TRANSFORMATIONS DELIRANTES ET POUSSE-A-LA-FEMME
Eduardo Mahieu 

Nogent sur Marne, 11 mai 2007
Service du Dr Dominique Wintrebert


 
 

Je remercie Dominique Wintrebert de m’avoir invité à discuter avec vous autour des formes et transformations dans le « pousse à la femme ». La notion aborde la problématique de la sexuation dans la psychose. Ce que le mot « sexuation » à la place de « sexualité » veut dire, c’est qu’il ne s’agit pas du comportement sexuel de nos patients, mais de la manière dont ils subjectivent le fait que les humains sont separés en deux sexes, ce qui peut bien entendu avoir des conséquences sur leur comportement sexuel. Ce n’est pas un problème nouveau, mais les personnes dont l’être-au-monde relève de ce qu’on appelle « les psychoses », apportent une réponse originale, et qui a des incidences dans le reperage clinique, diagnostique et thérapeutique.

Avant S. Freud, la question est répéré dès la naissance de la psychiatrie moderne d’une manière assez générale, mais sans que l’on se soit aperçu d’une logique propre au problème. Freud reprend en 1911 les Mémoires du Président Schreber et arrive à une formulation de la paranoïa (comprise dans un sens large) comme une projection d’un fantasme homosexuel refoulée « ce n’est pas moi qui l’aime, c’est lui » [1]. Le fait marquant du cas Schreber est qu’après avoir été internée pendant plusieurs années et passablement fou, il reprend ses esprits dès lors qu’il accepete un « devenir la femme de Dieu » : 

« Monsieur le Président du Sénat reçut aux environs de la cinquantième année de sa vie, la ferme conviction que Dieu - lequel porte du reste des traits manifestes de son père, le respectable médecin que fut le Dr. Schreber - avait pris la résolution de l'émasculer, de l'utiliser comme femme et de faire naître de lui des humains d'esprit schrébérien. [...] C'est la rébellion contre cette injustice divine, qui lui apparaissait hautement injuste et "contraire à l'ordre du monde", qui le rendit malade [...]. Le président du Sénat Schreber trouva la guérison lorsqu'il se résolut à abandonner sa résistance vis-à-vis de la castration et à se plier au rôle féminin que Dieu lui avait réservé » Freud (S.), Une névrose diabolique au XVIIè siècle, in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Folio Essais, Gallimard, 1985, p. 296-298. Nous allons voir plus tard dans quel sens il faut comprendre cette « guérison » du Président Schreber. En tout cas, Freud veut mettre en avant une valeur « autothérapeutique » du délire. D’une certaine manière, cette autothérapeutique delirante, s’apparente à une notion de l’aliénisme français attribuée à Falret : « le travail délirant », et qui se construit en France dans la deuxième moitié de 19ème siècle à travers les oeuvres de différents aliénistes, Lasègue, Foville et Magnan, qui s’attachent à observer et décrire le « délire chronique à évolution systématisé », où l’on s’aperçoit d’un effet d’apaisement une fois que le discours délirant trouve une certaine articulation.

Cette problématique constitue une part essentielle des psychoses, qu’elle soit manifeste dans la narrativité du discours délirant, dans l'imaginaire hallucinatoire ou dans l'abrupt du passage à l'acte. Le sens et la direction de ce travail délirant est le même que les aliénistes du 19ème siècle isolent dans les délires chroniques : de l'inquiétude à la persécution, et enfin à la mégalomanie. 

Le pousse-à-la-femme, une expression d'Antonin Artaud recueillie par Lacan en 1973, est la notion qui correspond à cette évolution [2]. Il s'agit en règle générale d'un délire de transformation en un autre, La femme, par un autre, et pour un autre. Lacan s’interroge en 1956 si l’on n’est pas devant: 

"un mécanisme proprement psychotique qui serait imaginaire et qui irait de la première entrevision d'une identification et d'une capture dans l'image féminine, jusqu'à l'épanouissement d'un système du monde où le sujet est complètement absorbé dans son imagination d'identification féminine" (Lacan (J). Séminaire III, Les psychoses, Seuil, 1981, p. 75).  Nous allons tenter de vous présenter les grandeurs et les limites de la notion du « pousse à la femme »

I - LA DIFFÉRENCE SEXUELLE – « IL N’Y A PAS DE RAPPORT SEXUEL »

La culture porte partout des traces de cette question de la différence sexuelle. Elle n’a pas cessé de faire parler, écrire, peindre et prier.

Dans les Métamorphoses, le poète latin Ovide évoque la querelle entre Junon et Jupiter autour de la volupté masculine et féminine. Le devin Tirésias, métamorphosé en femme pendant huit ans pour avoir interrompu l’accouplement de deux serpents, témoigne que la jouissance féminine est plus grande. Furieuse d’une telle révélation, Junon rend aveugle Tirésias. (Ovide, Métamorphoses, Gallimard, 1992). 

L’écrivain français Denys de Rougemont dans l’ouvrage L’amour et l’occident que Lacan lit pendant que se déroule le Séminaire Encore..., explore l’histoire de Tristan et Iseut, l’histoire d’amour par excellence en occident. L’ouvrage oppose Eros (l’amour fusion du Un) à Agapé (le mariage chrétien), à travers l’étude de l’amour courtois, de ses liens avec la mystique, et y decèle la survivance de la religion cathare, une véritable religion de La femme. (Rougemont (D.), L’amour et l’occident, Editions 10/18, 2001). 

G. Agamben dans Stanze revient sur la légende de Pygmallion et Le Dolce stil nuovo, cousin méridional de l’amour courtois, où il est question des considérations médiévales sur l’entrebsecar dans la formation du fantasme et la Joi d’amour, « la joie qui n’a jamais de fin ». (Agamben (G.), Stanze, Rivages, 1998). 

L’historien de la culture Aby Warburg va fonder sa célèbre « science sans nom » avec des considérations sur Ninfa et sa jouissance folle à travers les arts plastiques à la Renaissance. Ces deux notions majeures, le Nachleben et le Pathosformel y prennent naissance. (Warburg (A.), Essais florentins, Kliencksieck, 1990). 

Enfin, Michel Poizat dans L’Opéra ou le cri de l’ange s’attache à l’étude de la jouissance lyrique dans la musique et les avatars entre une jouissance illimité courrant à travers les voix des soprano, face à la lettre de la loi portée par les voix des barytons (Poizat (M.) L’Opéra ou le cri de l’ange. Essai sur la jouissance de l'amateur d'Opéra, Métaillé, 1986)

Au sein de toutes ces « formations symptomales de la culture », considérer la folie comme « un phénomène anthropologique total » (Didi-Huberman (G.), L’image survivante,Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Les Editions de Minuit, 2002) nous met dans la direction de considérer les formations symptomatiques des psychoses comme une façon originale de se situer face à cette même question.

