INTRODUCTION
Selon
l’anecdote rapportée par Slavoj Zizek (1), lors
de sa venue à Genève en 1953 pour les négociations
de paix destinées à mettre un terme à la guerre de
Corée, un journaliste français demande au Premier ministre
chinois Chou Enlai ce qu’il pense de la Révolution française.
Après un moment de réflexion, le dirigeant chinois lui répond
: « Il est encore trop tôt pour le dire ». Alors,
l’inclusion de Juan Domingo Péron parmi les leaders conservateurs
ou réactionnaires peut tomber sous le même sens, et nous serions
tentés de dire aussi qu’il est peut être trop tôt pour
l’affirmer. Aux yeux du 20ème sicèle, cela est sans doute
vrai. Mais, si nous prenons acte de la périodisation avancée
par Eric Hobsbawm (2), le 20ème siècle prend
fin dans les années 1980. Alors dans la perspective bien différente
de l’esprit de notre époque, comment le péronisme peut être
vu ? C’est cela que nous voulons soumettre à votre discussion.
Le Grenier
du monde entre deux guerres
J.
Péron (3), militaire de carrière né
en 1895 dans une famille de petits producteurs agricoles, arrive aux sphères
du pouvoir dans les coulisses du premier coup d’état militaire en
Argentine en 1932. Ce coup d’état est une réaction à
différents événements qui rentrent en résonnance
avec ce qui arrive dans le Vieux Monde. Le suffrage universel instauré
par le conservateur Roque Sáenz Peña en 1914 permet aux radicaux
d’Hipólito Irigoyen d’accéder au pouvoir en 1916. Sa base
électorale est constituée par une masse hétéroclite
d’immigrés européens arrivée en Argentine vers la
fin du 19ème siècle, et en moindre mesure par des métisses
qui quittent les campagnes pour chercher du travail dans les villes. Le
mouvement de la Réforme universitaire de 1918, qui dans la province
de Córdoba entraîne la sécularisation de l’Université,
est perçu par E. Hobsbawm comme le premier écho de la Révolution
Bolchevique dans la région. En 1919 lors de la Semaine tragique,
une grève générale déclenchée à
Buenos Aires par les premières organisations syndicales (FORA, UGT
et La Fraternidad), se termine par un bain de sang. A sa suite,
un pogrom mené par des groupuscules issus des bonnes familles
secoue El Once, le quartier juif de Buenos Aires, supçonné
d’abriter des agents ruses, maximalistes ou bolcheviques. Enfin, parmi
les frémissements des débuts du 20ème siècle,
un soulèvement a lieu en 1922 chez les ouvriers agricoles en Patagonie,
événements dans lesquels des immigrés anarchistes
espagnols jouent un rôle prépondérant. Sa répréssion
meurtrière est retracée dans le film La patagonie rebelle
(4),
censuré par la dictaure militaire de 1976-1983, et qui reste toujours
introuvable même après le retour à la démocratie.
Ces
événements sont vécus comme une menace à la
patrie par des secteurs ultranationalistes et intégristes catholiques,
essentiellement issus de la classe de propriétaires terriens, instigateurs
du coup d’état de 1932 qui met fin au deuxième gouvernement
populaire d’Irigoyen. Le poète Leopoldo Lugones, après avoir
manifesté des sympathies pour les mouvements socialistes, amorce
un virage et annonce
l’heure de l’épée en 1924 pour
mettre fin à la corruption nationale introduite par le libéralisme
politique. Les idées qui circulent dans ces cercles sont celles
de Primo de Rivera et Mussolini, mais aussi celles de Charles Maurras et
la droite française (5). La devise est : ordre,
hiérarchie, autorité. La Révolution française
est désignée comme responsable de tous les maux démocratiques.
A partir de 1932, suit une période de restauration conservatrice
qui gouverne le pays à coup de fraudes électorales, passée
à l’histoire comme la décennie infâme. J. Péron
intègre en 1939 la Misión de estudios en el extranjero
que l’Armée Argentine envoie en Europe, et qui prend comme siège
l’Italie mussolinienne d’où elle mène des visites en Espagne,
Allemagne, Hongrie, France, et les Pays Balkans, où les droites
et extrêmes droites hégémoniques. J. Péron est
alors membre de la loge Groupe d’officiers Unis (le GOU), dont l’ennemi
principal est le mouvement communiste international. En 1943, lors d’un
deuxième coup d’état, J. Péron, alors colonel, devient
Secrétaire du travail.
