«
Mnemosyne,
comme d’autres oeuvres de Warburg, y compris sa bibliothèque, pourraient
certainement apparaître comme un système mnémotechnique
à usage privé, dans lequel le savant et le psychotique Aby
Warburg projeta et chercha à résoudre ses conflits psychiques
personnels. C’est sans doute vrai, mais il n’empêche que c’est le
signe de la grandeur d’un individu dont les idiosyncrasies, mais aussi
les remèdes trouvés pour les maîtriser, correspondent
aux besoins secrets de l’esprit du temps » [1].
Aby Warburg, intellectuel allemand
qui révolutionna l’approche esthétique de l’histoire de l’art
dans sa recherche d’un « diagnostic » de l’homme occidental
en lutte pour guérir de ses contradictions, fut au centre de l’attention
d’une certaine aristocratie pensante de l’Europe germanophone des années
1920-1930 (des philosophes comme Ernst Cassirer et Walter Benjamin, mais
aussi des psychiatres et psychanalystes comme Ludwig Binswanger, Emil Kraepelin,
Sigmund Freud ou Hans Prinzhorn). |
Bibliothèque. Warburg
Institut. Londres |
Celui pour qui « Le bon Dieu
est dans les détails », s’est donné la tâche
de « guérir par le symbole », projet «d’autolibération
» qu’il pensait partager avec l’homme occidental : « Il
me semble parfois qu’en historien de la psyché, j’ai essayé
de faire le diagnostic de la schizophrénie de la civilisation occidentale
à travers son reflet autobiographique ; la nymphe extatique (maniaque)
d’un côté et le mélancolique dieu fluvial (dépressif)
de l’autre » [1]. Ses deux projets déraisonnablements
infinis, Mnemosyne (une quarantaine d’écrans de toile noire
où sont fixées des milliers de photographies sur des sujets
iconographiques de sa recherche), et sa bibliothèque aux
allures borgiennes (où des milliers d’ouvrages sont ordonnés
par le principe du « bon voisin » fixé par lui et par
lequel la solution au problème doit se trouver non dans le livre
qu’on cherche, mais dans celui qui est à côté), sont
restés raisonnablement inachevés. L’ensemble de l’oeuvre
de A. Warburg a trouvé récemment un regain d’intérêt.
Atlas Mnemosyne. Planche
47. Ninfa
L’ouvrage La guérison infinie
présente le dossier médical du célèbre savant
(inédit jusqu’ici) ainsi qu’une partie de la correspondance entre
les deux hommes. Ce n’est pas à proprement parler un livre d’auteur
et il paraît excessif de l’attribuer à L. Binswanger ou A.
Warburg, tel le choix éditorial. C’est un ouvrage qui répond
par sa forme à certaines exigences que Jacques Rancière relève
chez J. L. Borges : la transformation continuelle du personnage en narrateur,
du lecteur en auteur, et qui a en littérature une fonction bien
précise : la réversibilité des expériences
[4]. La préface de l’historien italien Davide Stimilli introduit
sommairement quelques uns des problèmes psychiatriques qui vont
se poser autour de A. Warburg et sa folie. Tout d’abord, un problème
diagnostic. A son entrée à Bellevue (la clinique de Binswanger
à Kreuzlingen, aux bords du lac de Constance en Suisse) en provenance
de l’asile de Iéna en 1921, il est sans appel : dementia praecox,
avec pronostic « absolument défavorable ». L’élève
de Eugen Bleuler rectifie cela dans un premier temps : schizophrénie,
mais il confie dans un lettre à S. Freud son pessimisme quant à
la possibilité de la reprise du travail scientifique du savant.
A son chevet de Bellevue se sont penchés bien entendu Ludwig, mais
aussi Otto Binswanger (l’oncle de Ludwig qui jadis s’ocuppa de Friedrich
Nietzsche dans sa clinique à Iéna) et E. Kraepelin. La question
qui les réunit est de savoir si cet éminent intellectuel
restera perdu dans les labyrinthes de sa folie, ou bien s’il pourra un
jour reprendre son travail sur les survivances iconographiques dans
l’art (note 1), donc la question de son pronostic. L.
Binswanger souhaite faire venir S. Freud pour avoir son avis, mais la famille
Warburg demande la consultation de E. Kraepelin en 1923. Après presque
deux ans d’internement à Bellevue et cinq ans d’évolution
de sa psychose déclenchée en 1918 sans que son état
se soit modifié notablement, le munichois renverse la donne : «
état
mixte maniaco-dépressif avec pronostic hautement favorable ».
