"Apport et pertinence des "Études psychiatriques" de Henri Ey dans la psychiatrie contemporaine"
Centre de recherche et d'édition Henri Ey CREHEY
Salon Psychiatrie et SNC - Symposium du 22 novembre 2006 à la Cité des sciences. Paris


 
 
L'ANXIÉTÉ MORBIDE : 
ETUDE BIOPOLITIQUE
DE HENRI EY
Eduardo Mahieu
 

 

Toute idée de la psychopathologie se met à l'épreuve de l'angoisse 1. Inversement, parler d’angoisse implique une théorisation psychopathologique. Henri Ey l’affirme avec force dans l’Etude N° 15 : "La séméiologie de l'anxiété constitue plutôt une perspective psychopathologique qu'une description d'un symptôme. C'est précisément le sens que nous avons voulu donner à cette étude" [2]. Nous autorisant de cette citation, nous vous proposons aujourd’hui d’explorer son sens dans la perspective d’une lecture croisée avec la critique de la notion de « biopolitique » qui constitue le fil rouge de L’ouvert (2002) de Giorgio Agamben, [1]. Deux raisons inspirent ce choix : d’un côté, l’ouvert philosophique évoqué par G. Agamben parle d’un rapport au monde où trouve sa place l’angoisse humaine dont parle l’étude de H. Ey. D’un autre côté, en raison d’une certaine hégémonie que prend ce qu’on désigne comme biopolitique dans les gouvernances contemporaines (y compris bien entendu en santé mentale). La rencontre que nous imaginons entre H. Ey, le psychiatre humaniste, et G. Agamben, philosophe de la postmodernité, se produit autour de leur rejet commun de la clôture qu’entraîne la biopolitique sur la spécificité de l’humain et son angoisse.

Biopolitique, angoisse, stress

Une archéologie de la notion de biopolitique nous conduit à l’ouvrage d’Aristote La politique, où il fait une distinction entre zoé (« la vie nue », le simple fait de vivre) et bios (la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe), distinction qui lui permet de confronter et séparer l’homme de l’animal et des plantes. L’ouvrage de Giorgio Agamben retrace les recompositions de ce « conflit essentiel » entre les notions d’homme et d’animal, entre l’ouvert et le non-ouvert, à travers ses considérations théologiques, philosophiques, scientifiques et enfin politiques. G. Agamben rappelle que les résultats se sont révélés souvent décevants, mais aussi parfois tragiques et scandés par la recherche de l’humain et la production de l’inhumain.

La biopolitique peut se définir par « la prise en charge de la vie » par « le droit », avec ses variantes contemporaines, droit au bonheur, au corps, à la santé, etc. A la jonction entre « le corps » et « la population », la vie devient l’objet de politiques. L’angoisse est une notion où cette biopolitique peut se donner à voir de manière privilégiée pour le psychiatre. Elle a permis la confrontation historique entre les humanitas et le corps, entre l’homme et l’animal. Cependant, l’importance croissante accordée en psychiatrie à la notion de stress en détriment de l’angoisse, efface cette confrontation historique de manière inquiétante. Comme le dit le philosophe Slavoj Zizek : « Le signe le plus clair de l’emprise de la biopolitique est l’obsession sur le topique du stress » [6]. La biopolitique contemporaine devient l’assomption de la vie humaine elle-même comme seule tâche (im)politique (comme le dit G. Agamben), ce qui semble coïncider avec l’animalisation intégrale de l’homme.

L’angoisse et la condition humaine.

Le souci d’Henri Ey « d’aller au fond des choses » confère à ses textes une valeur heuristique qui résiste bien à la datation par le temps. Nous allons tenter de montrer à travers quelques problèmes de quelle manière son texte de 1950 rencontre l’actualité scrutée par le philosophe italien. L’étude de H. Ey s’ouvre par un questionnement sur la « condition humaine » et se termine par un bref commentaire en bas de page d’un article de Gunther Stern (mieux connu par le nom de Gunther Anders) sur la « Pathologie de la liberté » 2. Entre les deux se trouve une citation de S. Kierkegaard qui soude le lien que nous faisons entre l’étude N° 15 et L’ouvert de G. Agamben. H. Ey prête une attention particulière à cette citation du célèbre ouvrage Le concept d’angoisse : « Si l'homme était ange ou bête, il ne connaîtrait pas l'angoisse » [2]. L’intérêt que lui porte H. Ey, montre que la problématique biopolitique dont traite Agamben ne lui est pas étrangère. L’homme se trouve quelque part entre le ciel et la terre, et sa place est celle de l’angoisse. C’est dans les intervalles créés par ces citations, que H. Ey déploie dans l’étude son art de clinicien dans l’exploration des diverses facettes du problème de l’angoisse.

