PERON ET SON PEUPLE : 1943-1955
Eduardo Mahieu

Séance du 14 juin 2008
GROUPE D'ETUDES DU MATERIALSIME RATIONNEL
Fondation Gabriel Péri


 
 
 

INTRODUCTION

Selon l’anecdote rapportée par Slavoj Zizek (1), lors de sa venue à Genève en 1953 pour les négociations de paix destinées à mettre un terme à la guerre de Corée, un journaliste français demande au Premier ministre chinois Chou Enlai ce qu’il pense de la Révolution française. Après un moment de réflexion, le dirigeant chinois lui répond : « Il est encore trop tôt pour le dire ». Alors, l’inclusion de Juan Domingo Péron parmi les leaders conservateurs ou réactionnaires peut tomber sous le même sens, et nous serions tentés de dire aussi qu’il est peut être trop tôt pour l’affirmer. Aux yeux du 20ème sicèle, cela est sans doute vrai. Mais, si nous prenons acte de la périodisation avancée par Eric Hobsbawm (2), le 20ème siècle prend fin dans les années 1980. Alors dans la perspective bien différente de l’esprit de notre époque, comment le péronisme peut être vu ? C’est cela que nous voulons soumettre à votre discussion.

Le Grenier du monde entre deux guerres

J. Péron (3), militaire de carrière né en 1895 dans une famille de petits producteurs agricoles, arrive aux sphères du pouvoir dans les coulisses du premier coup d’état militaire en Argentine en 1932. Ce coup d’état est une réaction à différents événements qui rentrent en résonnance avec ce qui arrive dans le Vieux Monde. Le suffrage universel instauré par le conservateur Roque Sáenz Peña en 1914 permet aux radicaux d’Hipólito Irigoyen d’accéder au pouvoir en 1916. Sa base électorale est constituée par une masse hétéroclite d’immigrés européens arrivée en Argentine vers la fin du 19ème siècle, et en moindre mesure par des métisses qui quittent les campagnes pour chercher du travail dans les villes. Le mouvement de la Réforme universitaire de 1918, qui dans la province de Córdoba entraîne la sécularisation de l’Université, est perçu par E. Hobsbawm comme le premier écho de la Révolution Bolchevique dans la région. En 1919 lors de la Semaine tragique, une grève générale déclenchée à Buenos Aires par les premières organisations syndicales (FORA, UGT et La Fraternidad), se termine par un bain de sang. A sa suite, un pogrom mené par des groupuscules issus des bonnes familles secoue El Once, le quartier juif de Buenos Aires, supçonné d’abriter des agents ruses, maximalistes ou bolcheviques. Enfin, parmi les frémissements des débuts du 20ème siècle, un soulèvement a lieu en 1922 chez les ouvriers agricoles en Patagonie, événements dans lesquels des immigrés anarchistes espagnols jouent un rôle prépondérant. Sa répréssion meurtrière est retracée dans le film La patagonie rebelle (4), censuré par la dictaure militaire de 1976-1983, et qui reste toujours introuvable même après le retour à la démocratie. 

Ces événements sont vécus comme une menace à la patrie par des secteurs ultranationalistes et intégristes catholiques, essentiellement issus de la classe de propriétaires terriens, instigateurs du coup d’état de 1932 qui met fin au deuxième gouvernement populaire d’Irigoyen. Le poète Leopoldo Lugones, après avoir manifesté des sympathies pour les mouvements socialistes, amorce un virage et annonce l’heure de l’épée en 1924 pour mettre fin à la corruption nationale introduite par le libéralisme politique. Les idées qui circulent dans ces cercles sont celles de Primo de Rivera et Mussolini, mais aussi celles de Charles Maurras et la droite française (5). La devise est : ordre, hiérarchie, autorité. La Révolution française est désignée comme responsable de tous les maux démocratiques. A partir de 1932, suit une période de restauration conservatrice qui gouverne le pays à coup de fraudes électorales, passée à l’histoire comme la décennie infâme. J. Péron intègre en 1939 la Misión de estudios en el extranjero que l’Armée Argentine envoie en Europe, et qui prend comme siège l’Italie mussolinienne d’où elle mène des visites en Espagne, Allemagne, Hongrie, France, et les Pays Balkans, où les droites et extrêmes droites hégémoniques. J. Péron est alors membre de la loge Groupe d’officiers Unis (le GOU), dont l’ennemi principal est le mouvement communiste international. En 1943, lors d’un deuxième coup d’état, J. Péron, alors colonel, devient Secrétaire du travail. 