Néanmoins, il signale avec prudence que le patient doit rester dans
la clinique car il s’agit encore d’un «
cas aigu ».
L’ouvrage La guérison infinie
comporte l’intégralité du dossier médical de Bellevue,
avec les observations faites régulièrement par les différents
médecins de la clinique, dont certaines de L. Binswanger. Dans ces
documents cliniques, il est possible de reconnaître les nombreux
problèmes rencontrés de manière quotidienne dans la
folie ordinaire de toute institution psychiatrique : rapports de force,
gestes violents, angoisses persécutives paranoïaques, insultes
et hurlements, au sein d’essais et échecs thérapeutiques.
Mais aussi, les médecins de Bellevue observent le dialogue qu’entretient
A. Warburg avec les papillons (incarnation des icônes de la psyché
des Anciens), ou ses craintes sur la guerre et l’antisémitisme que
l’historien « sismographe » sait saisir dans la schize
du temps. Le tout dans l’ambiance particulièrement raffinée
de Bellevue où Mme Binswanger le reçoit chez elle à
l’heure du thé, pour ensuite se promener et rendre visite aux différents
lieux d’art des alentours. |
Clinique Bellevue à
Kreuzlingen |
Et puis, A. Warburg reprend chaque matin
le comportement aliéné des sujets qui habituellement séjournent
dans les institutions psychiatriques. Sans doute, le fait de savoir qu’il
s’agit d’un de ceux qui ont exploré le plus profondément
et avec le plus d’originalité l’expression dans l’art occidental
contribue au « grand tact » face à ce comportement,
devenu presque rituel. A travers le dossier médical, le clinicien
ne manquera pas de relever chez l’homme qui donnait tant d’importance à
l’image, la prégnance de la voix dans son expérience psychotique.
Non seulement celles qui lui parlent, mais aussi celles qu’il vocifère
des années durant ; celle qui ne laisse pas indifférents
les auditeurs lors de ses conférences ; ou bien celle qui disparaît
pratiquement dans les années de guérison pour revenir soudainement,
tonitruante, quelques instants avant sa mort. Après la visite de
E. Kraepelin en 1923, A. Warburg se propose de renouer son travail scientifique
et de préparer une conférence, peut-être pour se convaincre
et convaincre L. Binswanger qu’il est en train de guérir.
Naît ainsi Le rituel
du serpent [5], conférence sur un sujet inhabituel chez ce spécialiste
de la Renaissance italienne, mais qui évoque une expérience
personnelle de jeunesse lors d’un voyage en 1895-1896 chez les indiens
Hopi des mesas du désert d’Arizona. Dans les notes pour la
conférence (note 2) (qui ne sont pas publiées
dans La guérison infinie) A. Warburg se refère à
son travail comme « La confession d’un schizoïde (incurable),
versée aux archives des médecins de l’âme »
[3]. Dans le commentaire éclairé que Georges Didi-Huberman
fait de la préparation de la conférence, il pense que c’est
grâce au tact thérapeutique de L. Binswanger qu’est rendu
possible cet extraordinaire travail d’anamnèse, qui procède
remontant le chemin de l’épreuve psychotique actuelle à
Bellevue, à l’expérience de jeunesse chez les Hopi,
et de celle-ci à la connaissance d’un style nouveau, la fameuse
«
science sans nom » de A. Warburg qui va fasciner ses
contemporains et les notres. Ce n’est que le début de la guérison,
car L. Binswanger ne laisse sortir son patient de Bellevue qu’en 1924,
après une deuxième visite de E. Kraepelin et de E. Cassirer.
Seize mois séparent cette conférence qui fera couler tant
d’encre par d’innombrables universitaires du monde entier (malgré
l’interdiction explicite de A. Warburg concernant sa publication, ainsi
que les notes qui l’accompagnent et dans lesquelles il se plaint laconiquement
du manque de Totem et tabou de S. Freud pour la préparation
de son travail), et son départ de Bellevue. |
|
La guérison infinie se
poursuit par des courts fragments autobiographiques de A. Warburg, ainsi
que la correspondance qu’il entretient avec L. Binswanger. L’échange
entre les deux hommes se continue à la fois sur un plan de questions
et conseils d’ordre médical, mais aussi et surtout sur le plan des
idées où il est possible de percevoir la reconnaissance et
l’admiration du Suisse pour le travail scientifique de A. Warburg. L’échange
épistolaire continue au-delà du mois d’août 1925 date
à laquelle L. Binswanger communique à son patient qu’il n’est
plus seulement « congédié à la normalité
», mais « définitivement sorti » (et dont
on ne peut que regretter qu’elle soit manquante parmi les lettres publiées
dans La guérison infinie). A son retour de l’ « enfer
de Kreuzlingen », entre 1924 et 1929 (année de sa mort)
A. Warburg entreprend les chantiers de
Mnemosyne, produit des écrits
théoriques, des séminaires sur la méthode, fait des
expositions et des incursions dans l’histoire contemporaine, et insiste
dans l’incessante recomposition de sa bibliothèque.