La question de la condition humaine, est présente tout au long de l’étude N° 15. Non seulement Henri Ey affirme que l’angoisse structure « tous les états psychopathologiques », mais il dit qu’elle est aussi « un des plus spécifiques reflets de l'âme humaine » [2]. Entre « l’ange » et « la bête » de S. Kierkegaard, se situe donc l’homme dont le propre est l’angoisse. La citation de Gunther Anders n’est pas alors une curiosité. Elle laisse supposer chez H. Ey une connaissance des débats auxquels se livre un groupe de réfugiés dans les années 1930 à Paris : Gunther Stern (premier mari d’Hanna Arendt), Walter Benjamin, Alexandre Koyré et Alexandre Kojève. La question qui est débattue est celle de « la fin de l’Histoire », entendue comme la fin des taches historiques que l’humanité s’assigne à elle-même : l’art, la philosophie, la politique, la guerre. La fin de l’histoire pose l’émergence de « l’homme post-historique » : un être intégralement consacré à son bonheur, donc dépourvu d’angoisse et de négativité existentielle. La question a été débattue entre Kojève et Bataille, et dans le livre de G. Agamben l’on retrouve toute l’ironie de leurs élucubrations 3 [1]. Sans doute, H. Ey l’humaniste, le psychiatre qui s’élève avec force contre l’idée de « la mort de l’homme » de M. Foucault, ne porte aucune sympathie à cette idée. Néanmoins, la marque de cet intérêt nous permet d’imaginer un accord possible avec G. Agamben qui, lui, n’a pas de sympathie pour la biopolitique.

Angoisse et schizophrénie

Quel lien peut se faire entre ces univers, a priori si éloignés ? Prenons un exemple sur certaines conceptualisations cliniques en psychiatrie. Nous pouvons constater l’absence de l’angoisse dans les critères diagnostics de la schizophrénie des DSM. C’est une différence conceptuelle majeure avec l’étude de H. Ey, pour qui elle est indissolublement liée « sous ses aspects de discontinuité, d’ambivalence et d’irrégularité, aux troubles les plus profonds de la pensée schizophrénique » [2]. A l’opposé, le schizophrène post-historique du DSM ne connaît pas l’angoisse (ni le suicide, comme l’a remarqué P. Belzeaux). En même temps que l’angoisse s’évacue de la pensée psychiatrique, nous pouvons constater un intérêt croissant pour la notion de stress dans les théorisations sur la schizophrénie [3]. Dans ce changement de perspective il est possible de percevoir l’effacement de l’homme en prise avec l’Histoire et son rapprochement grandissant avec l’animal de laboratoire 4.

L’angoisse : entre zoé et bios (l’homme vs. l’animalité de l’homme)

Poursuivant sous cet angle la lecture de l’étude de H. Ey, on aborde une autre facette de l’angoisse, évacuée dans les théorisations sur le stress : les rapports entre zoé (la vie nue des grecs) et bios (la forme-de-vie de G. Agamben). C’est cette perspective qui permet de mieux éclairer la surprenante « identité spéculative » 5 qui se construit dans l’étude de H. Ey  : le problème de l’angoisse réunit sous sa plume le spasme gastrique, la constipation, la sueur, etc., comme les manifestations du corps angoissé (zoé), avec les topiques existentielles comme la liberté, l’engagement dans un projet, et la création, où l’humain se confronte à l’abîme de son monde (bios). Si l’on reprend la terminologie de G. Agamben, l’homme serait ainsi pour le Catalan « la forme-de-vie » dans laquelle le plus sublime et le plus bas se heurtent, et l’angoisse se révèle être l’affect spécifiquement humain situé entre l’intimité la plus animale du corps et l’être-dans-le-monde. Ainsi pensée, la clinique que construit H. Ey ne cesse de confronter les « accidents corporels » de l’angoisse, « localisés dans tel ou tel « lieu affecté » du corps » et les « événements catastrophiques pris dans la masse d’un monde » [2]. S’ouvre ainsi un champ clinique dans lequel « l’angoisse vécue » se heurte à « l’angoisse parlée ». Pour H. Ey deux extrêmes délimitent ce champ : « sa limite inférieure », l’angor ou l’affre, où l’angoisse est « vécue comme une « simple » douleur », ce qu’il nomme « l’anxiété somatique réelle ». L’autre limite, qui s’oppose et se confond en même temps, la constitue l’angoisse parlée, celle qui manifeste un « bouleversement total de l’existence passée, présente, future et même possible » [2]. Les deux aspects font ainsi partie d’un seul et même problème : le corps, le langage, le temps. Dans l’étude, nous voyons H. Ey parcourir avec cette idée toutes les formes cliniques psychiatriques, explorant minutieusement les rapports de la discontinuité (la crise) avec la continuité (l'organisation), de l'aigu (l'affre) avec le chronique (la constitution), du vécu du champ de la conscience (synchronie) avec celui de la construction historique de la personnalité (diachronie). Une somme considérable de travaux psychiatriques, psychanalytiques et philosophiques, y trouve sa place.