Dans son exercice, il commence à gagner en popularité parmi les ouvriers grâce à des mesures sociales importantes en faveur des classes populaires qui arrivent en masse dans les grandes villes poussées par la crise économique mondiale des années ‘30. Ses discours parlent de justice sociale et il s’oppose à l’oligarchie terrienne. Cette situation introduit des tensions avec les secteurs plus conservateurs du gouvernement militaire et culmine avec une brève éviction de J. Péron, suivie d’une manifestation de masses gigantesque qui occupe la Place de Mai réclamant son retour : c’est la date historique du 17 octobre de 1945. J. Péron, assume alors tous les pouvoirs et gagne les élections démocratiques de 1946 avec 52% des voix et il devient l’homme du peuple, le Colonel des travailleurs. Son premier gouvernement va de 1946 à 1955, date à laquelle il est déposé par un coup d’état militaire et part pour un exil de presque 20 ans.

Cet aperçu historique condensé va nous permettre de mieux introduire la problématique de notre rencontre : la conception politique du peuple chez J. Peron. La question trouve un écho dans l’actualité éditoriale française : la parution récente de l’ouvrage du professeur de Théorie politique de l’Université d’Essex en Grande Bretagne, La Raison populiste de Ernesto Laclau (6). A l’aide de cet ouvrage, que nous pourrions qualifier avec un peu d’ironie de péronisme scientifique, nous allons risquer l’hypothèse que le paradigme péroniste reste d’actualité.

Doctrine justicialiste : la Troisième voie (7)

Avec des accents d’ingénieur de la politique, les mêmes que Paul Veyne (8) retrouve chez Machiavel et son réalisme de la verità effettuale, J. Péron affirme que sa doctrine est élaborée de manière articulée à sa conception idéologique comme « une technique de l’économique et le social, ainsi que du politique » :

« Pour nous les justicialistes, le monde se divise aujourd’hui en capitalistes et communistes en lutte : nous ne sommes ni l’un ni l’autre. [...] Nous considérons le capitalisme comme l’exploitation de l’homme par le capital, et le communisme comme l’exploitation de l’individu par l’Etat. Les deux « insectifient » la personne par des systèmes différents [...]. Sans le capitalisme le communisme n’aurait pas raison d’être. »  J. Péron est convaincu qu’il suffit de supprimer les abus du capitalisme pour faire évoluer les systèmes économiques et sociaux, sans toucher au régime de propriété des moyens de production (9). C’est la troisième voie qu’il revendique.

L’organisme social

Dans ses discours, J. Péron remplace l’économie politique par une économie sociale qui vise selon ses propos à mettre le capital au service de l’économie, et celle-ci au service du bonheur social. Son principe est de justice sociale, c’est à dire de donner à chaque individu la possibilité « d’affirmer ses droits en fonction sociale ». 

« Nous sommes sincèrement convaincus qu’il existe la possibilité d’asssurer aux individus, en même temps que leur liberté, d’autres droits essentiels de caractère partimonial, qui sans restreindre les bénéfices de celle-là, lui permettent un minimum de bienêtre compatible avec les exigences du milieu social. Cela doit contribuer, sans doute, à éviter l’alluvion collectiviste, qui impulsé par l’impérieuse nécessité de donner des solutions aux difficultés économiques de la classe des travailleurs, menace de détruire les institutions libérales ». Le principe d’organisation ainsi exprimé est bien celui d’une conception sociale organiciste, qui doit être assurée par une doctrine cohérente :  « Chaque justicialiste non seulement connaît la doctrine, mais il la sent et la pratique. Ainsi, nous organisons intellectuellement et spirituellement la grande masse justicialiste, de façon telle que d’une même manière de voir les problèmes, il en résulte une même manière de les apprécier et de les résoudre. Cette doctrine qui a « organisé » spirituellement chaque homme, sert de base pour l’organisation matérielle de notre mouvement dans ses différents secteurs : hommes, femmes et travailleurs ». Multitudes de pauvres

Dans la politique de J. Péron est à l’oeuvre une conception anti-essentialiste(10) du peuple, qui résonnne avec les multitudes de la postmodernité. Elle s’enracine dans une opposition explicite contre le marxisme aussi bien que contre toute notion positive telle la lutte de classes. Le peuple que l’on retrouve dans ses discours et dans son action, n’est pas articulé à des notions comme celle de prolétariat (11) en tant qu’agent historique, fossoyeur de l’ancien monde (12)