Partons donc d’un fait de culture pour avancer dans notre discussion sur le pousse à la femme. Dans son dernier ouvrage, paru en début d’année en Italie et consacrée à la notion de « nymphe » telle qu’elle se dégage du travail de Aby Warburg, Giorgio Agamben cite brièvement Boccace. Ce poète du Dolce sitl novo italien, arrivé à la fin de sa vie dans un ouvrage moins celèbre que le Décameron, croit nécessaire d’introduire quelques précisions : contre celles qui affirment que toutes les bonnes choses sont femmes, les étoiles, les planètes, les Muses, Boccace afirme avec réalisme : 

« C’est vrai qu’elles sont toutes femmes, mais elles ne pissent pas (Egli è vero che tutte son femine, ma non pisciano » (Corbaccio) G. Agamben Ninfe, Bollati Berlinghieri, Torino, 2007). Cette brusque et surprenante limite que l’un des poètes les plus brillants du Dolce stil nuovo impose aux femmes va nous permettre d’approcher des distinctions qui peuvent s’avérer éclairantes dans la clinique psychiatrique quotidienne. Quelque chose qui nous aidera au moment de distinguer une femme de La Femme.

II - JOUISSANCE DE L’UN ET AUTRE JOUISSANCE

Commençons par dire que l’on peut avec beaucoup de profit remplacer la notion de « sens génital » que les aliénistes mettaient en série avec les autres sens, par celle qu’introuduit la psychanalyse de « satisfaction », et plus précisément cette « Autre satisfaction » avec laquelle Lacan définit la jouissance sexuelle. Dans la clinique des psychoses nous pouvons substituer tout ce que les psychiatres abordent en termes « d’hallucinations du sens génital » par une notion de « phénoménologie de la jouissance » pour faire le rapprochement du pousse à la femme avec le trésor clinique élaboré par l’aliénisme.

Pour Freud il n’y a de libido que masculine. Dans les Théories Sexuelles Infantiles, il souligne la théorie qui consiste "à attribuer à tous les êtres humains, y compris les êtres féminins, un pénis" (Freud (S.), Les Théories Sexuelles Infantiles, in La vie sexuelle, Presses Universitaires de France, 1969, p. 19). C’est ce qu’on appellera plus tard « le phallocentrisme de l’inconscient ». Mais dans sa conférence Sur la Feminité il reste sur l'"énigme de la femme", selon l'expression de Freud, dont il dit que ni l'anatomie ni la psychologie peuvent le résoudre. Was will das Weib? Lacan pour sa part, évoque que « La jouissance en tant que sexuelle, est phallique », (Lacan (J.)., Encore..., Seuil 1973, p. 14), mais une partie essentielle du Séminaire Encore... s’applique à nous expliquer que pas-toute...

Dans cette perspective, le complexe d’Oedipe désigne le processus de transformation d'une sexualité phallique, unique et identique pour les deux sexes, en deux positions subjectives différentes, hommes et femmes. (Brousse (M. H.), Les féminités: l'Autre sexe entre métaphores et suppléances, in La Lettre Mensuelle, Ecole de la Cause Freudienne, N° 112, p. 20).

Très schématiquement, nous pouvons dire que côté homme cela se résume à « avoir le phallus ». Côté femme, les choses sont un peu plus compliquées. La logique d’être l'objet du désir de l'autre, trouve son ultime développement dans « l'être tout pour l'autre ». Cet être pour l'Autre, Lacan, au fils des années, au fur et à mesure qu'a progressé son enseignement, l'a désigné avec des formules diverses. Trois d'entre elles sont bien isolables: « être le phallus », « être l'objet », « être le symptôme ». 

Mais, pour Freud et pour Lacan, la question de la jouissance féminine ne se sature pas dans ces positions féminines de l’être que nous venons de signaler. Elle n’est pas toute dans cette jouissance phallique.

« C'est justement de ceci que, de n'être pas toute, elle a, par rapport à ce que je désigne de jouissance phallique, une jouissance supplémentaire. [...] Il y a une jouissance [...] du corps, qui est [...] au-delà du phallus [...]. Il y a une jouissance à elle dont peut-être elle même ne sait rien, sinon qu'elle l'éprouve [...] Menues considérations sur la jouissance clitoridienne et sur la jouissance qu'on appelle comme on peut, l'autre justement, celle que je suis en train de vous faire aborder par la voie logique, parce que jusqu'à nouvel ordre, il n'y a pas d'autre ». Lacan (J). Le Séminaire Livre XX, Encore..., Op. cit., p. 75. III - LES FORMULES DE LA SEXUATION – LE PASTOUT DE LA FEMME

La question du « phallocentrisme de l’inconscient », et plus tard la question structuraliste de « l‘échange des femmes » dans la société, ramènent à l’ouvrage de Freud Totem et Tabou avec le mythe du Père de la Horde primitive inventé par l’anthropologue Frazer. Lacan va tenter, comme il vient de nous le dire, une formulation logique qui rende compte à la fois du mythe et de cette jouissance « pastoute dans la logique du signifiant phallique ».

Logique aristotélicienne et logique lacanienne

Nous devons signaler ici que, pour Aristote, l'existence de l'Universel [3], qui participe de l'Essence, n'est assurée que du particulier, c'est à dire du "quelque" pour qui le prédicat s'applique. Autrement dit, c'est la « substance » qui réunit forme et matière. 

Lacan, s’inspirant des mathématiques modernes, mais certainement aussi d’une vielle tradition que l’on peut faire remonter au moins jusqu’à Hegel, puis Kierkegaard, et d’autres qui contredisent Aristote, fonde l’universel, c’est-à-dire le « tout », l’ensemble, sur une exception. Pour qu’il ait un universel, il faut qu’il existe au moins un qui en soit exclu. 

Cette logique de l’ex-sistence et l’exception que désigne le quantor $ , impliquent une valorisation de la fonction de limite pour qu’un tout prenne une certaine consistance. Et la figure d’exception est celle du Père de la horde primitive de Totem et Tabou. Cette sorte de « Père-la-jouissance », qui possède toutes les femmes et que la horde doit tuer pour devenir une fratrie et s’imposer une loi, fondatrice de la civilisation, la loi de la castration [4] dans l’échange des femmes.
 

Côté homme Côté femme

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Tout : ensemble fini.

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Pas-tout : ensemble infini

Le tableau de Lacan établit une profonde dysymétrie entre les deux côtés. C’est ce que résume son célèbre « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Cela crée une région subjective où l’on verra se côtoyer les femmes, les mystiques [5] et les fous.