L’étude de H. Ey permet alors de voir l’angoisse comme la jonction entre « la vie nue » et le Dasein, entre le corps biologique et « ce qui est le plus nous-mêmes ». Ce qui la distingue d’un simple dysfonctionnement de l’animalité humaine avec son milieu, comme le suppose la notion de stress [3]. L’angoisse dont il parle est autre chose : elle est la « conscience de notre nature et de notre destin », qui s’exprime « au travers des dispositifs qui représentent dans notre organisme les caractères de l’espèce à laquelle nous appartenons et par quoi la joie, la douleur et la peur prennent une figure humaine » [2]. Elle apparaît ainsi comme l’opérateur entre la nature et le destin.

L’angoisse : l’opérateur du rapport de l’homme au monde

Si pour H. Ey l’angoisse exprime à travers le dispositif 6 du corps le rapport que lui est spécifique à son monde, alors il n’est pas surprenant de le voir converger avec G. Agamben dans leur référence à Martin Heidegger, plusieurs fois cité dans l’étude. G. Agamben se réfère dans L’ouvert à la thèse de M. Heidegger selon laquelle « la pierre est sans monde », « l’animal est pauvre en monde » et 
« l’homme est formateur de monde » [2]. Une des idées centrales de l’ouvrage de G. Agamben, est de montrer comment M. Heidegger élabore les idées du biologiste Jakob Von Uexkull [5] sur le « monde humain » et les « mondes animaux », à la même période que les réfugiés parisiens s’interrogent sur la fin de l’histoire. Pour le biologiste, une stimmung, « la stupeur », définit le rapport pauvre que l’animal établit avec son monde. Ce rapport pauvre au monde n’est autre que celui qui est présupposé entre le stress et ses life-events : dans le milieu de l’animal il existe une étroite unité fonctionnelle entre une série déterminée d’éléments « porteurs de signification » et ses organes perceptifs, chargés de percevoir la marque et de réagir à elle. H. Ey ne néglige pas cet aspect dans son étude, par exemple lorsqu’il affirme qu’il ne méconnaît pas de « quelle épouvante certains phénomènes météorologiques frappent les animaux » [2]. Mais, lorsqu’il s’agit de l’humain le rapport ne s’établit pas avec le milieu, mais avec le monde, et la stimmung qui signale l’ouverture originale de l’être humain à son monde est l’angoisse 7. L’ouvert constitue donc pour M. Heidegger ce rapport essentiel entre l’être et le monde (1). Et le monde humain, tel qu’il apparaît dans l’étude de H. Ey, est un monde de projets, d’imagination, d’engagement, et « d’abîmes du temps » [2]. Le milieu animal et le monde humain sont donc irréductibles, à moins de procéder à une « monstrueuse anthropomorphisation de l’animal [...] et à une animalisation de l’homme correspondante », telle l’expression de M. Heidegger [1].

L’angoisse et le thérapeute

H. Ey affirme que « l’angoisse est au centre de notre existence » [2], ce qui rend légitime la question d’une spécificité de l’angoisse pour le psychiatre, dont la tâche est clinique et thérapeutique. L’opposition entre « anxiété morbide » et « angoisse humaine » impose de distinguer ce qui dans le champ psychanalytique lacanien est pensé comme la différence entre une « angoisse constituante » et une « angoisse constituée » [5]. Traiter l’angoisse, dans le sens de l’étude de H. Ey, n’équivaut pas à supprimer le stress. L’articulation même de l’Etude de H. Ey nous montre qu’il ne propose pas « guérir de l’angoisse ». Si « pour la plupart des auteurs », nous dit-il, « la psychopathologie de l’anxiété peut s’arrêter » à l’étude des formes morbides, c’est là que commence pour lui l’étude de l’essence spécifiquement humaine de cet affect. L’opération thérapeutique fondamentale consisterait alors à penser une transformation de l’angoisse qui, du labyrinthe de l’affre et du vertige, puisse ouvrir sur l’ouvert, si l’on s’exprime dans les termes de G. Agamben ; ou bien, selon les termes de H. Ey [2], sur l’angoisse comme « émotion du possible », comme noyau « immanent à la nature humaine ». Ce qui dans l’anthropologie qu’il n’a cessé de penser, s’énonce avec une citation de S. Kierkegaard qu’il nous dit « fulgurante » : « L’angoisse est la réalité de la liberté comme possibilité offerte à la possibilité » [2].