Dans
son exercice, il commence à gagner en popularité parmi les
ouvriers grâce à des mesures sociales importantes en faveur
des classes populaires qui arrivent en masse dans les grandes villes poussées
par la crise économique mondiale des années ‘30. Ses discours
parlent de justice sociale et il s’oppose à l’oligarchie terrienne.
Cette situation introduit des tensions avec les secteurs plus conservateurs
du gouvernement militaire et culmine avec une brève éviction
de J. Péron, suivie d’une manifestation de masses gigantesque qui
occupe la Place de Mai réclamant son retour : c’est la date historique
du 17 octobre de 1945. J. Péron, assume alors tous les pouvoirs
et gagne les élections démocratiques de 1946 avec 52% des
voix et il devient l’homme du peuple, le Colonel des travailleurs.
Son premier gouvernement va de 1946 à 1955, date à laquelle
il est déposé par un coup d’état militaire et part
pour un exil de presque 20 ans.
Cet
aperçu historique condensé va nous permettre de mieux introduire
la problématique de notre rencontre : la conception politique du
peuple chez J. Peron. La question trouve un écho dans l’actualité
éditoriale française : la parution récente de l’ouvrage
du professeur de Théorie politique de l’Université d’Essex
en Grande Bretagne,
La Raison populiste de Ernesto Laclau (6).
A l’aide de cet ouvrage, que nous pourrions qualifier avec un peu d’ironie
de péronisme scientifique, nous allons risquer l’hypothèse
que le paradigme péroniste reste d’actualité.
Doctrine
justicialiste : la Troisième voie (7)
Avec
des accents d’ingénieur de la politique, les mêmes
que Paul Veyne (8) retrouve chez Machiavel et son réalisme
de la verità effettuale, J. Péron affirme que sa doctrine
est élaborée de manière articulée à
sa conception idéologique comme « une technique de l’économique
et le social, ainsi que du politique » :
«
Pour
nous les justicialistes, le monde se divise aujourd’hui en capitalistes
et communistes en lutte : nous ne sommes ni l’un ni l’autre. [...] Nous
considérons le capitalisme comme l’exploitation de l’homme par le
capital, et le communisme comme l’exploitation de l’individu par l’Etat.
Les deux « insectifient » la personne par des systèmes
différents [...]. Sans le capitalisme le communisme n’aurait pas
raison d’être. »
J.
Péron est convaincu qu’il suffit de supprimer les abus du
capitalisme pour faire évoluer les systèmes économiques
et sociaux, sans toucher au régime de propriété des
moyens de production (9). C’est la troisième
voie qu’il revendique.
L’organisme
social
Dans
ses discours, J. Péron remplace l’économie politique
par une économie sociale qui vise selon ses propos à
mettre le capital au service de l’économie, et celle-ci au service
du bonheur social. Son principe est de justice sociale, c’est
à dire de donner à chaque individu la possibilité
« d’affirmer ses droits en fonction sociale ».
«
Nous
sommes sincèrement convaincus qu’il existe la possibilité
d’asssurer aux individus, en même temps que leur liberté,
d’autres droits essentiels de caractère partimonial, qui sans restreindre
les bénéfices de celle-là, lui permettent un minimum
de bienêtre compatible avec les exigences du milieu social. Cela
doit contribuer, sans doute, à éviter l’alluvion collectiviste,
qui impulsé par l’impérieuse nécessité de donner
des solutions aux difficultés économiques de la classe des
travailleurs, menace de détruire les institutions libérales
».
Le
principe d’organisation ainsi exprimé est bien celui d’une conception
sociale organiciste, qui doit être assurée par une doctrine
cohérente :
«
Chaque
justicialiste non seulement connaît la doctrine, mais il la sent
et la pratique. Ainsi, nous organisons intellectuellement et spirituellement
la grande masse justicialiste, de façon telle que d’une même
manière de voir les problèmes, il en résulte une même
manière de les apprécier et de les résoudre. Cette
doctrine qui a « organisé » spirituellement chaque homme,
sert de base pour l’organisation matérielle de notre mouvement dans
ses différents secteurs : hommes, femmes et travailleurs ».