Côté femme donc, le tout se trouvé nié : il constitue un ensemble sans limite. Nous trouvons une belle image de ce pastout dans la nymphe de A. Warburg : 

« Dans la partie du corps qui reçoit le souffle, l’étoffe est plaqué contre la peau, et de ce contact surgit quelque chose comme le modelé du corps un. De l’autre côté, l’étoffe s’agite et se déploie librement, presque abstraitement, dans l’air. C’est la magie du drapé : les Grâces de Boticelli comme les ménades antiques réunissent ces deux modalités antithétiques du figurable : l’air et la chair, le tissu volatile et la texture organique. D’un côté, le drapé s’élance pour lui seul, créant ses propres morphologies en volutes ; d’un autre côté, il révèle l’intimité même – l’intimité mouvante – émouvante – de la masse corporelle » (Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Editions de Minuit, 2002, p. 258).

Eric Laurent commente que 

« L'expérience psychanalytique, témoigne de [...] deux espèces de jouissance qui viennent au sujet [...]. D'abord celle de l'organe masculin, marqué par le Un [...]. Ensuite, plus familière aux femmes, une jouissance qui est toujours apparue plus diffuse, moins localisée dans l'organe, par là même moins soumise à la retombée, susceptible d'être multiple, enveloppante pour le sujet ». (Laurent (E.), Les deux sexes et l'Autre jouissance, in La Cause Freudienne N° 24, Juin 1993, L'Autre Sexe, p. 4).  Suivant Freud et Lacan, y a une jouissance phallique commune aux deux sexes et un représentant symbolique de celle-ci commun aux deux sexes dans l’organe phallique. Il reste une jouissance Autre, au-delà de l'organe, qui s’accommode mal de l'aliénation du symbole. 

La Femme existe dans la psychose

L’existence de l’exception qui devrait fonder le tout des femmes se trouve lui aussi nié : La Femme, n’existe pas.
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Nous avons évoqué au début tout ce que les productions culturelles ont produit à profusion, des mythes, des religions, des narratives poétiques, peintures ou compositions musicales, ayant pour vocation de fabriquer un représentant pour cette non-existence. La folie de la psychose va consister justement à s’y identifier, et s’y faire la substance. « Etre la femme qui manque à tous les hommes » est une solution psychotique. Elle tente de poser un Tout, un Universel, là où il n’y a que pastout. Etre « l'Autre de l'Autre » consiste à se faire la « substance », c’est-à-dire assummer cette place, s’y identifier, alors que l’on ne trouve pas de représentant dans le système symbolique (E. Laurent, Positions féminines de l’être, in La Cause Freudienne N° 24, Juin 1993, L'Autre Sexe)

C’est donc dans la psychose que La Femme existe.  Le travail délirant du pousse-à-la-femme nous montre un processus d'identification à l'Autre du Père Primitif, un devenir délirant La femme, comme chez Schreber.Ce qu’il s'agit de comprendre c’est que cette femme vers laquelle les psychotiques sont poussées, n'est pas une femme comme une autre, mais La femme, c'est-à-dire une figure de la narrative et l’imaginaire délirant, d'une complétude à l'épreuve de toute castration. C’est à ce titre que Lacan dit d'elle qu'elle n'existe pas sauf dans la psychose.

IV - LA QUESTION DE LA JOUISSANCE DANS LES PSYCHOSES

Dans le DSM-IV la sexualité est complètement absente des contenus délirants. Ce fait est symptomatique du déplacement du regard dans la clinique psychiatrique contemporaine, qui abandonne une psychopathologie qualitative, au profit du quantitatif. Cependant pour Kraepelin, Bleuler, Magnan ou Ey - sans parler de Freud -, elle résume le plus important des hallucinations et du délire, sinon l'essentiel.

Valentin Magnan, dans ses célèbres Leçons cliniques, remarqe que « les hallucinations du sens génital ne sont pas rares, surtout chez la femme, mais les hommes ne sont pas exempts; ils se plaignent assez souvent de pratiques de sodomie, d'onanisme, auxquelles leurs ennemis se livrent sur eux aussi bien le jour que la nuit ». 

Emil Kraepelin note son ovrage Dementia Praecox : « Une place très importante dans le tableau clinique de la Démence précoce, occupent, à mon avis, les délires sexuels, très souvent en rapport avec des sensations sexuelles précédemment décrites" (Kraepelin (E.), La Demencia Precoz 1° Parte, (Traduction de la 8ème édition du Traité de Psychiatrie), Colección Clásicos de la Psiquiatría, Editorial Polemos, Buenos Aires 1996. 

Eugen Bleuler, lui, signale que « parmi les hallucinations corporelles des schizophrènes, les sexuelles sont, de loin, les plus fréquentes ». Il remarque encore que « lorsqu'une [patiente] schizophrène a une idée délirante, il est rare que le contenu sexuel soit absent » (Bleuler (E.) Dementia praecox ou Groupe des schizophrénies, EPEL GREC, 1993).

Henri Ey signale les auto-mutilations et les castrations parmi les comportements impulsifs les plus caractéristiques des schizophrènes, puis il poursuit : « Les représentations, les mythes, idées délirantes et hallucinatoires jouent, dans la plupart des cas, sur des thèmes sexuels: érotisation des objets et des situations, « symbolisme » sexuel des productions artistiques, sexualisation de tous les contacts, du langage, de la pensée, descriptions d'accouplements monstrueux s'étendant à l'univers entier, aux astres, aux saisons », (Ey (H.), Schizophrénie, Etudes cliniques et Psychopathologiques, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1996).

Nous allons tenter de saisir ce qu’il en est du pousse à la femme à travers d’une dialectique qui va opposer l’« experience » dans le sens phénoménologique d’Erlebniss, c’est à dire quelque chose qui saisit le sujet, un moment d’irruption, de discontinuité, au « savoir » c’est à dire un enchaînement discursif, le travail délirant à proprement parler, qui cherche à intégrer dans la continuité de sa personne ces moments de discontinuité. En faisant cela, nous ne faisons que resituer la question dans un problème constant de la psychiatrie, c’est à dire le rapport entre les « moments féconds », discontinuités aiguës, ruptures, et son organisation, la « signifiantisation », son historisation, la continuité dans laquelle le patient est plongé dans son travail délirant. C’est à dire la distance clinique entre un instant de perpléxité et la certitude, dont on sait que le médiateur est l’angoisse.

Ces psychiatres ont mis en avant quelques caractéristiques cliniques de cette expérience de jouissance folle, « délocalisée du signifiant » : les patients vivent ces expériences comme illégales, comme une imposition (d’où les expressions de « viol » ou « abus » si souvent utilisées), des phénomènes insensées marquées par l’extravagance d’une expérience sans cesse (jour et nuit, dans l’intimité comme dans les espaces publiques). Ces expériences de jouissance sont le plus souvent vécues comme expériences corporelles, mais aussi dans l’espace verbal de l’hallucination comme Henri Ey l’avait si bien repéré lorsqu’il commentait dans son Traité des Hallucinations, le syndrome VSP (vache, salope, putain) des aliénistes : « la célèbre trilogie du mépris, l’injure et la calomnie ». E. Bleuler évoque pour sa part « les voix sexuelles ».