« Le taudis infecte, l’épouse affamée et vieillie par la labeur épuisante, les enfants miséreux, le manque d’hygiène, représentent l’ambiance propice à la genèse de la haine et, avec elle, de la violence. Inversez les termes, mettez dans la vie des travailleurs hygiène et beauté, confort et culture, et vous verrez comment l’opposition de classe se transforme en collaboration fraternelle, la haine en amour et la lutte en paix ». Son épouse Eva Péron, précise encore plus le fait que le peuple péroniste ne peut pas être confondu avec une classe sociale, prolétariat ou plèbe, car l’aspect économique n’est pas décisif pour le définir. Ainsi, certains riches peuvent être considérés comme faisant partie du peuple s’ils manifestent leur solidarité avec les pauvres. Le seul critère pour définir le peuple est moral. Et il est essentiellement le résultat d’un processus discursif.

Le travail de E. Laclau définit la théorie du discours comme une rhétorique qui constitue l’objectivité comme telle, et qui doit être considérée comme la voie royale de la constitution ontologique du politique comme tel, sans référence à aucune détermination en dernière instance(13). Autrement dit, un registre politique autonome purifié de l’économique. De ce point de vue, il est intéressant de noter que l’essentiel du contenu des messages politiques de J. Péron est à chercher dans ses discours, devant celui qui l’écoute et qui devient son peuple. Il incarne ce que dans la théorie lacanienne est appelé le point de capiton, c’est-à-dire ce qui fait tenir un ensemble hétérogène (14). Point de prolétariat dans son discours, mais une chaîne d’équivalences où l’on trouve les travailleurs, les femmes, les cabecitas negras (métonymie pour désigner les argentins métissés), et les descamisados, qu’il compare aux sans culotte de la Révolution française. 

Construire et conduire son peuple

A l’opposé donc de toute conception essentialiste et universaliste du peuple, J. Péron prend son point de départ dans une unité minimale constituée par une demande particulière émanant d’un groupe et adressée au pouvoir. L’analyse introduite par E. Laclau (15) fait ressortir avec clareté la logique par laquelle ces différentes demandes peuvent s’articuler, établissant des équivalences qui aboutissent à une demande plus ou moins générale. Enfin, un contenu particulier peut se rendre hégémonique et constituer le sujet politique principal d’une situation donnée. E. Laclau désigne comme signifiant vide une demande qui occupe une place centrale dans les antagonismes sociaux et qui est capable d’accueillir un grand nombre d’équivalences de demandes particulières qui suspendent ainsi leurs différences. 

Conduction est un des signifiants maîtres du péronisme. « L’art de gouverner a ses principes et ses objectifs. Les premiers constituent une théorie de l’art, mais ils ne sont que la partie inerte. La partie vitale est l’artiste ». Tout l’art de J. Péron est de loger son nom propre à cette place centrale et devenir le point d’articulation des demandes particulières. Viva Péron! ou Perón o muerte! (16), constituent des slogans qui réunissent des masses, mais qui véhiculent des contenus parfois antagonistes. Le Général J. Péron prend soin d’écouter les demandes partielles des groupes marginalisés, de tous les sans part (17), et d’établir les équivalences. Il se fait le destinataire des différentes demandes particulières, d’où l’importance dans ses discours de l’énumération des groupes et catégories : travailleurs, femmes, cabecitas negras, descamisados, constituent la chaîne d’équivalences des demandes insatisfaites, et la base du peuple péroniste. L’énumération est essentielle pour leur constitution en tant que peuple à travers son acte de parole : les déshérités, ceux qui souffrent, les grasitas, la liste varie selon les circonstances.