Multitudes
de pauvres
Dans
la politique de J. Péron est à l’oeuvre une conception
anti-essentialiste(10) du peuple, qui résonnne
avec les multitudes de la postmodernité. Elle s’enracine
dans une opposition explicite contre le marxisme aussi bien que contre
toute notion positive telle la
lutte de classes. Le peuple que l’on
retrouve dans ses discours et dans son action, n’est pas articulé
à des notions comme celle de prolétariat (11)
en tant qu’agent historique, fossoyeur de l’ancien monde (12)
:
«
Le
taudis infecte, l’épouse affamée et vieillie par la labeur
épuisante, les enfants miséreux, le manque d’hygiène,
représentent l’ambiance propice à la genèse de la
haine et, avec elle, de la violence. Inversez les termes, mettez dans la
vie des travailleurs hygiène et beauté, confort et culture,
et vous verrez comment l’opposition de classe se transforme en collaboration
fraternelle, la haine en amour et la lutte en paix ».
Son
épouse Eva Péron, précise encore plus le fait que
le peuple péroniste ne peut pas être confondu avec une classe
sociale, prolétariat ou plèbe, car l’aspect économique
n’est pas décisif pour le définir. Ainsi, certains riches
peuvent être considérés comme faisant partie du peuple
s’ils manifestent leur solidarité avec les pauvres. Le seul critère
pour définir le peuple est moral. Et il est essentiellement le résultat
d’un processus discursif.
Le
travail de E. Laclau définit la théorie du discours comme
une rhétorique qui constitue l’objectivité comme telle, et
qui doit être considérée comme la voie royale de la
constitution ontologique du politique comme tel, sans référence
à aucune
détermination en dernière instance(13).
Autrement dit, un registre politique autonome purifié de l’économique.
De ce point de vue, il est intéressant de noter que l’essentiel
du contenu des messages politiques de J. Péron est à chercher
dans ses discours, devant celui qui l’écoute et qui devient son
peuple. Il incarne ce que dans la théorie lacanienne est appelé
le point de capiton, c’est-à-dire ce qui fait tenir un ensemble
hétérogène (14). Point de prolétariat
dans son discours, mais une chaîne d’équivalences où
l’on trouve les travailleurs, les femmes, les cabecitas negras (métonymie
pour désigner les argentins métissés), et les descamisados,
qu’il compare aux sans culotte de la Révolution française.
Construire
et conduire son peuple
A
l’opposé donc de toute conception essentialiste et universaliste
du peuple, J. Péron prend son point de départ dans une unité
minimale constituée par une demande particulière émanant
d’un groupe et adressée au pouvoir. L’analyse introduite par E.
Laclau (15) fait ressortir avec clareté la logique
par laquelle ces différentes demandes peuvent s’articuler, établissant
des équivalences qui aboutissent à une demande plus
ou moins générale. Enfin, un contenu particulier peut se
rendre hégémonique et constituer le sujet politique principal
d’une situation donnée. E. Laclau désigne comme signifiant
vide une demande qui occupe une place centrale dans les antagonismes
sociaux et qui est capable d’accueillir un grand nombre d’équivalences
de demandes particulières qui suspendent ainsi leurs différences.
Conduction
est un des signifiants maîtres du péronisme. « L’art
de gouverner a ses principes et ses objectifs. Les premiers constituent
une théorie de l’art, mais ils ne sont que la partie inerte. La
partie vitale est l’artiste ». Tout l’art de J. Péron
est de loger son nom propre à cette place centrale et devenir le
point d’articulation des demandes particulières. Viva Péron!
ou Perón o muerte! (16), constituent des
slogans qui réunissent des masses, mais qui véhiculent des
contenus parfois antagonistes. Le Général J. Péron
prend soin d’écouter les demandes partielles des groupes marginalisés,
de tous les sans part (17), et d’établir
les équivalences. Il se fait le destinataire des différentes
demandes particulières, d’où l’importance dans ses discours
de l’énumération des groupes et catégories : travailleurs,
femmes, cabecitas negras, descamisados, constituent la chaîne
d’équivalences des demandes insatisfaites, et la base du peuple
péroniste. L’énumération est essentielle pour leur
constitution en tant que peuple à travers son acte de parole : les
déshérités, ceux qui souffrent, les grasitas,
la liste varie selon les circonstances.
Ce
lien entre le conducteur et son peuple, ainsi que toutes les réelles
avancées sociales, se retrouvent dans la réforme de la constitution
de 1949. La nouvelle constitution péroniste donne un corps légal
aux résultats de l’action des nouveaux sujets politiques :
"L’année
1949 restera gravé dans l’histoire comme l’année de la Constitution
Justicialiste, la Charte du peuple, la Charte des Travailleurs, où
sont scellés vos droits que l’injustice humaine ne pourra pas abattre
dans les siècles de notre vie historique [...] Compagnons : c’est
moi qui vous a donné une doctrine justicialiste, qui a assuré
une justice social, qui a conquis une liberté économique,
qui vous a donné une réalité politique, consolidée
dans la Constitution Justicialiste. Dans le futur, vous devrez en être
les gardiens, vous jugerez et vous sanctionnerez".