Ces quelques vignettes cliniques de Magnan son assez évocatrices (Magnan (V.), Leçons cliniques sur les Maladies mentales, Publications du Progrès médical, Paris, 1893) :

« Obs. VIII.- Jeanne Lec... [...] Dans ses prédications à l'église, il y a dix ans, ce curé faisait des allusions à sa personne et la poussait à se livrer à lui; il donnait à entendre qu'elle était belle femme, bien conservée, et qu'il l'accueillerait volontiers chez lui. Elle proteste de la régularité de sa conduite, elle n'a jamais eu de relations, dit-elle, ni avec lui, ni avec d'autres ».

« Obs. X - Mme. Cor... [...] On lui introduit dans le corps des machines longues comme des boyeaux, des fils de fer; une tête empoisonnée a pénétré dans sa tête, un corps de femme s'est introduit dans son propre corps, elle durcit, se gonfle, fait des bosses quelques fois. Elle s'est donné des coups de marteau sur le ventre pour crever cette malencontreuse visiteuse. Parfois elle prétendait que la personne qui s'introduisait dans son corps se substituait à elle, et avait à sa place des relations avec son mari. [...] Quelquefois les relations avec son mari sont très douloureuses; parfois, enfin, elle a des raprochements sexuels avec un individu qu'elle sent, mais qu'elle ne voit pas; elle reste assise sur sa chaise et éprouve les mêmes sensations voluptueuses ».

« Obs.XI - Mme. H.... [...] Elle prétend que, dans la rue, des gens qu'elle ne connaît pas, dit-elle, lui disent des injures [...] "Mais tu n'entends donc pas? on dit que je me conduit mal, on m'appelle Vénus, Eve; on me traîne dans la boue ... [...] Elle raconte, d'une part qu'on la martyrise parce qu'lle est puissante par la grâce de Dieu; Dieu l'a faite impératrice de la Sainte-Croix; il fait des miracles pour elle, tous les obstacles disparaissent, elle débloque tout sur son passage. D'autre part, elle prétend qu'elle devrait être maîtresse sur les affaires de l'Etat ».


V - LES TRANSFORMATIONS IMAGINAIRES DU POUSSE A LA FEMME

Pousse à la femme et forclusion

Un des premiers points à préciser est que le pousse-à-la-femme est un concept qui est subordonné à celui de forclusion du Nom-du-Père. Le pousse-à-la-femme doit être considéré comme un des signes majeurs de la forclusion du Nom-du-père, mais, bien entendu et de loin, il n’est pas le seul. Des nombreuses possibilités restent ouvertes, comme il ressort de la clinique.

La notion de pousse à la femme est élaborée à partir de l’épopée délirante du Président Schreber. Cela lui a pris quelques années à partir du déclenchement jusqu’à la « guérison » dont parlait Freud, et qui consistait dans l’acceptation de son devenir La Femme de Dieu. Il se trouve que son « travail délirant », avec les « phases » et les « transformations » qui ont retenu l’attention de Freud, Lacan [6] ou Henri Ey, recouvre les différents moments que Magnan articule dans son entité, le « délire chronique à évolution systématisée ». Cette correspondance est ce qui a met en avant Jean Claude Maleval dans son ouvrage La Logique du délire (Maleval (J. Cl.), Logique du délire, Masson, Paris, 1996).

L’évolution du délire selon Magnan

Le délire chronique à évolution systématisé de Magnan, est marquée par quatre périodes: période d’incubation (marqué par l’inquiétude), période interprétative (interprétations et hallucinations font le lit de la persécution), période mégalomaniaque (les idées de grandeur apportent une certaine stabilité au sujet), et enfin période de démence (qui doit être comprise comme démence vésanique, la Verblödung des auteurs germaniques, c’est à dire la désorganisation, l’émoussement et le repli du monde, sans aucun rapport avec des entités comme l’Alzheimer).

Cette question des transformations dans le délire retient l’attention d’Henri Ey, comme un fait caractéristique, constitutif, du genre des délires chroniques, « l’aliénation par excellence ». Il lui consacre une partie spécifique dans le Traité des hallucinations : « Chaque espèce de délire chronique [est] une forme d’existence mais qui peut se modifier, qui peut changer de structure et de sens [...]. Si un délire se systématise, ce n’est qu’en ajoutant à l’Hallucination l’enchaînement discursif d’une syntaxe imaginaire » (Henri Ey, Traité des Hallucinations, Masson, 1973). Retenons essentiellement son idée de potentialité évolutive.

Maleval, donc, se basant sur la « phénoménologie de la jouissance » et le travail du sujet pour la « signifiantiser », élabore une « échelle des délires ». Il reprend cette expression de Lacan pour qui « le délirant, à mesure qu'il monte l'échelle des délires, est de plus en plus sûr de choses posées comme de plus en plus irréelles ». Cette échelle est quadripartite, comme les phases de l’entité de Magnan, avec tout de même quelques différences :

« Si Po connote la carence paternelle, dit Maleval, P1 n'est pas sans évoquer paranoïde, P2 paranoïaque et P3 paraphrénique. Bien que ces tableaux psychiatriques soient fortement corrélés aux phases du délire, ils n'y correspondent pas exactement [...]. Les transformations du délire ne s'effectuent pas par franchissement d'une période à une autre, l'imbrication de celles qui sont contiguës s'avère plutôt la règle, tandis que la coexistence d'éléments appartenant à plusieurs d'entre elles s'observe parfois. Les étapes décrites [...] constituent des organisations instables, elles sont principalement à retenir pour le schéma de logique évolutive qu'elles permettent de dégager ». Le Président Schreber
Po, Période d’incubation, déclenchement, ébauche de féminisation chez Schreber

Que dit Magnan de cette période ? 