Ce lien entre le conducteur et son peuple, ainsi que toutes les réelles avancées sociales, se retrouvent dans la réforme de la constitution de 1949. La nouvelle constitution péroniste donne un corps légal aux résultats de l’action des nouveaux sujets politiques : 

"L’année 1949 restera gravé dans l’histoire comme l’année de la Constitution Justicialiste, la Charte du peuple, la Charte des Travailleurs, où sont scellés vos droits que l’injustice humaine ne pourra pas abattre dans les siècles de notre vie historique [...] Compagnons : c’est moi qui vous a donné une doctrine justicialiste, qui a assuré une justice social, qui a conquis une liberté économique, qui vous a donné une réalité politique, consolidée dans la Constitution Justicialiste. Dans le futur, vous devrez en être les gardiens, vous jugerez et vous sanctionnerez". Les 20 vérités de la patrie du bonheur

J. Péron est un adversaire des conceptions idéologiques du dépassement des antagonismes dans une société sans classes. Son idée de la plénitude sociale se réfère plutôt à la doctrine morale chrétienne et au bonheur. La Patrie péroniste est la patrie du bonheur, comme le rappelle le film argentin sur le développement du premier avion à réaction conçu en Argentine (18). Ce bonheur est constitué par deux éléments essentiels définis par Eva Péron : avoir sa maison et partir en vacances. Pour y parvenir, le peuple s’instruit dans les principes de la doctrine justicialiste énoncés dans les 20 vérités du justicialisme péroniste, déstinées à forger une Nouvelle Argentine. Selon le message de J. Péron, elles doivent être gravées dans les esprits pour être propagées comme "un message d’amour et justice [...] pour que vous viviez heureux selon leurs prescriptions, mais aussi pour que vous soyez prêts à mourir dans leur défense si cela s’avère nécessaire". 

J. Péron enseigne à son peuple que "la véritable démocratie est celle dans laquelle le gouvernement fait ce que le peuple veut et ne défend qu’un seul intérêt : celui du peuple". Il introduit ainsi un écart entre le peuple et le conducteur. Ce dernier se fait l’agent de la volonté de l’Autre populaire. Dans une autre maxime, celle qui affirme que "le Péronisme est essentiellement populaire. Tout cercle politique est antipopulaire, donc il n’est pas péroniste", il s’assume tautologiquement comme le seul agent de la volonté du peuple, ce qui, mutatis mutandis, établit qu’il n’y a point de peuple en dehors du péronisme. "Pour le péronisme il n’existe qu’une seule classe d’hommes: ceux qui travaillent", affirme J. Péron. Cette vérité, qui définit la classe essentielle du péronisme, a des contours flottants et s’avère capable d’accueillir en son sein tous ceux qui s’inscrivent dans l’appareil productif, en même temps qui véhicule une méfiance vis-à-vis des rentiers, mais aussi vis-à-vis des intellectuels. Dans un acte anecdotique devenu célèbre, Jorge Luis Borges, alors bibliothéquaire, est nommé inspecteur de poulaillers aux marchés. Mais, même la catégorie de péroniste est mouvante : "Lorsqu’un péroniste se croit plus de ce qu’il est, il commence à devenir un oligarchique [un oligarca]". A travers ces actes de paroles, c’est lui qui fixe le sens des mots, ce qui constitue un avantage non négligeable face aux idéologies reliées à un référentiel positif dans la réalité (19).

La métaphore pastorale apparaît à plusieurs reprises dans les discours d’Eva Péron, qui pousse dans cette direction jusqu’à faire des analogies entre Juan Péron et le Christ (20). Ici, on est plus proches d’une politique de rédemption que d’une politique d’émancipation. Le bonheur visé et promis, n’est pas loin de la béatitude eschatologique. Il n’est pas absurde d’y retrouver certaines échos avec la problématique abordée dans l’œuvre de Giorgio Agamben pour réfléchir ironiquement à l’animal humain de l’âge post-historique (21) ou post-politique : "La politique n’est pas pour nous une fin, dit Péron, mais seulement le moyen du bien de la Patrie, qui est le bonheur de ses enfants et la grandeur nationale [...] Le Justicialisme est une nouvelle philosophie de vie simple, pratique, populaire et profondément chrétienne".

Evita

Le rôle d’Evita dans cette première période de l’histoire du péronisme est un sujet à lui tout seul (22). Cependant, il n’est pas possible d’évoquer Péron et son peuple sans lui consacrer quelques brefs commentaires. Si, suivant E. Laclau nous avançons que J. Péron constitue le point de capiton où la masse populaire devient peuple politique, Eva Péron est incontestablement le trait d’union entre le sujet de l’énonciation et la masse. Evita, passionaria et égérie du petit peuple argentin (23), joue un rôle majeur tant par ses discours que par l’action sociale de sa Fondation. Son livre L’histoire de ma vie (24)est d’enseignement obligatoire dans les écoles. Mais c’est surtout dans ses discours que se dessine sans cesse le contour du peuple auquel se réfère J. Péron. 