Les 20
vérités de la patrie du bonheur
J.
Péron est un adversaire des conceptions idéologiques du dépassement
des antagonismes dans une société sans classes. Son idée
de la plénitude sociale se réfère plutôt
à la doctrine morale chrétienne et au bonheur. La
Patrie
péroniste est la patrie du bonheur, comme le rappelle
le film argentin sur le développement du premier avion à
réaction conçu en Argentine (18). Ce bonheur
est constitué par deux éléments essentiels définis
par Eva Péron : avoir sa maison et partir en vacances. Pour y parvenir,
le peuple s’instruit dans les principes de la doctrine justicialiste énoncés
dans les 20 vérités du justicialisme péroniste,
déstinées à forger une Nouvelle Argentine.
Selon le message de J. Péron, elles doivent être gravées
dans les esprits pour être propagées comme "un message
d’amour et justice [...] pour que vous viviez heureux selon leurs prescriptions,
mais aussi pour que vous soyez prêts à mourir dans leur défense
si cela s’avère nécessaire".
J.
Péron enseigne à son peuple que "la véritable démocratie
est celle dans laquelle le gouvernement fait ce que le peuple veut et ne
défend qu’un seul intérêt : celui du peuple". Il
introduit ainsi un écart entre le peuple et le conducteur. Ce dernier
se fait l’agent de la volonté de l’Autre populaire. Dans une autre
maxime, celle qui affirme que "le Péronisme est essentiellement
populaire. Tout cercle politique est antipopulaire, donc il n’est pas péroniste",
il s’assume tautologiquement comme le seul agent de la volonté du
peuple, ce qui, mutatis mutandis, établit qu’il n’y a point de peuple
en dehors du péronisme. "Pour le péronisme il n’existe
qu’une seule classe d’hommes: ceux qui travaillent", affirme J. Péron.
Cette vérité, qui définit la classe essentielle du
péronisme, a des contours flottants et s’avère capable d’accueillir
en son sein tous ceux qui s’inscrivent dans l’appareil productif, en même
temps qui véhicule une méfiance vis-à-vis des rentiers,
mais aussi vis-à-vis des intellectuels. Dans un acte anecdotique
devenu célèbre, Jorge Luis Borges, alors bibliothéquaire,
est nommé inspecteur de poulaillers aux marchés. Mais, même
la catégorie de péroniste est mouvante : "Lorsqu’un
péroniste se croit plus de ce qu’il est, il commence à devenir
un oligarchique [un oligarca]". A travers ces actes de paroles, c’est
lui qui fixe le sens des mots, ce qui constitue un avantage non négligeable
face aux idéologies reliées à un référentiel
positif dans la réalité (19).
La
métaphore pastorale apparaît à plusieurs reprises dans
les discours d’Eva Péron, qui pousse dans cette direction jusqu’à
faire des analogies entre Juan Péron et le Christ (20).
Ici, on est plus proches d’une politique de rédemption que d’une
politique d’émancipation. Le bonheur visé et promis, n’est
pas loin de la béatitude eschatologique. Il n’est pas absurde
d’y retrouver certaines échos avec la problématique abordée
dans l’œuvre de Giorgio Agamben pour réfléchir ironiquement
à l’animal humain de l’âge post-historique (21)
ou post-politique : "La politique n’est pas pour nous une fin, dit
Péron, mais seulement le moyen du bien de la Patrie, qui est
le bonheur de ses enfants et la grandeur nationale [...] Le Justicialisme
est une nouvelle philosophie de vie simple, pratique, populaire et profondément
chrétienne".
Evita
Le
rôle d’Evita dans cette première période de
l’histoire du péronisme est un sujet à lui tout seul (22).
Cependant, il n’est pas possible d’évoquer Péron et son peuple
sans lui consacrer quelques brefs commentaires. Si, suivant E. Laclau nous
avançons que J. Péron constitue le point de capiton où
la masse populaire devient peuple politique, Eva Péron est incontestablement
le trait d’union entre le sujet de l’énonciation et la masse. Evita,
passionaria et égérie du petit peuple argentin (23),
joue un rôle majeur tant par ses discours que par l’action sociale
de sa Fondation. Son livre L’histoire de ma vie (24)est
d’enseignement obligatoire dans les écoles. Mais c’est surtout dans
ses discours que se dessine sans cesse le contour du peuple auquel se réfère
J. Péron.
Sa
position d’énonciation est différente de celle de J. Péron
: Evita appartient au peuple "je me confonds avec lui, je suis une de
vous". C’est de cette place qu’elle parle, avec le peuple et avec celui
qui est devenu le Général. Parmi ses interlocutrices
privilégiées figurent les femmes : "la compañera
Evita lutte pour la revendication de millions de femmes injustement reléguées".
