Warburg avec Binswanger
Eduardo Mahieu
Sur La Guérison infinie
Fevrier 2007

Bibliothèque Rivages, Paris, 2007

 
 
  « Mnemosyne, comme d’autres oeuvres de Warburg, y compris sa bibliothèque, pourraient certainement apparaître comme un système mnémotechnique à usage privé, dans lequel le savant et le psychotique Aby Warburg projeta et chercha à résoudre ses conflits psychiques personnels. C’est sans doute vrai, mais il n’empêche que c’est le signe de la grandeur d’un individu dont les idiosyncrasies, mais aussi les remèdes trouvés pour les maîtriser, correspondent aux besoins secrets de l’esprit du temps » [1].
Aby Warburg, intellectuel allemand qui révolutionna l’approche esthétique de l’histoire de l’art dans sa recherche d’un « diagnostic » de l’homme occidental en lutte pour guérir de ses contradictions, fut au centre de l’attention d’une certaine aristocratie pensante de l’Europe germanophone des années 1920-1930 (des philosophes comme Ernst Cassirer et Walter Benjamin, mais aussi des psychiatres et psychanalystes comme Ludwig Binswanger, Emil Kraepelin, Sigmund Freud ou Hans Prinzhorn).
Bibliothèque. Warburg Institut. Londres

Celui pour qui « Le bon Dieu est dans les détails », s’est donné la tâche de « guérir par le symbole », projet «d’autolibération » qu’il pensait partager avec l’homme occidental : « Il me semble parfois qu’en historien de la psyché, j’ai essayé de faire le diagnostic de la schizophrénie de la civilisation occidentale à travers son reflet autobiographique ; la nymphe extatique (maniaque) d’un côté et le mélancolique dieu fluvial (dépressif) de l’autre » [1]. Ses deux projets déraisonnablements infinis, Mnemosyne (une quarantaine d’écrans de toile noire où sont fixées des milliers de photographies sur des sujets iconographiques de sa recherche), et sa bibliothèque aux allures borgiennes (où des milliers d’ouvrages sont ordonnés par le principe du « bon voisin » fixé par lui et par lequel la solution au problème doit se trouver non dans le livre qu’on cherche, mais dans celui qui est à côté), sont restés raisonnablement inachevés. L’ensemble de l’oeuvre de A. Warburg a trouvé récemment un regain d’intérêt.
 
 


Atlas Mnemosyne. Planche 47. Ninfa



L’ouvrage La guérison infinie présente le dossier médical du célèbre savant (inédit jusqu’ici) ainsi qu’une partie de la correspondance entre les deux hommes. Ce n’est pas à proprement parler un livre d’auteur et il paraît excessif de l’attribuer à L. Binswanger ou A. Warburg, tel le choix éditorial. C’est un ouvrage qui répond par sa forme à certaines exigences que Jacques Rancière relève chez J. L. Borges : la transformation continuelle du personnage en narrateur, du lecteur en auteur, et qui a en littérature une fonction bien précise : la réversibilité des expériences [4]. La préface de l’historien italien Davide Stimilli introduit sommairement quelques uns des problèmes psychiatriques qui vont se poser autour de A. Warburg et sa folie. Tout d’abord, un problème diagnostic. A son entrée à Bellevue (la clinique de Binswanger à Kreuzlingen, aux bords du lac de Constance en Suisse) en provenance de l’asile de Iéna en 1921, il est sans appel : dementia praecox, avec pronostic « absolument défavorable ». L’élève de Eugen Bleuler rectifie cela dans un premier temps : schizophrénie, mais il confie dans un lettre à S. Freud son pessimisme quant à la possibilité de la reprise du travail scientifique du savant. A son chevet de Bellevue se sont penchés bien entendu Ludwig, mais aussi Otto Binswanger (l’oncle de Ludwig qui jadis s’ocuppa de Friedrich Nietzsche dans sa clinique à Iéna) et E. Kraepelin. La question qui les réunit est de savoir si cet éminent intellectuel restera perdu dans les labyrinthes de sa folie, ou bien s’il pourra un jour reprendre son travail sur les survivances iconographiques dans l’art (note 1), donc la question de son pronostic. L. Binswanger souhaite faire venir S. Freud pour avoir son avis, mais la famille Warburg demande la consultation de E. Kraepelin en 1923. Après presque deux ans d’internement à Bellevue et cinq ans d’évolution de sa psychose déclenchée en 1918 sans que son état se soit modifié notablement, le munichois renverse la donne : « état mixte maniaco-dépressif avec pronostic hautement favorable ». Néanmoins, il signale avec prudence que le patient doit rester dans la clinique car il s’agit encore d’un « cas aigu ».
 