« A cette époque ils pourraient être pris pour des hypochondriaques. Peu à peu il leur semble qu'on les observe, qu'on les regarde de travers, qu'on les dédaigne et qu'on les méprise; ils doutent, hésitent, restent flottants au milieu d'idées variées, acceptées d'abord, repoussées ensuite, admises peu à peu et donnant lieu enfin à des interprétations délirantes" (Magnan (V.), Leçons cliniques sur les Maladies mentales, Publications du Progrès médical, Paris, 1893, pp. 237-238). Il est classique d’appeler « déclenchement » le moment dans lequel fait irruption la discontinuité soudaine d’une experience délirante. Deux phénomènes cliniques intimement associés constituent des faits reperables de ce moment: la délocalisation de la jouissance qui constitue une énigme pour le patient. Voyons comment cela se manifeste pour Schreber en 1893 : « Un jour, cependant, un matin, encore au lit (je ne sais plus si je dormais encore à moitié ou si j'étais déjà réveillé), j'eus une sensation qui, à y repenser une fois tout à fait éveillé, me troubla de façon étrange. C'était l'idée que, tout de même ce doit être une chose singulièrement belle que d'être une femme en train de subir l'accouplement » Schreber (D.), Mémoires d'un Névropathe, Editions du Seuil, Points, 1975, p. 46. Lacan parle de ce moment comme d’une « divination de l’inconscient ». « Sans doute la divination de l’inconscient a-t-elle très tôt averti le sujet que, faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes [...] Nous croyons que cette détermination symbolique se démontre dans la forme où la structure imaginaire vient à se restaurer » (Lacan, Ecrits, pp. 566-568). La question de la « forme » de la « structure imaginaire » que pose Lacan est justement ce qui subit les transformations dans le délire, la syntaxe discursive imaginaire évoquée par Henri Ey. Les effets imaginaires du pousse-à-la-femme peuvent suivre un trajet qui mène du premier fantasme schrébérien, à la construction d’un système global (une Weltanschaaung) où le sujet occupe la place centrale. Ce trajet manifeste un certain rapport du sujet à son expérience de jouissance, rapport qui n’est pas le même selon que le sujet se trouve dans un spectre clinique schizophrénique, paranoïaque ou paraphrénique.

Une expérience fréquente du déclenchement d’un moment fécond, dans lequel le déchaînement de l’imaginaire produit une mobilisation du signifiant saturé d’angoisse, le constitue le phénomène appelé « mort du sujet », décrit par Schreber. Il correspond aux « vécus de fin du monde », moments crépusculaires de déréalisation et dévitalisation, qui constituent une espèce de point zéro du « travail délirant à venir », à partir duquel le patient doit reconstituer le sens et la signification de son existence-au-monde.

Le cas Robert rapporté par Sven Follin illustre ce moment dans son arrêt. Après une maladie sérieuse et invalidante de son père, Robert, âgé de 31 ans, débute sa psychose: « Maman, je ne me reconnais plus, je n'existe plus, je mange mais mon corps n'existe plus » et il menace de se suicider. Follin signale que le tableau à l'entrée à l'hôpital n'est pas évident de schizophrénie, mais évoque plutôt une dépression psychasthénique avec préoccupations hypocondriaques : 

« C'est un sujet inquiet, perplexe, qui cherche l'expression exacte de la douleur morale qu'il ressent […]. Il se plaint de troubles digestifs, de manque d'appétit, de constipation. […] Il a le sentiment confus qu'il n'existe plus », dit Follin. Robert lui raconte son vécu : « Au moment de la crise, je me suis senti devenir une femme, puis toute individualité disparut complètement de moi, et à l'intérieur de la poitrine, s'anéantir un choc à l'estomac, mes intestins se tordent, et des démons s'emparent de moi complètement, et pourtant [...]je n'ai jamais voulu devenir un être pareil [...]. Tous mes sentiments sont morts, je pense que d'un moment à l'autre, je vais devenir un inverti ou bien mourir. Faites en sorte que je ne sois pas une loque au pouvoir des autres ». Follin (Follin (S.), Sur la psychopathologie du processus schizophrénique, in Vivre en Délirant, Collection Les Empêcheurs de Penser en Rond, Synthélabo, 1992). Henri Ey dit du destin du schizophrène qu'il est « une sorte de « fin du monde », une « manière-de-ne-plus-être-au-monde », et l'autisme l'enkystement « le déperissement de l'être psychique ». Pour lui le délire de certains schizophrènes « C'est un délire sans progrès discursif, un délire qui ne marche pas, qui demeure stéréotypé et cristallisé dans ses fragments épars », mettant ainsi l'accent à la fois sur une volonté de repli, une nécessité existentielle, mais aussi d’une impuisssance, un ne-pas-pouvoir-faire-autrement. La suite de l'observation de Follin va montrer cette construction autistique s'étendant sur près de trente ans, et Robert fini sa vie entre l'hôpital et son domicile, replié du monde. 

Si nous reprenons notre opposition entre l’expérience et le savoir, ici le patient se trouve réculer devant l’irruption d’ « un savoir » le concernant. « L’impossibilité de supporter les effets de signification induit un refus de savoir particulièrement marqué [...] des sujets [...] vivant dans la crainte permanente d’une résurgence brutale des phénomènes psychotiques » (Sauvagnat (F), A propos des conceptions déficitaristes des troubles schizophréniques, Sciences et fictions, Psychanalyse et recherches universitaires, Presses Universitaires de Rennes, 1999).

P1, Période d’inquiétude, Mort du sujet chez Schreber, délire paranoïde

Le Président Schreber présente tout au long de l’année 1893 ce qu’il appelle les « miracles », les « branchements des nerfs divins », les « rayons », la « déréalisation », « les expériences de volupté » et les pollutions nocturnes. La « phénoménologie de la jouissance » suit une course folle et sans limites. Elle exige une activité mentale épuisante pour le Président qui affirme « le sentiment d'avoir à résoudre une des plus graves difficultés qui jamais furent posées à un être humain ». Cette jouissance du corps qui le féminise lui est intolérable, persécutive, insensée, et il lui faut coûte que coûte faire quelque chose de ce qu’il advient. Il se révolte.

Magnan évoque bien dans la période d’inquiétude la forte instabilité de ce vécu délirant : «ils doutent, hésitent, restent flottants au milieu d’idées variées, acceptées d’abord, repoussées ensuite ». On sait que Scherber se fracasse le crâne contre les murs de sa chambre où il ést isolé. Magnan nous présente une vignette clinique aussi instable et désespérée. C’est le cas d'un malade qui se dit « temporalisé », néologisme avec lequel il signifie sa féminisation: 

« Sa fiancée avait glissé dans son corps par un orifice de la région temporale, superposant ses organes aux siens, les yeux aux yeux, le nez au nez, l'ombilic à l'ombilic, etc.., et, comme il se trouvait dans un service d'hommes, cette double personnalité, homme et jeune fille, le mettait dans le plus grand embarras. Au moment de lever et du coucher, il s'empressait, avec la pudeur d'une jeune fille, de tirer sa chemise et de se coucher; il avait habituellement dans le service une attitude spéciale: il tenait constamment ses jambes croisées pour protéger sa virginité ». P2, Phase Interprétative, Délire de Persécution Paranoïaque, Eviration et sacrifice chez Schreber.