Lorsqu’en 1947 est promulgué le droit de vote aux femmes, elles
font irruption comme agents politiques d’une demande particulière
articulée à celle des travailleurs, en même temps qu’elles
apportent une quantité des voix qui lui font gagner les élections
de 1953 avec plus du 60%. "La femme doit voter. Elle doit compléter
le processus civique de son peuple", exhorte Evita. Les femmes rentrent
ainsi dans la chaîne d’équivalences discursives : "vous
(amis, enfants, femmes, travailleurs argentins), vous qui êtes le
peuple qui souffre, qui a été trompée par cinquante
ans de basse politique, vous voyez maintenant comment aussi bien le Général
que la compañera Evita, luttent pour l’idéal du bonheur de
tous"
La
Fondation
Eva Perón illustre l’autre versant de ce que E. Laclau considère
dans la théorie des discours : d’un côté des actes
de langage, des éléments linguistiques, et de l’autre des
éléments extralinguistiques. Elle rompt avec la traditionnelle
oeuvre de charité menée par la Sociedad de beneficencia
fondée dans les débuts du 19ème siècle par
les femmes de la classe possédante, tant par la teneur que par l’ampleur
de sa mission. Eva Péron reçoit les demandes dans le siège
de la Fondation, grand bâtiment au style néoclassique avec
une colonnade coiffée d’une série de statues, dont une porte
son visage. Cet édifice (aujourd’hui la Faculté d’ingénierie),
est emblématique d’une esthétique péroniste au même
titre que les peintures de Daniel Santoro, ou la voix du chanteur de tango
Hugo del Carril, immortalisée dans l’hymne du mouvement, la Marcha
Peronista. La Fondation accomplit la création de quatre hôpitaux
ultramodernes et 23 autres avec une capacité de 7600 lits, des maisons
de retraite, des maisons d’accueil pour mères célibataires,
des campus universitaires. Elle distribue des jouets, des livres et des
vêtements, des machines à coudre, et les emblématiques
panettone
et bouteilles de cidre pour les fêtes de fin d’année. Elle
organise aussi des tournois sportifs mobilisant parfois près de
200.000 participants qui passent à l’occasion (souvent pour la première
fois) une visite médicale. Evita meurt au sommet de sa popularité
en 1952, terrassée par un cancer. Ce destin tragique lui assure
cependant une place durable dans le panthéon de la mémoire
collective argentine en compagnie de Carlos Gardel, le Ché
et Diego Maradona, qui ne se résout pas à mourir...
Mais
pourquoi le peuple est péroniste?
Malgré
quelques organisations socialistes, communistes ou anarchistes existantes,
les importants mouvements migratoires de populations rurales vers les centres
urbains se caractérisent par leur hétérogénéité
et par l’absence de toute idée de constituer un sujet politique.
J. Péron organise pour la masse les syndicats, promulgue des lois
pour l’amélioration des conditions de travail, des lois sur les
loyers, sur les retraites, établit les congés payés,
le 13ème mois, etc. Entre 1946 et 1949, période dite de la
fête péroniste, le salaire augmente d’un 60%, et l’état
dépense dans la création de logements ouvriers, écoles,
hôpitaux, centres de vacances collectives, centres sportifs, etc.
La Fondation Eva Péron et le Ministère du Bien-être
social, aux accents orwelliens, canalisent les ressources. La participation
des masses populaires au P.B.I. s’élève à 50%. Cela
les détourne durablement de l’action des activistes de la gauche
marxiste, qui sont déplacés des nouvelles organisations syndicales,
et subissent souvent une répression musclée. Les nouvelles
organisations péronistes sont cimentées par une grande loyauté
envers leurs leaders, et constituent un levier important dans son action
politique.