L’ouvrage La guérison infinie comporte l’intégralité du dossier médical de Bellevue, avec les observations faites régulièrement par les différents médecins de la clinique, dont certaines de L. Binswanger. Dans ces documents cliniques, il est possible de reconnaître les nombreux problèmes rencontrés de manière quotidienne dans la folie ordinaire de toute institution psychiatrique : rapports de force, gestes violents, angoisses persécutives paranoïaques, insultes et hurlements, au sein d’essais et échecs thérapeutiques. Mais aussi, les médecins de Bellevue observent le dialogue qu’entretient A. Warburg avec les papillons (incarnation des icônes de la psyché des Anciens), ou ses craintes sur la guerre et l’antisémitisme que l’historien « sismographe » sait saisir dans la schize du temps. Le tout dans l’ambiance particulièrement raffinée de Bellevue où Mme Binswanger le reçoit chez elle à l’heure du thé, pour ensuite se promener et rendre visite aux différents lieux d’art des alentours.
Clinique Bellevue à Kreuzlingen

Et puis, A. Warburg reprend chaque matin le comportement aliéné des sujets qui habituellement séjournent dans les institutions psychiatriques. Sans doute, le fait de savoir qu’il s’agit d’un de ceux qui ont exploré le plus profondément et avec le plus d’originalité l’expression dans l’art occidental contribue au « grand tact » face à ce comportement, devenu presque rituel. A travers le dossier médical, le clinicien ne manquera pas de relever chez l’homme qui donnait tant d’importance à l’image, la prégnance de la voix dans son expérience psychotique. Non seulement celles qui lui parlent, mais aussi celles qu’il vocifère des années durant ; celle qui ne laisse pas indifférents les auditeurs lors de ses conférences ; ou bien celle qui disparaît pratiquement dans les années de guérison pour revenir soudainement, tonitruante, quelques instants avant sa mort. Après la visite de E. Kraepelin en 1923, A. Warburg se propose de renouer son travail scientifique et de préparer une conférence, peut-être pour se convaincre et convaincre L. Binswanger qu’il est en train de guérir.
 

 Naît ainsi Le rituel du serpent [5], conférence sur un sujet inhabituel chez ce spécialiste de la Renaissance italienne, mais qui évoque une expérience personnelle de jeunesse lors d’un voyage en 1895-1896 chez les indiens Hopi des mesas du désert d’Arizona. Dans les notes pour la conférence (note 2) (qui ne sont pas publiées dans La guérison infinie) A. Warburg se refère à son travail comme « La confession d’un schizoïde (incurable), versée aux archives des médecins de l’âme » [3]. Dans le commentaire éclairé que Georges Didi-Huberman fait de la préparation de la conférence, il pense que c’est grâce au tact thérapeutique de L. Binswanger qu’est rendu possible cet extraordinaire travail d’anamnèse, qui procède remontant le chemin de l’épreuve psychotique actuelle à Bellevue, à l’expérience de jeunesse chez les Hopi, et de celle-ci à la connaissance d’un style nouveau, la fameuse « science sans nom » de A. Warburg qui va fasciner ses contemporains et les notres. Ce n’est que le début de la guérison, car L. Binswanger ne laisse sortir son patient de Bellevue qu’en 1924, après une deuxième visite de E. Kraepelin et de E. Cassirer. Seize mois séparent cette conférence qui fera couler tant d’encre par d’innombrables universitaires du monde entier (malgré l’interdiction explicite de A. Warburg concernant sa publication, ainsi que les notes qui l’accompagnent et dans lesquelles il se plaint laconiquement du manque de Totem et tabou de S. Freud pour la préparation de son travail), et son départ de Bellevue.

La guérison infinie se poursuit par des courts fragments autobiographiques de A. Warburg, ainsi que la correspondance qu’il entretient avec L. Binswanger. L’échange entre les deux hommes se continue à la fois sur un plan de questions et conseils d’ordre médical, mais aussi et surtout sur le plan des idées où il est possible de percevoir la reconnaissance et l’admiration du Suisse pour le travail scientifique de A. Warburg. L’échange épistolaire continue au-delà du mois d’août 1925 date à laquelle L. Binswanger communique à son patient qu’il n’est plus seulement « congédié à la normalité », mais « définitivement sorti » (et dont on ne peut que regretter qu’elle soit manquante parmi les lettres publiées dans La guérison infinie). A son retour de l’ « enfer de Kreuzlingen », entre 1924 et 1929 (année de sa mort) A. Warburg entreprend les chantiers de Mnemosyne, produit des écrits théoriques, des séminaires sur la méthode, fait des expositions et des incursions dans l’histoire contemporaine, et insiste dans l’incessante recomposition de sa bibliothèque.