Entre 1894 et 1895 va se produire chez Schreber un recentrage du personnage persécutif. Les multiples Dieux vont se condenser dans une figure monothéiste plus classique. C’est une première transformation entre une jouissance envahissante du corps et celle qui désormais vient se localiser de manière plus précise et plus ordonée chez l’Autre persécuteur. La jouissance est localisée dans l’Autre, mais un Autre persécutif. Ce moment de transformation rappellent les différents reperages cliniques [7] qui caractérisent les expériences énigmatiques de jouissance qui retournent dans le corps comme faisant pluôt partie de phénomènes schizophéniques, et le retour de la jouissance dans l’Autre comme précisant une position paranoïaque. La localisation de la jouissance dans l’Autre caractérise la Paranoïa

Magnan appelle cette période phase interprétative: 

« Le vague peu à peu s’efface: à l'hésitation, succède la certitude, et, fortifiées par toutes ces preuves, ses convictions deviennent inébranlables. Dans cet état d'esprit, le patient, toujours sur le qui vive, épie, écoute, surprend, dans une conversation, une phrase qu'il s'attribue; c'est l'interprétation délirante; ou se trouve blessé par tel mot insignifiant, mais dont le son présente quelque analogie avec une injure grossière, et qu'il confond avec celle-ci [...]. Puis l'idée constante d'une persécution, la tension incessante de l'intelligence finissent par éveiller le signe représentatif de la pensée, l'image tonale, c'est-à-dire le mot, l'hallucination auditive se produit. La barrière est alors franchie, et le malade entre dans la seconde période, celle des hallucinations, des troubles de la sensibilité générale et du délire de persécution ». Chez Schreber deux idées vont constituer l’enjeux de cette phase de sa maladie : la menace d’éviration (Entmannung) faite par Dieu et l’incertitude quant à sacrifier (Versöhnung) son précieux appendice pour retrouver la paix.C’est dans cet enjeux qu’il faut placer les nombreux passages à l’acte automutilatoires que l’on rencontre dans la clinique. Lorsque cela arrive, c’est un indice clinique que l’on prend les mots au pied de la lettre. Henri Ey rappelle que les automutilations, la castration font partie des « comportements impulsifs les plus caractéristiques des schizophrènes » (EY (H.), Schizophrénie, Etudes cliniques et Psychopathologiques, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1996, p. 199) [8].

Peut-être pouvons nous évoquer ici le cas Mr B. de 57 ans, qui présente le problème d’être un transsexuel avant la lettre, et de poser la question des liens entre transexualisme et psychoses. 

Dans les années ’30, il se présente en consultation pour demander une opération pour changer de sexe. A la suite d'un bombardement en 1914, B. quitte son régiment. "Tout le monde lui en voulait" et part rejoindre le Pape. "Je m'étais aperçu, en voyant mes camarades, que je n'étais pas fait comme tout le monde, que j'étais fait pour porter des jupes". Après la guerre, B. continue à travailler normalement. En 1933, lors d'un épisode anxieux, avec auto-accusations, idées délirantes d'empoisonnement, il disait qu'il était changé en femme. Démissionne de son travail car n'a plus la considération de ses subordonnés et l'estime de ses supérieurs, et doit être interné pendant plus d'un an en maison de santé. Depuis, il vit calmement en famille. Ce qui prédomine est l'idée d'un changement de sexe avec un stade obligatoire « hermaphrodite ». Il demande alors de l'aide pour franchir ce stade et acquérir un type féminin parfait. « Cela remonte à très loin… dès ma conception, il y a eu un mélange d'homme et de femme qui a été influencé par la lune, la séparation doit avoir lieu quand j'aurais 60 ans, c'est à dire dans trois ans. Tout jeune je me suis aperçu que mes parties sexuelles étaient très peu développés. Quand j'avais 7 ou 8 ans on m'habillait en petite fille […]. Je m'habillerai en femme naturellement, mais je n'irai pas courir. Je serais susceptible de produire, d'engendrer, d'enfanter. […] J'ai fait le Thalmud des notaires, c'est la glorification de Marie-Madeleine sous le nom de Jésus. C'est elle qui a été crucifiée, ce n'était pas une femme entièrement formée ». (Fortinau (J.), Durand (Ch.), Vidart (L.), Idées de transformation sexuelle et travestissement chez deux délirants chroniques, Annales Médico-Psychologiques, 8 juin 1939, pp. 51-55). Mais le Président, homme raisonnable [9] s’il en est, prend une autre solution. Vers 1899 il nous demande  : « Je serais curieux qu’on me montre quelqu’un qui placé devant l’alternative ou de devenir fou en conservant son habitus masculin, ou de devenir femme mais saine d’esprit, n’opterait pas pour la deuxième solution » Schreber (D.), Mémoires d'un Névropathe, Op. cit., p. 151. P3, Période ambitieuse de Magnan, Paraphrénie, Verwleibichung chez Schreber

Pour Magnan c'est la période ambitieuse : « A mesure que la maladie progresse et au bout d'un temps variable, suivant chaque individu, il se fait une transformation singulière du délire; aux idées de persécution succèdent des idées de grandeur. [...] L'idée délirante est alors émise toujours de la même manière et comme stéréotypée ». Mais ses vertues vont peut-être au-delà.

Vers 1899, Schreber a la certitude que « l'ordre de l'univers est de mon côté [...] et [...] je montrerai plus tard qu'une émasculation, dans un but conforme à l'ordre de l'univers est possible et contient même peut-être la solution probable du conflit ». Sa transformation en femme se manifeste sur différents versants : celle que le Dr. Weber, un des experts qui examina Schreber, at bien noté : « l'essentiel de sa mission rédemptrice résidera d'abord et avant tout dans l'accomplissement de sa transformation en femme » (Weber, Expertise médico-légale, in Mémoires d'un Névropathe, Editions du Seuil, Points, 1975, Annexes, p. 301), c’est-à-dire devenir la femme de Dieu pour créer une nouvelle humanité; ensuite, une expérience de jouissance qu'il décrit à la fois comme une volupté féminine éprouvée partout dans son corps et comme une béatitude. Comme Tirésias, Schreber témoigne : « Les nerfs de la volupté ne se rencontrent répartis dans le corps tout entier que chez la femme, tandis que chez l'homme, ils sont confinés aux parties sexuelles ». Enfin, il y a la pratique à laquelle il se livre dans la solitude :. En toute béatitude, il s'accepte donc: « On me trouve parfois installé devant un miroir ou ailleurs, le torse demi-nu, et apré comme une femme de rubans, de colliers ». Il témoigne à ce moment d'ailleurs que le sentiment de la vie s'est restauré chez lui. En 1902 le Président rédige ses celèbres Mémoires et quitte enfin l’asile

Maleval situe ce changement subjectif comme une distinction entre une position paranoïaque et une autre paraphrénique : « les premiers se révoltent contre l'Autre jouisseur, tandis que les seconds s'en accommodent » (Maleval (J. Cl.), Logique du délire, Op. cit., p 185), et consentent. Le pousse-à-la-femme arrive donc à son ultime stade, avec l’apaisement du sujet tel que l’énonce Freud : 

« Le conflit et la maladie peuvent à présent prendre fin. Le sens de la réalité, néanmoins, qui s'est entre temps renforcé chez le patient, le contraint à ajourner du présent dans un avenir lointain la solution trouvée, à se contenter, pour ainsi dire, d'une réalisation asymptotique de son désir ». Freud (S.), Remarques psychanalytiques... Op. cit., p. 296. Mais, Lacan est un peu plus circonspect : « Pouvons-nous parler de processus de compensation, et même de guérison [...] sous prétexte qu'au moment de la stabilisation de son délire, le sujet présente un état plus calme qu'au moment de l'irruption du délire? Est-ce une guérison, ou non? C'est une question qui vaut la peine d'être posée, mais je crois que ce ne peut être que dans un sens abusif qu'on parle ici de guérison » (Lacan J. Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Op. cit., p. 99). Nous devons peut-être ajouter ici que Schreber a été plus fidèle à Magnan qu’à Freud. En 1907, il est réhospitalisé après la mort de sa mère et la maladie de sa femme dans un état de démence qui constitue la dernière étape du délire chronique systématisé de Magnan.

