Le fait de
m'être proposé comme discutant du livre de Roger Zagdoun répond
simplement au fait qu'il ne m'ait pas laissé indifférent.
J'ai lu ce livre dans l'après-coup des événements
de décembre 2001 en Argentine et après le premier tour des
élections présidentielles de 2002 en France. J'ai eu un certain
malaise à sa lecture, une inquiétude. Malgré le fait
que beaucoup des arguments avec lesquels l'auteur s'avançait dans
son argumentation n'étaient pas les miens, ses propos prenaient
cependant une brûlante actualité en France après le
traumatisme du 18 avril 2002, et puis doublement lorsqu'on se penchait
sur la situation en Argentine, avec une société qu'on pouvait
facilement décrire comme déprimée et au bord de la
dislocation complète. Ce texte, complexe, contient différentes
thèses qui s'emboîtent, toutes polémiques. Chacune
mériterait qu'on se penche avec détail, à tel point
qu'il faudrait presque un discutant par thèse. Nôtre propos
aujourd'hui va se limiter seulement à effleurer celles qui interrogent
le désarroi que la situation actuelle de l'Argentine réveille,
et la tentative de penser des issues qui ne soient pas celles du cycle
de répétition masochiste pointé par Zagdoun qui va
de la "dépression psychotique" d'une nation au "délire paranoïaque"
génocide. J'espère que la discussion qui va suivre comblera
cet écart.
Freudo-marxisme de
centre?
Une des mes premières
impressions fut de découvrir dans ce livre quelque chose d'original
que je pourrais situer comme une sorte de freudo-marxisme de centre, mais
tout de même avec deux particularités: un "au-delà
de Freud", mais aussi un "en deçà" de Marx. L'au-delà
de Freud je le situe dans la tentative de constituer une sorte de Weltanschauung,
une explication générale de l'Histoire qui contredit ce que
Freud et Lacan avaient expressément dit à ce sujet (1).
D'autre part, je dis un en en deçà de Marx, car il existe
un emprunt des ses termes (p. ex celui de lutte de classes), mais leurs
contenus ne leur correspondent pas. On retrouve des contenus œdipiens à
leur place.
Inversion de la querelle
sur l'humanisme.
Cependant, se posant
ainsi, le livre de Zagdoun repose en négatif une célèbre
querelle philosophique du XXème siècle:
la querelle sur
l'humanisme (Colombel (J.), Jean-Paul Sartre, Coll. Textes et débats,
Le Livre de Poche, Essais, Paris, 1985), sur le statut de l'homme dans
l'histoire, querelle qui fit des ravages, qu'il nous suffise de nous remémorer
du triste exemple de Roger Garaudy. Cette querelle divisait les matérialistes
des idéalistes, mais aussi les existentialistes des marxistes, puis
elle divisait les marxistes eux-mêmes, et semait la polémique
parmi les structuralistes et autres courants de pensée sur le statut
du sujet. L'œuvre de Zagdoun avec ses concepts d'œdipe collectif ou de
personnalité appliqué à un pays n'a pas comme moindre
vertu de faire réactualiser ces polémiques en se situant
en opposition à ces syntagmes.
De cette querelle,
je fis miennes certaines options qui se voient polémisées
par l'auteur du livre, comme par exemple la phrase de Georges Politzer:
"La psychologie ne détient nullement le "secret" des faits humains,
simplement parce que ce secret n'est pas d'ordre psychologique" (Politzer
(G.), La crise de la psychologie contemporaine, Editions sociales, 1947,
p. 120; cité par Sève (L.), Marxisme et théorie de
la personnalité, Editions sociales 4ème édition, 1975).
Ou alors l'expression tant de fois mal comprises de Louis Althusser qui
disait que ce que Marx reconnaissait à Hegel était le fait
d'avoir le premier conçu l'histoire comme un procès sans
sujet (Althusser (L.), Averstissement (1969), in Marx (K.) Le Capital,
Livre I, Champs Flammarion, 1985, p. 21). Althusser s'est efforcé
de montrer en quoi "l'objet de Freud n'est pas l'objet de Marx", et de
séparer une pratique de l'individu et sur l'individu, d'une "théorie
des formations sociales, et tout au plus des formes historiques de l'individualité."
(Althusser (L.), L'affaire Tbilissi, Ecrits sur la psychanalyse, Freud
et Lacan, Livre de Poche, Biblio, Essais, 1993, p. 241-242).
Questions épistémologiques
: analogie et identité
Mais aussi, le livre
de Zagdoun peut être lu en ayant en tête une autre querelle
célèbre de la psychiatrie cette fois-ci, celle qui la traverse
depuis plus d'un siècle et demi et qui concerne les rapports entre
rêve et folie avec cette question épistémologique qui
reste posée: analogie ou identité? Cette question épistémologique
est bien ancienne, et à travers le livre de Zagdoun elle se pose
de façon aiguë.
