L'ANXIÉTÉ
MORBIDE :
ETUDE
BIOPOLITIQUE
DE
HENRI EY
Eduardo
Mahieu
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Toute
idée de la psychopathologie se met à l'épreuve de
l'angoisse 1. Inversement, parler d’angoisse implique
une théorisation psychopathologique. Henri Ey l’affirme avec force
dans l’Etude N° 15 : "La séméiologie de l'anxiété
constitue plutôt une perspective psychopathologique qu'une description
d'un symptôme. C'est précisément le sens que nous avons
voulu donner à cette étude" [2]. Nous autorisant de cette
citation, nous vous proposons aujourd’hui d’explorer son sens dans la perspective
d’une lecture croisée avec la critique de la notion de « biopolitique
» qui constitue le fil rouge de L’ouvert (2002) de Giorgio
Agamben, [1]. Deux raisons inspirent ce choix : d’un côté,
l’ouvert
philosophique évoqué par G. Agamben parle d’un rapport au
monde où trouve sa place l’angoisse humaine dont parle l’étude
de H. Ey. D’un autre côté, en raison d’une certaine hégémonie
que prend ce qu’on désigne comme biopolitique dans les gouvernances
contemporaines (y compris bien entendu en santé mentale). La rencontre
que nous imaginons entre H. Ey, le psychiatre humaniste, et G. Agamben,
philosophe de la postmodernité, se produit autour de leur rejet
commun de la clôture qu’entraîne la biopolitique sur la spécificité
de l’humain et son angoisse.
Biopolitique,
angoisse, stress
Une
archéologie de la notion de biopolitique nous conduit à l’ouvrage
d’Aristote
La politique, où il fait une distinction entre
zoé
(« la vie nue », le simple fait de vivre) et bios (la
forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe),
distinction qui lui permet de confronter et séparer l’homme de l’animal
et des plantes. L’ouvrage de Giorgio Agamben retrace les recompositions
de ce « conflit essentiel » entre les notions d’homme
et d’animal, entre l’ouvert et le non-ouvert, à travers ses considérations
théologiques, philosophiques, scientifiques et enfin politiques.
G. Agamben rappelle que les résultats se sont révélés
souvent décevants, mais aussi parfois tragiques et scandés
par la recherche de l’humain et la production de l’inhumain.
La
biopolitique peut se définir par « la prise en charge de la
vie » par « le droit », avec ses variantes contemporaines,
droit au bonheur, au corps, à la santé, etc. A la jonction
entre « le corps » et « la population », la vie
devient l’objet de politiques. L’angoisse est une notion où cette
biopolitique peut se donner à voir de manière privilégiée
pour le psychiatre. Elle a permis la confrontation historique entre les
humanitas
et le corps, entre l’homme et l’animal. Cependant, l’importance croissante
accordée en psychiatrie à la notion de stress en détriment
de l’angoisse, efface cette confrontation historique de manière
inquiétante. Comme le dit le philosophe Slavoj Zizek : « Le
signe le plus clair de l’emprise de la biopolitique est l’obsession sur
le topique du stress » [6]. La biopolitique contemporaine devient
l’assomption de la vie humaine elle-même comme seule tâche
(im)politique (comme le dit G. Agamben), ce qui semble coïncider avec
l’animalisation intégrale de l’homme.

L’angoisse
et la condition humaine.
Le
souci d’Henri Ey « d’aller au fond des choses » confère
à ses textes une valeur heuristique qui résiste bien à
la datation par le temps. Nous allons tenter de montrer à travers
quelques problèmes de quelle manière son texte de 1950 rencontre
l’actualité scrutée par le philosophe italien. L’étude
de H. Ey s’ouvre par un questionnement sur la « condition humaine
» et se termine par un bref commentaire en bas de page d’un article
de Gunther Stern (mieux connu par le nom de Gunther Anders) sur la «
Pathologie de la liberté » 2. Entre les deux
se trouve une citation de S. Kierkegaard qui soude le lien que nous faisons
entre l’étude N° 15 et L’ouvert de G. Agamben. H. Ey
prête une attention particulière à cette citation du
célèbre ouvrage Le concept d’angoisse
: « Si
l'homme était ange ou bête, il ne connaîtrait
pas l'angoisse » [2]. L’intérêt que lui porte H.
Ey, montre que la problématique biopolitique dont traite Agamben
ne lui est pas étrangère. L’homme se trouve quelque part
entre le ciel et la terre, et sa place est celle de l’angoisse. C’est dans
les intervalles créés par ces citations, que H. Ey déploie
dans l’étude son art de clinicien dans l’exploration des diverses
facettes du problème de l’angoisse.