VI - CONTINUITE ET DISCONTINUITE DANS LES PSYCHOSES

Le pousse à la femme tel qu’il apparaît chez Schreber, est aussi exemplaire du « delire chronique à évolution systématisée » de Magnan, un paradigme de la continuité dans le travail délirant, dans la syntaxe imaginaire évoquée par Henri Ey qui va de l’expérience enigmatique à la certitude du savoir. Magan avec sa notion de bouffée délirante, une expérience délirante primaire au sens fort que plusieurs auteurs ont donné à ces tableaux, nous offre le paradigme de la discontinuité dans les psychoses, mieux illustré par son aforisme « un coup de tonnerre dans un ciel serein », qui sème le désordre dans toute syntaxe imaginaire. C’est ce que la notion de « polymorphisme » est venue signifier : cela ne prend pas forme. 

La femme tue une femme

Le cas que nous présente G. Nusinovici, met en lumière les problématiques rapports entre continuité et dyscontinuité dans le champ des psychoses, et dans le pousse à la femme en particulier. Ironiquement, nous pourrions parler de bouffée delirante sur fond de délire chronique, de manière à mettre sous tension les deux paradigmes cliniques de Magnan.

Il s’agit d’une femme de 47 ans, Mlle A., dont on connaît vaguement ses antécédents psychiatriques de type dépressif et idées de suicide qui remontent à son enfance. Elle se présente très fière comme « célibataire et intérmaire », ne dépendant d’aucun homme. Ceci pour marquer des différences avec sa mère, dépendante et soumise à son père, malgré le fait de lui être tellement proche qu’elle peut dire « ma mère et moi c’est pareil, c’est comme si j’étais ma mère ». Elle l’a souvent protégé contre son père des attaques sexuelles qu’elle assimile à des tentatives de viol, voire de meurtre. Mlle A. A toujours haï son père, « un être dégradé », et elle avoue avoir voulu le tuer pour libérer sa mère. Ses parents étaient propriétaires d’un café épicérie mal fréquenté où elle cotoyait des prostituées venues se reposer entre deux clients.

Anne se descrit comme une justicière investie d’une mission : établir l’égalité entre hommes et femmes. Elle incarne la vertu : vierge et pure, rejettant le fait d’être « une femme ». Agée de 21 ans, quitte la maison. Lorsque sa mère subit un accident cérébral, revient auprès d’elle avec la certitude qu’elle seulement pourra la sauver de sa maladie (même alors que sa mère récupère très vite). Elle croit que sa mère n’aime que sa personne et déploie beaucoup d’energie pour éviter que de tiers s’interposent dans leur relation. Dans cet univers, une idée commence à se forger : son père aurait essayé de la violer

Se déclenche alors un amour érotomaniaque avec l’homéopathe de sa mère, qu’elle consulte aussi. De manière assez classique, elle a le sentiment d’être la seule femme aimée par lui, et tous les indices sont bons à prendre : attraction mutuelle, regards croisés et appuyés. Ce médecin bien intentionné, lui suggère de trouver une place dans une maison de retraite car elle « ne tiendra pas le coup » de se charger ainsi continuellement de sa mère. Enveloppée dans cet amour érotomaniaque, sa mère devient un obstacle pour elle. Se déclenche alors un délire interprétatif où elle se sent devenir le centre du monde, tous les faits de l’univers lui sont destinés et lui suggèrent d’abandonner sa mère. Prise dans un tourbillon d’angoisse, pense que l’une ou l’autre doit mourir.

C’est alors qu’apparait « la voix télépathique », d’abord insensée : « pardone-lui ». Puis cette présence xénopathique se met à donner des ordres : « Tue-la », « étrangle-la » ! La voix lui fait la promesse de la rejoindre et de construire ensemble une vie nouvelle. Mlle A. tue sa mère sous injonction de la voix télépathique. Le sens de son acte lui devient clair : finir avec « le cycle des femme mauvaises » et « libérer les femmes ». Après l’acte elle accède à l’identification avec La Femme : désormais, les voix qui parlent sont celles de tous les Dieux, qui lui promettent de la réconcilier avec son corps de femme, et de l’amour charnel atteindre l’amour universel ». Elle sera La femme offerte à tous les hommes et à Dieu, « La Femme universelle » qui crée une nouvelle religion au-dessus des autres religions et un nouveau monde où règnera la justice et l’harmonie.

Après un passage par la prison, elle est hospitalisée dans un centre médico-judiciaire pendant un mois, puis transferée sur son secteur. A l’image de l’Aimée de Lacan, c’est là que tout l’édifice se déconstruit. Elle commmence progressivement à montrer une incertitude et à s’interroger sur ce qu’elle désigne comme « sa bouffée délirante, sa folie, sa mégalomanie ». Elle exprime un sentiment de honte à aborder certains actes qu’elle commence à reconnaître comme de la pure folie : se coucher nue dans la rue, mettre des roses dans son vagin.

Néanmoins, si elle reconnaît comme pure folie cet épanouissement d’un système du monde où elle est entièrement absorbée dans son identification à La Femme, elle précise : « Les Dieux sont tout-puissants, s’ils ont décidé de supprimer ma mère c’est que c’était bien : on ne peut pas désaprouver la décision de tous les Dieux ». Progressivement son état se stabilise, accentuant une distance critique envers sa « bouffée délirante », où elle dépose le tout de sa folie. Cette négation croissante de son pousse à la femme aura un effet pacifiant paradoxal et elle n’en fera plus jamais référence. (Nusinovici (G.), Acte criminel et critique du délire, in Cahiers de l’Association pour une Fondation Henri Ey, N° 6/7, 2002, pp. 193-200).

VII - PSYCHOSES NON DÉCLENCHÉES ET TRANSEXUALISME

Après ce parcours dans les narratives délirantes habituellement rencontrés dans le milieu psychiatrique hospitalier, il faudrait pouvoir confronter cette notion à la clinique particulière des psychoses non-déclenchées, dont certaines séjournent parfois à l’hôpital. La notion de lacanienne sinthome s’accommode bien du pousse à la femme ?