Sa position d’énonciation est différente de celle de J. Péron : Evita appartient au peuple "je me confonds avec lui, je suis une de vous". C’est de cette place qu’elle parle, avec le peuple et avec celui qui est devenu le Général. Parmi ses interlocutrices privilégiées figurent les femmes : "la compañera Evita lutte pour la revendication de millions de femmes injustement reléguées". Lorsqu’en 1947 est promulgué le droit de vote aux femmes, elles font irruption comme agents politiques d’une demande particulière articulée à celle des travailleurs, en même temps qu’elles apportent une quantité des voix qui lui font gagner les élections de 1953 avec plus du 60%. "La femme doit voter. Elle doit compléter le processus civique de son peuple", exhorte Evita. Les femmes rentrent ainsi dans la chaîne d’équivalences discursives : "vous (amis, enfants, femmes, travailleurs argentins), vous qui êtes le peuple qui souffre, qui a été trompée par cinquante ans de basse politique, vous voyez maintenant comment aussi bien le Général que la compañera Evita, luttent pour l’idéal du bonheur de tous"

La Fondation Eva Perón illustre l’autre versant de ce que E. Laclau considère dans la théorie des discours : d’un côté des actes de langage, des éléments linguistiques, et de l’autre des éléments extralinguistiques. Elle rompt avec la traditionnelle oeuvre de charité menée par la Sociedad de beneficencia fondée dans les débuts du 19ème siècle par les femmes de la classe possédante, tant par la teneur que par l’ampleur de sa mission. Eva Péron reçoit les demandes dans le siège de la Fondation, grand bâtiment au style néoclassique avec une colonnade coiffée d’une série de statues, dont une porte son visage. Cet édifice (aujourd’hui la Faculté d’ingénierie), est emblématique d’une esthétique péroniste au même titre que les peintures de Daniel Santoro, ou la voix du chanteur de tango Hugo del Carril, immortalisée dans l’hymne du mouvement, la Marcha Peronista. La Fondation accomplit la création de quatre hôpitaux ultramodernes et 23 autres avec une capacité de 7600 lits, des maisons de retraite, des maisons d’accueil pour mères célibataires, des campus universitaires. Elle distribue des jouets, des livres et des vêtements, des machines à coudre, et les emblématiques panettone et bouteilles de cidre pour les fêtes de fin d’année. Elle organise aussi des tournois sportifs mobilisant parfois près de 200.000 participants qui passent à l’occasion (souvent pour la première fois) une visite médicale. Evita meurt au sommet de sa popularité en 1952, terrassée par un cancer. Ce destin tragique lui assure cependant une place durable dans le panthéon de la mémoire collective argentine en compagnie de Carlos Gardel, le Ché et Diego Maradona, qui ne se résout pas à mourir...

Mais pourquoi le peuple est péroniste?

Malgré quelques organisations socialistes, communistes ou anarchistes existantes, les importants mouvements migratoires de populations rurales vers les centres urbains se caractérisent par leur hétérogénéité et par l’absence de toute idée de constituer un sujet politique. J. Péron organise pour la masse les syndicats, promulgue des lois pour l’amélioration des conditions de travail, des lois sur les loyers, sur les retraites, établit les congés payés, le 13ème mois, etc. Entre 1946 et 1949, période dite de la fête péroniste, le salaire augmente d’un 60%, et l’état dépense dans la création de logements ouvriers, écoles, hôpitaux, centres de vacances collectives, centres sportifs, etc. La Fondation Eva Péron et le Ministère du Bien-être social, aux accents orwelliens, canalisent les ressources. La participation des masses populaires au P.B.I. s’élève à 50%. Cela les détourne durablement de l’action des activistes de la gauche marxiste, qui sont déplacés des nouvelles organisations syndicales, et subissent souvent une répression musclée. Les nouvelles organisations péronistes sont cimentées par une grande loyauté envers leurs leaders, et constituent un levier important dans son action politique.

