Essais, 1975, p. 309.

16) LACAN (J.), Propos sur la causalité psychique, in Le Problème de la Psychogenèse des Névroses et des Psychoses, Desclée de Brouwer, 1950.

17)LACAN (J.), Le Séminaire Livre III, Les Psychoses, Editions du Seuil, 1981, p. 165.

18) LACAN (J.), Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, 1973.

19) LACAN (J.), Le Séminaire Livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Editions du Seuil, 1991, pp. 79-80.

20) LACAN (J.), Ecrits, Editions du Seuil, 1966

21) LACAN (J.), Petit Discours aux Psychiatres, Conférence au Cercle d'Etudes dirigé par H. Ey, 1969, inédit.

22) LACAN (J.), Petit discours à l'O.R.T.F., Ornicar?, Oct-Déc. 1985, N° 35, p. 10.

23) LACLAU (E.), La Guerre des identités. Grammaire de l’émancipation, La Découverte/M.A.U.S.S., Paris, 2000.

24) MILLER (J. A.), Cause et Consentement, Séminaire de 1988, Université Paris VIII, inédit.

25) MILLER (J.A.), Introduction à l’angoisse, Revue de La Cause freudienne, N°58, 2004, pp. 61-100.

26) MISRAHI (R.), Qu'est-ce que la liberté?, Armand Colin, Paris, 1998.

27) SAUVAGNAT (F.), La liberté du psychotique, in Autonomie et Automatisme dans la Psychose, sous la direction d'Henri Grivois, Masson, 1992, p. 137.

28) SPINOZA (B.), L'Ethique, Folio Essais, Editions Gallimard, 1954, p. 186.

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NOTES

1) « [Quelqu'un] me demandait si je croyais que les psychoses étaient organiques ou pas, je lui dis que cette question était complètement périmée, qu'il y avait très longtemps que je ne faisais pas de différence entre la psychologie et la physiologie », [17, p. 24], ou quand il affirme « le grand secret de la psychanalyse, c'est qu'il n'y a pas de psychogenèse », [17, p. 15].

2) « Comme si Kant […] n'avait, mieux que personne, fondé l'autonomie de la volonté: la liberté » [7, p. 240].

3) Dans le contexte idéologique de la seconde moitié du XXème siècle, esprit, et a fortiori âme, ne sont pas bien reçus dans les milieux scientifiques. Sven Follin et Lucien Bonafé, parties prenantes dans ce colloque, lui font remarquer la parenté de ses conceptions avec celles des psychiatres psychistes allemands (Heinroth, Ideler) pour qui le terme de maladie est inapplicable à l’âme, et ils ironisent sur un signifiant refoulé chez Ey : celui d’« âme inaltérable »... [4].

4) « Méfiez-vous du registre de la pensée qui s'appelle évolutionnisme […] Une évolution qui s'oblige à déduire d'un processus continu le mouvement ascendant qui aboutit au sommet de la conscience, implique forcément que cette conscience et cette pensée étaient à l'origine », Jacques Lacan, Le Séminaire Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, pp. 252-253.

5) E. Balibar montre que le conflit entre les tenants de la conscience en tant que « reconnaissance de soi de l’âme », et ceux pour qui elle est une « fonction de méconnaissance ou de méprise », remonte aux origines mêmes de « l’invention européenne de la conscience » [1, p. 31].

6) « La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement » (Engels F., Anti-Dühring, Editions Sociales, 1973, pp. 142-143).

7) H. Ey lui reproche justement d’effacer toute limite dans la folie immanente à la nature humaine et d’ôter ainsi toute originalité au fait psychiatrique. C’est entendu, et une dizaine d’années plus tard J. Lacan remplace la notion de  méconnaissance - la formule générale de la folie qu’il tient de Hegel -, par celle de forclusion avec laquelle il conceptualise le champ des psychoses, et non plus la folie.

8) Mais, contrairement à l'antipsychiatrie, il n’y a pas chez J. Lacan d’éloge de la folie. Cette « paradoxale liberté dont souffre le psychotique de n'avoir pu s'assujettir à ce qui a pu causer le refoulement originaire » [28], est l'objet d'un effort pour penser son traitement possible.

9) C’est une expression de S. Freud dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci : "même en possession de la plus ample documentation historique et du maniement certain de tous les mécanismes psychiques, l'investigation psychanalytique, resterait impuissante à rendre compte de la nécessité qui commanda à un être de devenir ce qu'il fut et de ne devenir rien d'autre. […] Il nous faut reconnaître ici une marge de liberté que la psychanalyse reste impuissante à réduire" (trad. M. Bonaparte, Idées Gallimard, 1977, pp. 147-149).