Conclusion sur l’ouvert et l’angoisse

La lecture de l’étude de H. Ey à la lumière de l’ouvrage de G. Agamben nous permet d’inventer une rencontre insolite entre la pensée du médecin humaniste et celle du philosophe de la post-modernité. Nous lui trouvons un intérêt au moment où devient dominante cette étrange opération que le terme biopolitique permet de penser. Car, si comme l’affirme avec ironie G. Agamben, l’idée hégélo-kojévienne de « fin de l’Histoire » s’impose, l’assomption de la vie biologique devient la seule tâche politique. Et si l’animal humain post-historique doit consacrer ses forces à ce qui « rend l’homme heureux » [1], l’angoisse doit disparaître 8. Mais, cet effacement de l’angoisse ne se fait pas sans laisser un reste : le stress. Dans cette perspective, il est naturel qu’on consacre les forces technologiques à le réduire. Seulement, dans cet univers, la place pour une psychiatrie dont l’affect primordial est l’angoisse se rétrécit jusqu’à disparaître. D’où l’intérêt de rééditer ces études, de les lire au sein des problématiques actuelles, et ainsi ne pas oublier ce lien constituant entre psychiatrie et humanitas. Alors, on s’aperçoit que le texte de H. Ey n’est pas éloigné de celui de G. Agamben. L’angoisse que nous présente H. Ey dans son étude n’est pas réductible à « une simple excitation des centres d’expression », ni à une pure genèse des « situations de l’environnement ». Comme il le dit dans des termes si proches qu’on pourrait croire lire G. Agamben, son étude est écrite pour penser cette angoisse spécifique de l’homme qui « commence précisément » lorsqu’elle « ne se définit pas par des conditionnements qui rendent « normalement » anxieux bêtes et gens... ».

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BIBLIOGRAPHIE

1) Agamben G. L'ouvert. De l’homme et de l’animal (2002), Rivages Poche, 2006.
2) Ey H. Etude N° 15 : L’anxiété morbide (1950), Etudes psychiatriques, vol I, tome II, Centre de recherche et édition Henri Ey, 2006.
3) Ingram R., Luxton D., Vulnerability-Stress Models, in Hankin B.L., Abela J.R.Z., Development of psychopathology. A vulnerability-stress perspective, Sage Publications, 2005.
4) Miller J.A, Angoisse constituée, angoisse constituante, © lacan.com 2004.
5) Von Uexkull J. Mondes animaux et monde humain (1934), Editions Denoël, Pocket, 1965.
6) Zizek S. The parallax view, Massachusetts Institut of Technology Press, 2006.

Giorgio Agamben et la mélancolie : Philosophie de la clinique.
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NOTES

1 H. Ey dit utiliser les termes d’anxiété et d’angoisse de manière indifférente. Nous avons utlisé préférentiellement le second en raison de sa vieille tradition.

2 Le ton de la note de bas de page laisse deviner chez Ey la curiosité suscitée par l’article. Mais probablement, il n’en retiendra que le titre, car le contenu de l’article n’a pas grand chose en commun avec la notion que lui-même développe sous le nom de « pathologie de la liberté ».

3 La question n’est pas seulement une lubie d’intellectuels. Nous savons que Francis Fukuyama lui a donné sa dernière touche et que par son intermédiaire elle s’est immiscée dans les idées que se fait l’équipe de G. Bush pour donner corps au nouvel ordre mondial.

4 A travers des développements du modèle vulnérabilité-stress.

5 Au sens que lui donne Hegel.

6 Il faut remarquer dans tout son piquant l’ironique rencontre entre H. Ey et M. Foucault dans le terme de « dispositif ».

7 G. Agamben précise que dans la conférence Qu’est-ce que la métaphysique ? (1929) M. Heidegger évoque l’angoisse comme étant l’opérateur, alors que dans les cours de 1929-1930 Les concepts fondamentaux de la métaphysique il parle de l’ennui profond.

8 Car elle est l’affect spécifique de l’homme historique en proie avec sa négativité existentielle.