Le régime a les moyens de financer son action, car la guerre qui ruine l’Europe a profité à l’Argentine grâce à ses exportations de viande et céréales aux pays en guerre, au point que le pays est devenu créancier de la Grande Bretagne. Dans les premières décennies du 20ème siècle, les capitaux britanniques sont les propriétaires des trains, du téléphone, des usines de congélation de viande pour l’exportation, etc. La dette de la Grande Bretagne est soldée par les nationalisations des services publiques et le réseau ferré. L’état devient alors un opérateur économique majeur et donne une impulsion inédite au développement industriel du pays : Dieu est argentin. Cette vertigineuse amélioration des conditions concrètes de la vie de millions de personnes, laisse une trace durable dans la subjectivité politique du pays. Le signifiant dignidad devient le nom de cette nouvelle situation subjective du peuple. Inversement, il fait émerger une haine aussi tenace chez ses opposants. Haine de classe, mais aussi de race que l’insulte negro peronista réunit en une seule expréssion.
 

Structurer l’antagonisme : Nacional y popular

Par ses discours enflammés, Eva Péron contribue en grande partie à structurer l’antagonisme social essentiel de la politique péroniste : le peuple contre l’oligarchie. Les premiers ce sont les travailleurs, loyaux, humbles, purs et péronistes. L’oligarchie, les traitres à la patrie, ce sont les hommes sans Dieu, médiocres et hautains, souvent représentées par les cent familles privilégiées. Mais oligarchie, sorte de signifiant vide antinomique à celui de Péron, est capable de loger aussi bien les traditionnels propriétaires terriens que les secteurs qui viennent à s’opposer à lui au fur et à mesure des fluctuations politiques. Cela nous montre comment la logique des équivalences mise à jour par E. Laclau fonctionne aussi en sens inverse. Les métaphores animalières, fréquentes dans les discours péronistes aussi bien qu’antipéronistes, oppose les singes à la peau basanée, aux gorilas (les gorilles) qui se rangent de l’autre côté. Mais les identités sociales mises en jeu par le péronisme ne se limitent pas à celles d’un parc animalier.

Avant tout, le mouvement péroniste est national et populaire. Cette identité assumée nous permet d’introduire une autre dimension essentielle du péronisme : son caractère anti-universel. La révolution péroniste est celle du péronisme en un seul pays. Le peuple de Péron n’est pas un peuple universel, mais le seul peuple argentin. L’antagonisme structurant de la politique péroniste entre oligarchie et peuple, se trouve encerclé à l’intérieur de l’idée de nation. L’universalisme, parfois synonyme d’apatride, est une des cibles à travers quelques expressions comme celles qui dénoncent la synarquie internationale, parfois avec des relents d’antisémitisme. Sur ce point il faut être très précis : l’antisémitisme argentin précède la naissance du mouvement péroniste. Il s’enracine dans les premières décennies du 20ème siècle et s’articule contre le cosmopolitisme, qui pourtant est une des données positives de la population argentine. Ces secteurs nationalistes ont intégré le mouvement péroniste dès sa naissance. L’accusation la plus grave contre l’oligarchie est celle d’être asservie aux intérêts étrangers du Capital. L’idée d’argentinité (25), va cependant trouver quelques écueils dans les composantes empiriques de la population argentine. Le glissement des identités sociales vers l’identité nationale, va entraîner la question de la biopolitique, dejà insinuée dans les métaphores animalières, vers le noeud entre la naissance, le corps biologique, et le corps de la nation.

Biopolitique péroniste et identité nationale

Selon le Général, la politique sociale doit concerner tous les aspects de l’Etat, car elle n’est pour lui que la régulation du facteur humain du pays, dès la naissance jusqu’à la mort : "C’est pour cela qu’il est de son ressort tout ce qu’y vit, puissant ou démuni, qu’il soit savant ou ignare, celui qui commande ou celui qui obéit, tout le temps qu’il ait un souffle de vie sur cette terre".

Il a comme point de mire ce que les anglais, appellent, selon lui, la ligne de vie. Elle constitue l’équilibre du salaire avec les nécessités de base de la survie dans des conditions dignes. Elle différencie les émergés des submergés. La tâche du gouvernement en matière de politique social doit tendre à réduire au plus petit nombre ces derniers. C’est pour J. Péron un devoir élémentaire de l’Etat moderne de travailler à fixer pour tous ses habitants un standard de vie en accord avec l’économie nationale, le travail individuel et l’organisation adéquate du pays. Le but est d’optimiser la productivité. Ces propos énoncent une biopolitique péroniste, véritable contrepoint de la logique politique anti-essentialiste du peuple de J. Péron