La
question de la
condition humaine, est présente tout au long
de l’étude N° 15. Non seulement Henri Ey affirme que l’angoisse
structure «
tous les états psychopathologiques »,
mais il dit qu’elle est aussi «
un des plus spécifiques
reflets de l'âme humaine » [2]. Entre « l’ange »
et « la bête » de S. Kierkegaard, se situe donc l’homme
dont le propre est l’angoisse. La citation de Gunther Anders n’est pas
alors une curiosité. Elle laisse supposer chez H. Ey une connaissance
des débats auxquels se livre un groupe de réfugiés
dans les années 1930 à Paris : Gunther Stern (premier mari
d’Hanna Arendt), Walter Benjamin, Alexandre Koyré et Alexandre Kojève.
La question qui est débattue est celle de « la fin de l’Histoire
», entendue comme la fin des taches historiques que l’humanité
s’assigne à elle-même : l’art, la philosophie, la politique,
la guerre. La fin de l’histoire pose l’émergence de « l’homme
post-historique » : un être intégralement consacré
à son bonheur, donc dépourvu d’angoisse et de négativité
existentielle. La question a été débattue entre Kojève
et Bataille, et dans le livre de G. Agamben l’on retrouve toute l’ironie
de leurs élucubrations 3 [1]. Sans doute, H. Ey
l’humaniste, le psychiatre qui s’élève avec force contre
l’idée de « la mort de l’homme » de M. Foucault, ne
porte aucune sympathie à cette idée. Néanmoins, la
marque de cet intérêt nous permet d’imaginer un accord possible
avec G. Agamben qui, lui, n’a pas de sympathie pour la biopolitique.
Angoisse
et schizophrénie
Quel
lien peut se faire entre ces univers, a priori si éloignés
? Prenons un exemple sur certaines conceptualisations cliniques en psychiatrie.
Nous pouvons constater l’absence de l’angoisse dans les critères
diagnostics de la schizophrénie des DSM. C’est une différence
conceptuelle majeure avec l’étude de H. Ey, pour qui elle est indissolublement
liée « sous ses aspects de discontinuité, d’ambivalence
et d’irrégularité, aux troubles les plus profonds de la pensée
schizophrénique » [2]. A l’opposé, le schizophrène
post-historique du DSM ne connaît pas l’angoisse (ni le suicide,
comme l’a remarqué P. Belzeaux). En même temps que l’angoisse
s’évacue de la pensée psychiatrique, nous pouvons constater
un intérêt croissant pour la notion de stress dans
les théorisations sur la schizophrénie [3]. Dans ce changement
de perspective il est possible de percevoir l’effacement de l’homme en
prise avec l’Histoire et son rapprochement grandissant avec l’animal de
laboratoire 4.
L’angoisse
: entre zoé et bios (l’homme vs. l’animalité de l’homme)
Poursuivant
sous cet angle la lecture de l’étude de H. Ey, on aborde une autre
facette de l’angoisse, évacuée dans les théorisations
sur le stress : les rapports entre zoé (la vie nue des grecs)
et bios (la forme-de-vie de G. Agamben). C’est cette perspective
qui permet de mieux éclairer la surprenante « identité
spéculative » 5 qui se construit dans l’étude
de H. Ey : le problème de l’angoisse réunit sous sa
plume le spasme gastrique, la constipation, la sueur, etc., comme les manifestations
du corps angoissé (zoé), avec les topiques existentielles
comme la liberté, l’engagement dans un projet, et la création,
où l’humain se confronte à l’abîme de son monde (bios).
Si l’on reprend la terminologie de G. Agamben, l’homme serait ainsi pour
le Catalan « la forme-de-vie » dans laquelle le plus sublime
et le plus bas se heurtent, et l’angoisse se révèle être
l’affect spécifiquement humain situé entre l’intimité
la plus animale du corps et l’être-dans-le-monde. Ainsi pensée,
la clinique que construit H. Ey ne cesse de confronter les « accidents
corporels » de l’angoisse, « localisés dans tel
ou tel « lieu affecté » du corps » et les
« événements catastrophiques pris dans la masse
d’un monde » [2]. S’ouvre ainsi un champ clinique dans lequel
« l’angoisse vécue » se heurte à «
l’angoisse
parlée ». Pour H. Ey deux extrêmes délimitent
ce champ : « sa limite inférieure », l’angor
ou l’affre, où l’angoisse est « vécue comme
une « simple » douleur », ce qu’il nomme «
l’anxiété
somatique réelle ». L’autre limite, qui s’oppose et se
confond en même temps, la constitue l’angoisse parlée, celle
qui manifeste un « bouleversement total de l’existence passée,
présente, future et même possible » [2]. Les deux
aspects font ainsi partie d’un seul et même problème : le
corps, le langage, le temps. Dans l’étude, nous voyons H. Ey parcourir
avec cette idée toutes les formes cliniques psychiatriques, explorant
minutieusement les rapports de la discontinuité (la crise)
avec la continuité (l'organisation), de l'aigu (l'affre)
avec le chronique (la constitution), du vécu du champ de
la conscience (synchronie) avec celui de la construction historique
de la personnalité (diachronie). Une somme considérable
de travaux psychiatriques, psychanalytiques et philosophiques, y trouve
sa place.