Le
régime a les moyens de financer son action, car la guerre qui ruine
l’Europe a profité à l’Argentine grâce à ses
exportations de viande et céréales aux pays en guerre, au
point que le pays est devenu créancier de la Grande Bretagne. Dans
les premières décennies du 20ème siècle, les
capitaux britanniques sont les propriétaires des trains, du téléphone,
des usines de congélation de viande pour l’exportation, etc. La
dette de la Grande Bretagne est soldée par les nationalisations
des services publiques et le réseau ferré. L’état
devient alors un opérateur économique majeur et donne une
impulsion inédite au développement industriel du pays : Dieu
est argentin. Cette vertigineuse amélioration des conditions
concrètes de la vie de millions de personnes, laisse une trace durable
dans la subjectivité politique du pays. Le signifiant dignidad
devient le nom de cette nouvelle situation subjective du peuple. Inversement,
il fait émerger une haine aussi tenace chez ses opposants. Haine
de classe, mais aussi de race que l’insulte negro peronista réunit
en une seule expréssion.
Structurer
l’antagonisme : Nacional y popular
Par
ses discours enflammés, Eva Péron contribue en grande partie
à structurer l’antagonisme social essentiel de la politique péroniste
: le peuple contre l’oligarchie. Les premiers ce sont les travailleurs,
loyaux, humbles, purs et péronistes. L’oligarchie, les traitres
à la patrie, ce sont les hommes sans Dieu, médiocres
et hautains, souvent représentées par les cent familles
privilégiées. Mais oligarchie, sorte de signifiant
vide antinomique à celui de Péron, est capable
de loger aussi bien les traditionnels propriétaires terriens que
les secteurs qui viennent à s’opposer à lui au fur et à
mesure des fluctuations politiques. Cela nous montre comment la logique
des équivalences mise à jour par E. Laclau fonctionne aussi
en sens inverse. Les métaphores animalières, fréquentes
dans les discours péronistes aussi bien qu’antipéronistes,
oppose les singes à la peau basanée, aux gorilas
(les gorilles) qui se rangent de l’autre côté. Mais les identités
sociales mises en jeu par le péronisme ne se limitent pas à
celles d’un parc animalier.
Avant
tout, le mouvement péroniste est national et populaire. Cette
identité assumée nous permet d’introduire une autre dimension
essentielle du péronisme : son caractère anti-universel.
La révolution péroniste est celle du péronisme
en un seul pays. Le peuple de Péron n’est pas un peuple universel,
mais le seul peuple argentin. L’antagonisme structurant de la politique
péroniste entre oligarchie et peuple, se trouve encerclé
à l’intérieur de l’idée de nation. L’universalisme,
parfois synonyme d’apatride, est une des cibles à travers quelques
expressions comme celles qui dénoncent la synarquie internationale,
parfois avec des relents d’antisémitisme. Sur ce point il faut être
très précis : l’antisémitisme argentin précède
la naissance du mouvement péroniste. Il s’enracine dans les premières
décennies du 20ème siècle et s’articule contre le
cosmopolitisme, qui pourtant est une des données positives de
la population argentine. Ces secteurs nationalistes ont intégré
le mouvement péroniste dès sa naissance. L’accusation la
plus grave contre l’oligarchie est celle d’être asservie aux intérêts
étrangers du Capital. L’idée d’argentinité (25),
va cependant trouver quelques écueils dans les composantes empiriques
de la population argentine. Le glissement des identités sociales
vers l’identité nationale, va entraîner la question de la
biopolitique, dejà insinuée dans les métaphores animalières,
vers le noeud entre la naissance, le corps biologique, et le corps de la
nation.
Biopolitique
péroniste et identité nationale
Selon
le Général, la politique sociale doit concerner tous les
aspects de l’Etat, car elle n’est pour lui que la régulation du
facteur
humain du pays, dès la naissance jusqu’à la mort : "C’est
pour cela qu’il est de son ressort tout ce qu’y vit, puissant ou démuni,
qu’il soit savant ou ignare, celui qui commande ou celui qui obéit,
tout le temps qu’il ait un souffle de vie sur cette terre".
Il
a comme point de mire ce que les anglais, appellent, selon lui, la ligne
de vie. Elle constitue l’équilibre du salaire avec les nécessités
de base de la survie dans des conditions dignes. Elle différencie
les émergés des submergés. La tâche
du gouvernement en matière de politique social doit tendre à
réduire au plus petit nombre ces derniers. C’est pour J. Péron
un devoir élémentaire de l’Etat moderne de travailler à
fixer pour tous ses habitants un standard de vie en accord avec l’économie
nationale, le travail individuel et l’organisation adéquate du pays.