Platon s'était
déjà penché sur la question de l'analogie dans La
République. Puis Aristote déclara que l'être
se dit de plusieurs manières. Les scolastiques ont accepté
et élaboré la doctrine aristotélicienne et ils ont
distingué entre une façon de parler univoque, une
façon de parler équivoque, et une façon de
parler analogique (2).
Parmi les épistémologues
modernes, Canguilhem a traité cette question des modèles
et analogies dans les sciences (Canguilhem (G.), Modèles et analogies
dans la découverte en biologie, in Etudes d'histoire et de philosophie
des sciences, Paris, Vrin, 1979, pp. 305-318).
Il en ressort que
l'analogie n'en est pas moins un procédé épistémologique
tout à fait valide dans l'histoire des idées scientifiques,
à un détail près. Comme il est dit dans l'article
correspondant de l'Encyclopédie Philosophique Universelle
:
"L'analogie
dépend étroitement d'un jeu de métaphores qui périodiquement
au cours de l'histoire, redistribue les significations et crée de
nouvelles connexions entre les phénomènes, dépendant
donc étroitement du contexte intellectuel et social. L'efficacité
du raisonnement sur les modèles ne doit pas faire oublier la construction
qui est à l'origine du modèle et nous faire confondre celui-ci
avec une représentation du réel (en d'autres termes, passer
du "modèle pour" au "modèle de")".
Autrement dit, ne pas
éluder "la
logique propre de l'objet propre", selon l'expression
de Marx (Marx (K.), Critique du Droit politique hégélien,
Editions sociales, 1973, p. 149). Cette question des différences
entre analogie et identité se pose tout au long de l'ouvrage de
Zagdoun, et nous allons nous en servir dans nos propos.
Spécificité
de la Shoah
La thèse centrale
du livre est bien celle du transfert paranoïaque de Hitler à
Freud, et les thèses qui en découlent dérivent de
l'extension para analogie des particularités de cet événement
aux autres persécutions et génocides dans l'histoire, dont
celle de l'Argentine. Zagdoun ne nie pas la spécificité de
cet événement. Il lui donne des argumentations psychanalytiques
qui diffèrent de celle de Lacan pour qui :
"... aucun
sens de l'histoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes,
n'est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il
s'avère que l'offrande aux dieux obscurs d'un objet de sacrifice
est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber,
dans une monstrueuse capture" (Lacan (J.), Séminaire Livre XI, Les
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, coll.
Points, 1973, p. 306).
D'autres auteurs, par
exemple Gérard Wajcman, pose lui l'unicité de la Shoah, affirmant
qu'elle ne procède pas simplement de l’ampleur du crime, mais du
fait que les nazis ont fabrique un crime comme déjà, de toujours
et à jamais arraché aux pages de l’histoire. La grande industrie
nazie ne produit pas des charniers, mais des cendres, rien de visible;
elle fabrique de l’absence, l’Irreprésentable (Wajcman (G.), L’art,
la psychanalyse, le siècle, in Lacan, L’écrit, l’image, Champs
Flammarion, 2000).
Alors, sans oublier
ce point central, nous pouvons revenir à la comparaison avec la
situation en Argentine ayant en tête une réflexion que s'approprie
Canguilhem : ce que nous pouvons apprendre de ces analogies c'est en
quoi elles diffèrent.
Réintroduire
le politique
Nous pensons qu'il
y a un intérêt restreint à substituer à l'histoire
concrète le seul point de vue psychanalytique tel qu'il apparaît
dans l'abord de Zagdoun, car ceci a comme inconvénient majeur de
masquer le registre politique. Si nous réintroduisons cette dimension,
nous pouvons voir que nous rencontrons un contexte complexe dans lequel
se produit la spécificité de la Shoah et qui lui donne ses
conditions de possibilité, sans pour autant devenir la détermination
essentielle. Ce contexte est ce que Zagdoun appelle la "dépression
psychotique d'une nation". Et avec le registre politique, les analogies
retrouvent d'autres fils conducteurs que celui qui va de la dépression
psychotique au délire paranoïaque. Stéphan Zweig, témoin
privilégié de l'époque (Zweig (S.), Le monde d'hier,
Souvenirs d'un européen (1944), Livre de Poche 1982) notait bien
comment l'industrie lourde allemande finança et propulsa Hitler
en avant. Le journaliste argentin (3) Daniel Muchnik rappelle
l'ouvrage de Fritz Thyssen, le magnat allemand de l'acier - mort à
Buenos Aires - qui dans un livre-confession révélait le rôle
joué par la grande bourgeoisie allemande dans l'arrivée du
nazisme au pouvoir (Muchnik (D.), Negocios son negocios, Grupo Editorial
Norma, Buenos Aires, 1999), mais aussi l'implication de l'entreprise américaine
Ford et autres grands groupes. Voici pour le contexte. Nous verrons un
peu plus tard comment cela intéresse la situation actuelle de l'Argentine.