Cette question, où viennent se nouer le corps du peuple (26) avec celui de la nation et de la race, montre la face la plus obscure du régime. En Argentine, la gestion de la population vient se heurter à la reprise du phénomène migratoire de l’après deuxième guerre mondiale. L’Europe dévastée par la guerre reprend les bateaux pour l’Argentine. La position pro-axe, à peine dissimulée par la neutralité argentine pendant le conflit, va produire un phénomène connu : parmi des milliers d’immigrés, l’Argentine devient un refuge pour le gotha de l’extrême droite européenne, des nazis jusqu’aux oustachis, en passant par les français, les belges, les italiens et les espagnols. Une institution devient le centre névralgique de la question immigratoire : l’Instituto Etnico Nacional. Crée en 1946 par l’anthropologue Santiago Peralta à l’idéologie nazi confirmée, l’institut se propose de trier la bonne immigration de celle qui n’est pas soluble dans l’identité nationale (27). Il conçoit la formation du peuple sur des bases scientifiques, par des plans échélonnées sur quatre générations, et d’éviter la formation de minorités enkystées dans le corps de la nation. Néanmoins, l’Institut est précédé dans ses efforts pour bloquer l’immigration juive par une circulaire ministérielle datant de 1938 (la Circulaire 11, dont le contenu est resté secret et qui n’est dérogée qu’en 2005, en tous points similaire aux dispositions prises à l’époque par d’autres pays du continent). Dans les Annales de l’Institut on lit que les races espagnoles et italiennes doivent être préférées, et quitte à recevoir des sémites, plutôt les arabes que les juifs. Un des théoriciens de l’Instituto et conseiller privilégié de J. Péron, est le nazi français Jacques Marie de Mahieu, arrivé après la guerre et auteur d’ouvrages pseudo-scientifiques sur la présence des Vikings en Amérique du sud. Cet étranger et encombrant homonyme est aussi l’auteur d’un opuscule intitulé Précis de biopolitique (28), publié bien avant que Michel Foucault ne mette le terme à l’ordre du jour. Cependant, là aussi J. Péron adopte une attitude cynique et pragmatique, n’hésitant pas à limoger des têtes devant les pressions internationales. Cynisme, pragmatisme ou corruption, le fait est que dans les dernières années de la Solution finale, se réfugient en Argentine plus de juifs qu’aux Etats-Unis, grâce au manque de zèle bien monnayé de certains fonctionnaires argentins (29).

Pour conclure

A l’opposé de la passion du réel qui traverse le 20ème siècle (30), la politique péroniste délibérément cynique et pragmatique, ne s’en remet qu’à la vérité du Christ comme seule transcendance. Dans le royaume de ce monde, le bricolage de personnes, d’idées, de pratiques, souvent réactionnaires aux yeux des contemporains, produit le paradoxe propre à sa particularité irréductible : plus jamais le peuple argentin des déshérités n’aura connu de meilleur sort, ni meilleure fortune une partie de la dite bourgeoisie nationale (31). De ce point de vue, même son deuxième gouvernement entre 1973 et 1974, date de son décès, ne sera pas à la hauteur de ses périodes fastes. 

Si, comme le pense E. Laclau, le populisme est devenu dans l’horizon contemporain le synonyme du politique, c’est qu’il s’en est fini de l’antagonisme qui a structuré le court 20ème siècle évoqué par E. Hobsbawm. L’économie, devenue orphéline du politique, est notre seul réel expurgé de la vérité comme fiction. Curieusement, on appelle cela aussi le post-politique. De ce point de vue, J. Péron s’est montré un savant précurseur. A l’heure où la Chine rebaptise son modèle économie sociale du marché - ce qui ne va pas sans évoquer l’économie sociale du bonheur de J. Péron -, à l’heure où la Révolution bolivarienne de Hugo Chávez réclame pour son socialisme du 21ème siècle l’héritage du Général, à l’heure aussi où la biopolitique est devenu hégémonique dans les techniques des gouvernements occidentaux, et le bien-être (32) une affaire de productivité, il est peut être trop tôt, comme le disait Chou Enlai, pour se prononcer sur la révolution péroniste. Comme l’aurait dit le Général Péron : c’est ce qu’il y a dans le meilleur des mondes possibles, et c’est là que nous y sommes.
 

REFERENCES

1 Robespierre : entre vertu et terreur, Les plus beaux discours de Robespierre, présentés par Slavoj Zizek, Paris : Editions Stock, 2007.