Certains éléments cliniques chez l’écrivain Joyce pourraient le faire penser. Aussi, le sinthome qu’identifie Ludwig Binswanger dans son cas Jurg Zund, est un maniérisme en tant que forme de l’existence, un maniérisme féminisé : se prendre pour « la femme qui manque au regard des autres ». Ce patient, est hospitalisé à Kreutzlingen depuis 15 ans. Riche et de bonne éducation Jürg Zünd quitte sa maison seulement la nuit pour éviter tout contact avec les autres. Sur la question diagnostique les médecins ne sont pas d’accord : pour certains il est schizophrène, pour d’autres schizoïde. Pour Binswanger le patient souffre d’une schizophrénie simple, « polymorphe » car revêtue des symptômes pseudo-névrotiques. Depuis qu’il est enfant, il vit de manière conflictuelle « le monde de la rue », libre et tumultueux, « le monde prolétaire de la jouissance sexuelle » où il se sent exposé au regard des autres, un autre monde, celui artistocratique de ses grands parents maternels qui le chérissent, et puis celui conflictuels où se disputent ses parents. Le fait de ne pas se retrouver dans aucun monde lui donne très précocement l’idée qu’il doit mourir. Enfant, Jurg Zund se sent dénudé par le regard des autres, exhibé et transpercé par le regard du monde prolétaire. A l’adolescence il a peur de tomber en ridicule s’il est aperçu en érection, autrement dit pris pour un prolétaire. Alors pour se protéger il adopte son maniérisme. A l’école il a peur d’attirer le regard s’il fait des « mouvements indécents ». Pour masquer son intérêt prolétaire pour les autres il adopte une attitude qui montre justement ce qu’il veut masquer. Binswanger commente : « Lorsqu’il faisait un pas, il poussait une épaule vers l’avant, puis l’autre ; il agitait les bras de manière si voyante que l’idée de passer inaperçu se transformait en son opposé : dans l’impression de maniéré, affectée ou factice. Sur ces bases, et celle de sa manière particulière de marcher, sa suspicion d’attirer l’attention objectivement fondée ».

Enfin, que penser du pousse à la femme chez les « enfants féminins », chez qui un effet de féminisation précoce est répéré par Robert Stoller dans ses études sur le transsexualisme  dès l’âge de un à deux ans? (STOLLER (R.), Masculin ou féminin. Le fil rouge, París, Presses Universitaires de France, 1985, p. 71) ?

Sur ces questions, pastoutes tranchées, laissons place à la discussion.
 
 

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Notes
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1 Ce que Lacan conteste en 1956 : « L'homosexualité prétendue déterminante de la psychose paranoïaque, est proprement un symptôme articulé dans son procès. [...] Si Freud met tellement l'accent sur la question homosexuelle, c'est d'abord pour démontrer qu'elle conditionne l'idée de grandeur dans le délire, mais que plus essentiellement il y dénonce le mode d'altérité selon lequel s'opère la métamorphose du sujet » (Lacan (J.), D'une question préliminaire..., Ecrits, Seuil, 1966, p. 544).

2 Après avoir traité de la question à différents moments de son enseignement Lacan formule sa dernière articulation sur la question en 1973"Je pourrais ici, à développer l'inscription que j'ai faite par une fonction hyperbolique, de la psychose de Schreber, y démontrer dans ce qu'il a de sardonique l'effet de pousse-à-la-femme qui se spécifie du premier quanteur: ayant bien précisé que c'est de l'irruption d'Un-père comme sans raison, que se précipite ici l'effet ressenti comme de forçage, au champ d'un Autre à se penser comme à tout sens le plus étranger" (Lacan (J.), L'Etourdit, in Scilicet N° 4, Ed. du Seuil, 1973, p. 22).

3 Selon la logique Aristotélicienne nous avons :
1° Les propositions universelles: Universelle affirmative : "Tout homme est menteur".
Universelle négative : "Nul homme n'est menteur".
2° Les propositions particulières : Particulière affirmative : "Quelques hommes sont menteurs".
Particulière négative : "Quelques homme ne sont pas menteurs".

4 « Le phallocentrisme de toute sexualité ne fait plus débat, dès lors qu'il signifie que personne n'échappe à la castration, entendue comme sacrifice de jouissance ». Silvestre (D.), La question féminine, in La Cause Freudienne N° 24, Juin 1993, L'Autre Sexe, p. 41.

5 Lacan dit à propos des mystiques hommes : « Malgré, je ne dis pas leur phallus, malgré ce qui les encombre à ce titre, ils entrevoient, ils éprouvent l'idée qu'il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà". Lacan (J.), Le Séminaire Livre XX, Encore..., Op. cit., p. 70.

6 Lacan, lorsqu'il dit que c'est dans la clinique de Sonnenstein, que « son délire va passer par toute une série de phases dont il nous donne une relation extrêmement sûre, semble-t-il, et extraordinairement composée, écrite dans les derniers mois de cet internement » (Lacan (J.), Le Séminaire Livre III, Les Psychoses, Op. cit., p. 34).

7 « En rapprochant les deux définitions, le retour de la jouissance dans l'Autre qualifiant la paranoïa, et le retour de la jouissance dans le corps qui complète, nous obtenons une distribution des expériences énigmatiques de jouissance dans la paranoïa et la schizophrénie » (Laurent (E.), Trois énigmes: le sens, la signification, la jouissance, in La Cause Freudienne N° 23, Février 1993, pp. 48-49).

8 « Dans la perspective schizophrénique, le mot n'est pas le meurtre de la chose, il est la chose. [...] Pour le paranoïaque, le mot n'est pas assez le meurtre de la Chose, puisqu'il lui faut à l'occasion frapper la chose, le kakon, en l'Autre » Miller (J. A.), Clinique Ironique, La Cause Freudienne N° 23, Février 1993, p. 9.

9 C’est le celèbre « reste de raison » que découvrait Ph. Pinel et qui avait tant impréssioné Hegel . Il note dès son arrivée à Bicêtre : « Les erreurs de raisonnement sont bien plus rares parmi les fous qu’on ne le pense, car en admettant un certain nombre d’idées dont ils sont préouccupés, ils en tirent avec justesse des indications sûres. Le septuagénaire aux cheveux blancs qui vit encore dans l’hospice de Bicêtre et qui se croit une jeune femme est très en accord avec lui-même sur les conséquences qu’il en tire, puisqu’il refuse avec obstination tout autre habit que celui d’une femme, qu’il met une certaine recherche dans sa parure, qu’il est flatté des prévenances qu’on lui fait et de l’espoir dont on le berce d’un mariage prochain, qu’enfin sa pudeur paraît s’alarmer du moindre geste contraire à la décence » (Pinel (Ph), Observations sur la manie pour servir l’Histoire naturelle de l’Homme, 1794, in Postel (J.) Textes essentiels de la pscyhiatrie, Larousse, 1994).