L’étude
de H. Ey permet alors de voir l’angoisse comme la jonction entre «
la vie nue » et le
Dasein, entre le corps biologique et «
ce
qui est le plus nous-mêmes ». Ce qui la distingue d’un
simple dysfonctionnement de l’animalité humaine avec son milieu,
comme le suppose la notion de stress [3]. L’angoisse dont il parle
est autre chose : elle est la « conscience de notre nature et
de notre destin », qui s’exprime « au travers des dispositifs
qui représentent dans notre organisme les caractères de l’espèce
à laquelle nous appartenons et par quoi la joie, la douleur et la
peur prennent une figure humaine » [2]. Elle apparaît ainsi
comme l’opérateur entre la nature et le destin.
L’angoisse
: l’opérateur du rapport de l’homme au monde
Si
pour H. Ey l’angoisse exprime à travers le dispositif 6
du corps le rapport que lui est spécifique à son monde, alors
il n’est pas surprenant de le voir converger avec G. Agamben dans leur
référence à Martin Heidegger, plusieurs fois cité
dans l’étude. G. Agamben se réfère dans L’ouvert
à la thèse de M. Heidegger selon laquelle
« la pierre
est sans monde », « l’animal est pauvre en monde
» et
«
l’homme
est formateur de monde » [2]. Une des idées centrales
de l’ouvrage de G. Agamben, est de montrer comment M. Heidegger élabore
les idées du biologiste Jakob Von Uexkull [5] sur le « monde
humain » et les « mondes animaux », à la même
période que les réfugiés parisiens s’interrogent sur
la fin de l’histoire. Pour le biologiste, une stimmung, «
la stupeur », définit le rapport pauvre que l’animal établit
avec son monde. Ce rapport pauvre au monde n’est autre que celui qui est
présupposé entre le stress et ses life-events : dans
le milieu de l’animal il existe une étroite unité
fonctionnelle entre une série déterminée d’éléments
« porteurs de signification » et ses organes perceptifs,
chargés de percevoir la marque et de réagir à elle.
H. Ey ne néglige pas cet aspect dans son étude, par exemple
lorsqu’il affirme qu’il ne méconnaît pas de « quelle
épouvante certains phénomènes météorologiques
frappent les animaux
» [2]. Mais, lorsqu’il s’agit de l’humain
le rapport ne s’établit pas avec le milieu, mais avec le
monde,
et la stimmung qui signale l’ouverture originale de l’être
humain à son monde est l’angoisse 7. L’ouvert
constitue donc pour M. Heidegger ce rapport essentiel entre l’être
et le monde (1). Et le monde humain, tel qu’il apparaît dans l’étude
de H. Ey, est un monde de projets, d’imagination, d’engagement, et «
d’abîmes
du temps » [2]. Le milieu animal et le monde humain sont donc
irréductibles, à moins de procéder à une «
monstrueuse
anthropomorphisation de l’animal [...] et à une animalisation de
l’homme correspondante », telle l’expression de M. Heidegger
[1].
L’angoisse
et le thérapeute
H.
Ey affirme que « l’angoisse est au centre de notre existence
» [2], ce qui rend légitime la question d’une spécificité
de l’angoisse pour le psychiatre, dont la tâche est clinique et thérapeutique.
L’opposition entre « anxiété morbide » et «
angoisse humaine » impose de distinguer ce qui dans le champ psychanalytique
lacanien est pensé comme la différence entre une «
angoisse
constituante » et une « angoisse constituée
» [5]. Traiter l’angoisse, dans le sens de l’étude de H. Ey,
n’équivaut pas à supprimer le stress. L’articulation même
de l’Etude de H. Ey nous montre qu’il ne propose pas « guérir
de l’angoisse ». Si « pour la plupart des auteurs »,
nous dit-il, « la psychopathologie de l’anxiété
peut s’arrêter » à l’étude des formes morbides,
c’est là que commence pour lui l’étude de l’essence spécifiquement
humaine de cet affect. L’opération thérapeutique fondamentale
consisterait alors à penser une transformation de l’angoisse qui,
du labyrinthe de l’affre et du vertige, puisse ouvrir sur l’ouvert,
si l’on s’exprime dans les termes de G. Agamben ; ou bien, selon les termes
de H. Ey [2], sur l’angoisse comme « émotion du possible
», comme noyau « immanent à la nature humaine
». Ce qui dans l’anthropologie qu’il n’a cessé de penser,
s’énonce avec une citation de S. Kierkegaard qu’il nous dit «
fulgurante
» : « L’angoisse est la réalité de la liberté
comme possibilité offerte à la possibilité »
[2].