2 Eric Hobsbawm, L’Age des extrêmes. Histoire du court XXème siècle, Paris : Editions Complexe, 2003.

3 Félix Luna, Perón y su tiempo, Buenos Aires : Editorial Sudamericana, 2000 ; Tomás Eloy Martínez, Le roman de Péron, Paris : Robert Laffont, 1999 ; Joseph Page, Peron : a biography, New York : Random House, 1983.

4 La Patagonia rebelde, réalisé par Héctor Olivera, Argentine, 1974.

5 María Sáenz Quesada, La Argentina. Historia del país y de su gente, Buenos Aires : Editorial Sudamericana, 2001.

6 Ernesto Laclau, La Raison populiste, L’Ordre philosophique, Paris : Editions du Seuil, 2008.

7 Ecrits de Juan D. Péron disponibles sur internet : Apuntes de historia militar (1932) ; Toponimia patagónica de etimología araucana (1935) ; Conducción política (1951) ; La Fuerza es el derecho de las bestias (1956) ; Tercera posición y unidad latinoamericana. Selección de cartas, discursos y ponencias sobre el tema, de 1947 a 1974 ; Doctrina peronista (1996), in http://www.pjbonaerense.org.ar

8 Machiavel, Le Prince et autres textes, Préface de Paul Veyne, Gallimard, 1980.

9 Georges Labica, Gérard Bensussan, Dictionnaire critique du marxisme, Paris : Presses Universitaires de France, 1982.

10 Ernesto Laclau, La guerre des identités, Grammaire de l’émancipation, La Découverte/MAUSS, 2000.

11 Yves Vargas, Marx et Engels. Prolétariat cherche politique désespérement, De la puissance du peuple, Le Temps des cerises, 2000.

12 Lucien Sève, Une introduction à la philosophie marxiste. Suivie d’un vocabulaire philosophique, Paris : Terrains/Editions Sociales, 1980.

13 Etienne Balibar, La philosophie de Marx, Paris : Editions La Découverte, 1993.

14 Slavoj Zizek, How to read Lacan, London : Granta Books, 2006.

15 Omar Acha, Peronismo terminable e interminable, El Rodaballo, Revista de política y cultura, N°16, Buenos Aires : 2006.

16 Silvia Sigal, Eliseo Verón, Perón o muerte. Los fundamentos discursivos del fenómeno peronista, Buenos Aires : EUDEBA, 2003.

17 Jacques Rancière, La mésentente, Paris : Galilée, 1995.

18 Pulqui, un instante en la patria de la felicidad, réalisé par Alejandro Fernandez Moujan, Argentine, 2007.

19 Terry Eagleton, Marx, Paris : Editions du Seuil, 2000.

20 Karina Savio, Acerca del concepto de pueblo en los discursos de Eva Perón, Revista de los alumnos de Maestría en Análisis del Discurso, Universidad de Buenos Aires, N° 3, diciembre 2006.

21 Giorgio Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Paris : Editions Payot & Rivages, 2006.

22 Alicia Dujovne Ortiz, Eva Perón. La madone des sans-chemise, Paris : Grasset : 1995.

23 Eva Perón, réalisé par Juan Carlos Desanzo, Argentine, 1996.

24 Disponible sur internet, La razon de mi vida

25 Diana Quattrocchi-Woisson, Un nationalisme de déracinés : l’Argentine, pays malade de sa mémoire, Paris : Editions du CNRS, 1992.

26 Giorgio Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, L’Ordre philosophique, Paris : Editions du Seuil, 1997.

27 Leonardo Sankman, Etnicidad e inmigración durante el primer peronismo, Estudios Interdisciplinarios de América Latina y el Caribe, Tel Aviv University, III, 2, 1992.

28 Jacques Marie de Mahieu, Précis de biopolitique, Montréal : Editions Celtiques, 1969.

29 Uki Goñi, La auténtica Odessa. La fuga nazi a la Argentina de Perón, Buenos Aires : Paidós, 2002.

30 Alain Badiou, Le Siècle, L’Ordre philosophique, Paris : Editions du Seuil, 2005.

31 María Seoane, El burgués maldito, La historia secreta de José Ber Gelbard, Buenos Aires : Planeta, Espejo de la Argentina, 1998.

32 Cf. le Journal of happiness studies, Springer Netherlands.

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