Dans la postface de La guérison infinie, l’historienne italienne Chantal Marazia introduit de manière balbutiante l’intéressante question de la place que « le cas Warburg » joue dans les conceptualisations de L. Binswanger à propos des processus de guérison. Trois intentions guideraient sa thérapeutique : traiter, l’intervention pure qui vise à éliminer le symptôme ; guérir, le traitement du symptôme qui a la guérison [Heilen] comme fin (rétablir un équilibre pré-existant) ; et le salut [Heile], qui prévoit le création d’une dimension jusque-là inconnue du patient. Ces deux dernières restant, selon Ch. Marazia, aux contours vagues et interchangeables chez L. Binswanger : le passage du « monde propre » au « monde commun », et de « l’illusion » à « la vérité ». Cependant, les références au « cas Warburg » sont bien peu nombreuses dans les ouvrages à venir de L. Binswanger, et ce malgré la suggestion de Max Warburg, le fils du savant, qui lui demande en 1934 s’il y a quelque chose d’intéressant dans ses archives personnelles en vue de la publication d’une biographie. L. Binswanger lui répond qu’il compte réfléchir aux intéressantes « transitions » de « ses vues scientifiques à des idées détachées et délirantes », mais il n’écrira rien à ce propos. G. Didi-Huberman [2] fait à ce sujet l’hypothèse séduisante d’un véritable échange épistémique entre les deux hommes : une composante « warburgienne » dans le travail de L. Binswanger, et réciproquement une compréhension « binswangérienne » du psychique dans l’oeuvre de A. Warburg. Les rapports entre aïsthèsis, mnèmè et phantasia ont permis à A. Warburg de mettre à jour la teneur symptomale des styles artistiques et à L. Binswanger la teneur stylistique des symptomes psychiques, véritable « anthropologie de l’imagination » selon l’expression que lui réserve Michel Foucault [2]. C’est ainsi que l’on doit comprendre dans son plein sens « la possibilité de salut » dont parle L. Binswanger : comme un salut des deux côtés, « du côté du médecin et du côté du patient ».

La guérison infinie, avec ses documents inédits et malgré (ou plutôt grâce à) ses imperfections trouve pleinement sa place dans la bibliothèque warburgienne domestique du psychiatre, puisqu’il correspond au principe du « bon voisin » prévu pour l’autre bibliothèque : le livre qu’on cherche n’est pas nécessairement celui qu’on a pris, car c’est le livre « voisin » sur l’étagère qui peut contenir les informations essentielles. Et ainsi de suite.

BIBLIOGRAPHIE

1) AGAMBEN Giorgio, La Puissance de la pensée, Essais et conférences, Bibliothèque Rivages, Paris, 2006.

2) DIDI-HUBERMAN Georges, L’image survivante, Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Les Editions de Minuit, 2002.

3) MICHAUD Philippe-Alain, Aby Warburg et l’image en mouvement, Paris, Macula, 1998.

4) RANCIERE Jacques, Politique de la littérature, Galilée, Paris, 2007.

5) WARBURG Aby, Le Rituel du serpent, Récit d’un voyage en pays Pueblo, Paris, Macula, 2003.
 
 


Salon de la clinique Bellevue à Kreuzlingen



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Notes

1 La survivance (Nachtleben) et le pathos-formel (la force affective ou le symptôme de l’image) sont deux concept essentiels de la pensée de A. Warburg, avec lesquels il construit une théorie culturelle des schizes symboliques : le symptôme du conflit dans lequel s’enracine la civilisation occidentale prise dans un « mouvement d’oscillation pendulaire entre deux pôles distants, celui de la pratique magico-religieuse et celui de la contemplation mathématique » [1].

2 Il est vraisemblable que le danseur Vaslav Nijinski, le peintre Ernst Kirchner et la militante féministe Berta Pappenheim (plus connue par le pseudonyme de Anna O.), alors hospitalisés à Bellevue, aient assisté à la conférence.