Le but est d’optimiser la productivité. Ces propos énoncent
une biopolitique péroniste, véritable contrepoint
de la logique politique anti-essentialiste du peuple de J. Péron
Cette
question, où viennent se nouer le corps du peuple (26)
avec celui de la nation et de la race, montre la face la plus obscure du
régime. En Argentine, la gestion de la population vient se heurter
à la reprise du phénomène migratoire de l’après
deuxième guerre mondiale. L’Europe dévastée par la
guerre reprend les bateaux pour l’Argentine. La position pro-axe, à
peine dissimulée par la neutralité argentine pendant le conflit,
va produire un phénomène connu : parmi des milliers d’immigrés,
l’Argentine devient un refuge pour le gotha de l’extrême droite européenne,
des nazis jusqu’aux oustachis, en passant par les français, les
belges, les italiens et les espagnols. Une institution devient le centre
névralgique de la question immigratoire : l’Instituto Etnico
Nacional. Crée en 1946 par l’anthropologue Santiago Peralta
à l’idéologie nazi confirmée, l’institut se propose
de trier la bonne immigration de celle qui n’est pas soluble dans l’identité
nationale (27). Il conçoit la formation
du peuple sur des bases scientifiques, par des plans échélonnées
sur quatre générations, et d’éviter la formation de
minorités enkystées dans le corps de la nation. Néanmoins,
l’Institut est précédé dans ses efforts pour bloquer
l’immigration juive par une circulaire ministérielle datant de 1938
(la Circulaire 11, dont le contenu est resté secret et qui n’est
dérogée qu’en 2005, en tous points similaire aux dispositions
prises à l’époque par d’autres pays du continent). Dans les
Annales de l’Institut on lit que les races espagnoles et italiennes
doivent être préférées, et quitte à recevoir
des sémites, plutôt les arabes que les juifs. Un des théoriciens
de l’Instituto et conseiller privilégié de J. Péron,
est le nazi français Jacques Marie de Mahieu, arrivé après
la guerre et auteur d’ouvrages pseudo-scientifiques sur la présence
des Vikings en Amérique du sud. Cet étranger et encombrant
homonyme est aussi l’auteur d’un opuscule intitulé
Précis
de biopolitique (28), publié bien avant que
Michel Foucault ne mette le terme à l’ordre du jour. Cependant,
là aussi J. Péron adopte une attitude cynique et pragmatique,
n’hésitant pas à limoger des têtes devant les pressions
internationales. Cynisme, pragmatisme ou corruption, le fait est que dans
les dernières années de la Solution finale, se réfugient
en Argentine plus de juifs qu’aux Etats-Unis, grâce au manque de
zèle bien monnayé de certains fonctionnaires argentins (29).
Pour
conclure
A
l’opposé de la passion du réel qui traverse le 20ème
siècle (30), la politique péroniste délibérément
cynique et pragmatique, ne s’en remet qu’à la vérité
du Christ comme seule transcendance. Dans le royaume de ce monde, le bricolage
de personnes, d’idées, de pratiques, souvent réactionnaires
aux yeux des contemporains, produit le paradoxe propre à sa particularité
irréductible : plus jamais le peuple argentin des déshérités
n’aura connu de meilleur sort, ni meilleure fortune une partie de la dite
bourgeoisie
nationale (31). De ce point de vue, même
son deuxième gouvernement entre 1973 et 1974, date de son décès,
ne sera pas à la hauteur de ses périodes fastes.
Si,
comme le pense E. Laclau, le populisme est devenu dans l’horizon contemporain
le synonyme du politique, c’est qu’il s’en est fini de l’antagonisme qui
a structuré le court 20ème siècle évoqué
par E. Hobsbawm. L’économie, devenue orphéline du politique,
est notre seul réel expurgé de la vérité comme
fiction. Curieusement, on appelle cela aussi le post-politique. De ce point
de vue, J. Péron s’est montré un savant précurseur.
A l’heure où la Chine rebaptise son modèle économie
sociale du marché - ce qui ne va pas sans évoquer l’économie
sociale du bonheur de J. Péron -, à l’heure où
la Révolution bolivarienne de Hugo Chávez réclame
pour son socialisme du 21ème siècle l’héritage
du Général, à l’heure aussi où la biopolitique
est devenu hégémonique dans les techniques des gouvernements
occidentaux, et le bien-être (32) une affaire
de productivité, il est peut être trop tôt, comme le
disait Chou Enlai, pour se prononcer sur la révolution péroniste.
Comme l’aurait dit le Général Péron : c’est ce qu’il
y a dans le meilleur des mondes possibles, et c’est là que nous
y sommes.