Dans la postface de La guérison
infinie, l’historienne italienne Chantal Marazia introduit de manière
balbutiante l’intéressante question de la place que « le cas
Warburg » joue dans les conceptualisations de L. Binswanger à
propos des processus de guérison. Trois intentions guideraient sa
thérapeutique : traiter, l’intervention pure qui vise à
éliminer le symptôme ; guérir, le traitement
du symptôme qui a la guérison [Heilen] comme fin (rétablir
un équilibre pré-existant) ; et le salut [Heile],
qui prévoit le création d’une dimension jusque-là
inconnue du patient. Ces deux dernières restant, selon Ch. Marazia,
aux contours vagues et interchangeables chez L. Binswanger : le passage
du « monde propre » au «
monde commun »,
et de « l’illusion » à « la vérité
». Cependant, les références au « cas Warburg
» sont bien peu nombreuses dans les ouvrages à venir de L.
Binswanger, et ce malgré la suggestion de Max Warburg, le fils du
savant, qui lui demande en 1934 s’il y a quelque chose d’intéressant
dans ses archives personnelles en vue de la publication d’une biographie.
L. Binswanger lui répond qu’il compte réfléchir aux
intéressantes « transitions » de «
ses
vues scientifiques à des idées détachées et
délirantes », mais il n’écrira rien à ce
propos. G. Didi-Huberman [2] fait à ce sujet l’hypothèse
séduisante d’un véritable échange épistémique
entre les deux hommes : une composante « warburgienne » dans
le travail de L. Binswanger, et réciproquement une compréhension
« binswangérienne » du psychique dans l’oeuvre de A.
Warburg. Les rapports entre aïsthèsis, mnèmè
et phantasia ont permis à A. Warburg de mettre à jour
la teneur symptomale des styles artistiques et à L. Binswanger
la teneur stylistique des symptomes psychiques, véritable
« anthropologie de l’imagination » selon l’expression
que lui réserve Michel Foucault [2]. C’est ainsi que l’on doit comprendre
dans son plein sens « la possibilité de salut »
dont parle L. Binswanger : comme un salut des deux côtés,
« du côté du médecin et du côté
du patient ».
La guérison infinie, avec
ses documents inédits et malgré (ou plutôt grâce
à) ses imperfections trouve pleinement sa place dans la bibliothèque
warburgienne domestique du psychiatre, puisqu’il correspond au principe
du « bon voisin » prévu pour l’autre bibliothèque
: le livre qu’on cherche n’est pas nécessairement celui qu’on a
pris, car c’est le livre « voisin » sur l’étagère
qui peut contenir les informations essentielles. Et ainsi de suite.
BIBLIOGRAPHIE
1) AGAMBEN Giorgio, La Puissance
de la pensée, Essais et conférences, Bibliothèque
Rivages, Paris, 2006.
2) DIDI-HUBERMAN Georges, L’image
survivante, Histoire de l’art et temps des fantômes selon
Aby Warburg, Les Editions de Minuit, 2002.
3) MICHAUD Philippe-Alain, Aby Warburg
et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998.
4) RANCIERE Jacques, Politique de
la littérature, Galilée, Paris, 2007.
5) WARBURG Aby, Le Rituel du serpent,
Récit d’un voyage en pays Pueblo, Paris, Macula, 2003.
Salon de la clinique Bellevue
à Kreuzlingen
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Notes
1 La survivance
(Nachtleben) et le pathos-formel (la force affective ou le
symptôme
de
l’image) sont deux concept essentiels de la pensée de A. Warburg,
avec lesquels il construit une théorie culturelle des schizes
symboliques : le symptôme du conflit dans lequel s’enracine la civilisation
occidentale prise dans un « mouvement d’oscillation pendulaire
entre deux pôles distants, celui de la pratique magico-religieuse
et celui de la contemplation mathématique » [1].
2 Il est
vraisemblable que le danseur Vaslav Nijinski, le peintre Ernst Kirchner
et la militante féministe Berta Pappenheim (plus connue par le pseudonyme
de Anna O.), alors hospitalisés à Bellevue, aient assisté
à la conférence.