Conclusion
sur l’ouvert et l’angoisse
La
lecture de l’étude de H. Ey à la lumière de l’ouvrage
de G. Agamben nous permet d’inventer une rencontre insolite entre la pensée
du médecin humaniste et celle du philosophe de la post-modernité.
Nous lui trouvons un intérêt au moment où devient dominante
cette étrange opération que le terme biopolitique
permet de penser. Car, si comme l’affirme avec ironie G. Agamben, l’idée
hégélo-kojévienne de « fin de l’Histoire »
s’impose, l’assomption de la vie biologique devient la seule tâche
politique. Et si l’animal humain post-historique doit consacrer ses forces
à ce qui « rend l’homme heureux » [1], l’angoisse
doit disparaître 8. Mais, cet effacement de l’angoisse
ne se fait pas sans laisser un reste : le stress. Dans cette perspective,
il est naturel qu’on consacre les forces technologiques à le réduire.
Seulement, dans cet univers, la place pour une psychiatrie dont l’affect
primordial est l’angoisse se rétrécit jusqu’à disparaître.
D’où l’intérêt de rééditer ces études,
de les lire au sein des problématiques actuelles, et ainsi ne pas
oublier ce lien constituant entre psychiatrie et humanitas. Alors,
on s’aperçoit que le texte de H. Ey n’est pas éloigné
de celui de G. Agamben. L’angoisse que nous présente H. Ey dans
son étude n’est pas réductible à « une simple
excitation des centres d’expression », ni à une pure genèse
des « situations de l’environnement ». Comme il le dit
dans des termes si proches qu’on pourrait croire lire G. Agamben, son étude
est écrite pour penser cette angoisse spécifique de l’homme
qui « commence précisément » lorsqu’elle
« ne se définit pas par des conditionnements qui rendent
« normalement » anxieux bêtes et gens... ».

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BIBLIOGRAPHIE
1)
Agamben G. L'ouvert. De l’homme et de l’animal (2002), Rivages Poche,
2006.
2)
Ey H. Etude N° 15 : L’anxiété morbide (1950), Etudes
psychiatriques, vol I, tome II, Centre de recherche et édition
Henri Ey, 2006.
3)
Ingram R., Luxton D., Vulnerability-Stress Models, in Hankin B.L., Abela
J.R.Z., Development of psychopathology. A vulnerability-stress perspective,
Sage Publications, 2005.
4)
Miller J.A, Angoisse constituée, angoisse constituante, © lacan.com
2004.
5)
Von Uexkull J.
Mondes animaux et monde humain (1934), Editions Denoël,
Pocket, 1965.
6)
Zizek S. The parallax view, Massachusetts Institut of Technology
Press, 2006.
Giorgio
Agamben et la mélancolie : Philosophie de la clinique.
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NOTES
1
H.
Ey dit utiliser les termes d’anxiété
et d’angoisse
de manière indifférente. Nous avons utlisé préférentiellement
le second en raison de sa vieille tradition.
2
Le ton de la note de bas de page laisse deviner chez Ey la curiosité
suscitée par l’article. Mais probablement, il n’en retiendra que
le titre, car le contenu de l’article n’a pas grand chose en commun avec
la notion que lui-même développe sous le nom de « pathologie
de la liberté ».
3
La question n’est pas seulement une lubie d’intellectuels. Nous savons
que Francis Fukuyama lui a donné sa dernière touche et que
par son intermédiaire elle s’est immiscée dans les idées
que se fait l’équipe de G. Bush pour donner corps au nouvel ordre
mondial.
4
A travers des développements du modèle vulnérabilité-stress.
5
Au sens que lui donne Hegel.
6
Il faut remarquer dans tout son piquant l’ironique rencontre entre H. Ey
et M. Foucault dans le terme de « dispositif ».
7
G. Agamben précise que dans la conférence Qu’est-ce que
la métaphysique ? (1929) M. Heidegger évoque l’angoisse
comme étant l’opérateur, alors que dans les cours de 1929-1930
Les
concepts fondamentaux de la métaphysique il parle de l’ennui
profond.
8
Car elle est l’affect spécifique de l’homme historique en proie
avec sa négativité existentielle.