REFERENCES
1 Robespierre
: entre vertu et terreur, Les plus beaux discours de Robespierre, présentés
par Slavoj Zizek, Paris : Editions Stock, 2007.
2
Eric Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Histoire du court XXème
siècle, Paris : Editions Complexe, 2003.
3 Félix
Luna, Perón y su tiempo, Buenos Aires : Editorial Sudamericana,
2000 ; Tomás Eloy Martínez, Le roman de Péron,
Paris : Robert Laffont, 1999 ; Joseph Page, Peron : a biography,
New York : Random House, 1983.
4 La
Patagonia rebelde, réalisé par Héctor Olivera,
Argentine, 1974.
5 María
Sáenz Quesada, La Argentina. Historia del país y de su
gente, Buenos Aires : Editorial Sudamericana, 2001.
6 Ernesto
Laclau, La Raison populiste, L’Ordre philosophique, Paris : Editions
du Seuil, 2008.
7 Ecrits
de Juan D. Péron disponibles sur internet : Apuntes de historia
militar (1932) ; Toponimia patagónica de etimología
araucana (1935) ; Conducción política (1951) ;
La Fuerza es el derecho de las bestias (1956) ; Tercera posición
y unidad latinoamericana. Selección de cartas, discursos y ponencias
sobre el tema, de 1947 a 1974 ; Doctrina peronista (1996), in
http://www.pjbonaerense.org.ar
8 Machiavel,
Le
Prince et autres textes, Préface de Paul Veyne, Gallimard, 1980.
9 Georges
Labica, Gérard Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme,
Paris : Presses Universitaires de France, 1982.
10 Ernesto
Laclau, La guerre des identités, Grammaire de l’émancipation,
La Découverte/MAUSS, 2000.
11 Yves
Vargas, Marx et Engels. Prolétariat cherche politique désespérement,
De
la puissance du peuple, Le Temps des cerises, 2000.
12 Lucien
Sève, Une introduction à la philosophie marxiste. Suivie
d’un vocabulaire philosophique, Paris : Terrains/Editions Sociales,
1980.
13 Etienne
Balibar, La philosophie de Marx, Paris : Editions La Découverte,
1993.
14 Slavoj
Zizek, How to read Lacan, London : Granta Books, 2006.
15 Omar
Acha, Peronismo terminable e interminable, El Rodaballo, Revista
de política y cultura, N°16, Buenos Aires : 2006.
16 Silvia
Sigal, Eliseo Verón, Perón o muerte. Los fundamentos discursivos
del fenómeno peronista, Buenos Aires : EUDEBA, 2003.
17 Jacques
Rancière, La mésentente, Paris : Galilée, 1995.
18 Pulqui,
un instante en la patria de la felicidad, réalisé par
Alejandro Fernandez Moujan, Argentine, 2007.
19 Terry
Eagleton, Marx, Paris : Editions du Seuil, 2000.
20 Karina
Savio, Acerca del concepto de pueblo en los discursos de Eva Perón,
Revista
de los alumnos de Maestría en Análisis del Discurso,
Universidad de Buenos Aires, N° 3, diciembre 2006.
21 Giorgio
Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Paris : Editions Payot
& Rivages, 2006.
22 Alicia
Dujovne Ortiz, Eva Perón. La madone des sans-chemise, Paris
: Grasset : 1995.
23 Eva
Perón, réalisé par Juan Carlos Desanzo, Argentine,
1996.
24 Disponible
sur internet, La
razon de mi vida
25 Diana
Quattrocchi-Woisson, Un nationalisme de déracinés : l’Argentine,
pays malade de sa mémoire, Paris : Editions du CNRS, 1992.
26 Giorgio
Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, L’Ordre
philosophique, Paris : Editions du Seuil, 1997.
27 Leonardo
Sankman, Etnicidad e inmigración durante el primer peronismo, Estudios
Interdisciplinarios de América Latina y el Caribe, Tel Aviv
University, III, 2, 1992.
28 Jacques
Marie de Mahieu, Précis de biopolitique, Montréal
: Editions Celtiques, 1969.
29 Uki
Goñi, La auténtica Odessa. La fuga nazi a la Argentina
de Perón, Buenos Aires : Paidós, 2002.
30 Alain
Badiou, Le Siècle, L’Ordre philosophique, Paris : Editions
du Seuil, 2005.
31 María
Seoane, El burgués maldito, La historia secreta de José
Ber Gelbard, Buenos Aires : Planeta, Espejo de la Argentina, 1998.
32 Cf.
le Journal
of happiness studies, Springer Netherlands.
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