La banalité
du mal
Penchons nous sur
un des phénomènes majeurs de la période nazie, ce
que Hannah Arendt nomme la banalité du mal.
"La Solution
finale était, aux yeux de Hitler, un des objectifs principaux de
la guerre. De cette conspiration - si c'en était une - il était
l'unique et seul conspirateur : jamais complot n'a requis un si petit nombre
de comploteurs et un si grand nombre d'exécutants" (Arendt (H.)
Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal
(1963), Gallimard, Folio Histoire, Paris, 1997.
Rappelons que c'est à
peu près le même constat que fait Primo Lévi. Si Hitler
était sans doutes un délirant paranoïaque, tel qui est
dépeint dans le livre du psychiatre Vallejo-Nájera Locos
egregios, très connu dans le monde hispanique (Vallejo-Nájera
(J. A.), Locos Egregios, Editorial Planeta, (1989), 37ª édition,
Madrid, 1993, pp. 222-238), un autre personnage hautement responsable de
l'extermination des juifs nous montre une position subjective différente:
Adolf Eichmann, lui aussi caché, puis retrouvé, en Argentine.
C'est une des thèses que défend Hannah Arendt dans son ouvrage
Eichmann
à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal. Ni
paranoïaque ni délirant, il a incarné une modalité
de l'horreur toute particulière : le "massacre administratif".
"L'ennui
avec Eichmann, c'est précisément qu'il y avait beaucoup qui
lui ressemblaient et qui n'étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient,
et sont encore, effroyablement normaux".
Cet homme qui ne s'est
jamais défini comme un criminel, et dont la description de "pervers
sadique" a été rejetée par le tribunal de Jérusalem,
s'est retrouvé devenir un des plus grands criminels de tous les
temps.
"Certes,
il importe aux sciences politiques et sociales de savoir qu'il est dans
la nature même du totalitarisme, et peut-être de la bureaucratie,
de transformer les hommes en fonctionnaires, en "rouages" administratifs
et, ainsi, de les déshumaniser"
Si nous nous arrêtons
un peu sur ce point, c'est d'un côté pour souligner que là
ne gît pas la spécificité de la Shoah, mais d'un mécanisme
qui puisse, par analogie, être étendu à bien d'autres
circonstances, comme le fait Arendt elle-même. Et l'analogie avec
l'actualité de l'Argentine n'a pas manqué d'être faite
par notre collègue Silvia Bleichmar (Bleichmar (S.), Dolor País,
Libros del Zorzal, Buenos Aires, 2002), mais pas du tout à l'égard
de la dictature militaire, comme nous allons le voir, mais de la situation
qui est arrivé après 18 ans de démocratie parlementaire
représentative.
Répression
en Argentine : Videla, les militaires et l'oligarchie latifundiste
Le personnage d'Eichmann
trouve son pendant indigène dans le personnage de Videla, homme
très pieux et respectueux du règlement, qui accomplit "son
devoir pour la patrie" (Seoane (M.), Muleiro (V.), El dictador. La historia
secreta y pública de Jorge Rafael Videla, Editorial Sudamericana,
Buenos Aires, 2001). Dans quel contexte politique arriva-t-il au pouvoir?
On ne peut pas dire que l'Argentine du début des années soixante
dix puisse être décrite comme une société déprimée,
car en 1975, avec José Ber Gelbard comme ministre de l'économie,
elle voyait diminuer son déficit fiscal, le PIB augmentait de 5,2%
et la distribution de la richesse permettait que la participation des salariés
soit à hauteur du 36% avec une dette extérieure ne dépassant
pas les 7.000.000 de dollars. Gelbard se payait le luxe d'ordonner aux
entreprises de voitures américaines ou françaises installées
dans le pays, d'exporter voitures à Cuba à prix coûtant
sous la menace de nationalisations (Seoane (M.), El burgués maldito,
Planeta - Espejo de la Argentina, 1998). Mais les deux branches internes
du péronisme puissamment armées, à gauche avec Gelbard
et à droite avec López Rega, un membre de la Logia P2, commençaient
à se livrer une bataille sanglante et mortelle. La violence de cette
lutte dont je fuis témoin, laissait des morts dans les rues et produisait
une surpolitisation de la vie quotidienne en Argentine.
La dictature de Videla,
qui prend le pouvoir en 1976 n'a rien eu d'un délire paranoïaque,
mais tout d'une dictature classique, avec une "dépolitisation" totale
des actes quotidiens. Le bain de sang qui dura de 1976 à 1979 laissa
30.000 disparus accusés de "subversifs", un nombre incalculable
d'exilés, au milieu d'une propagande d'état dont le slogan
était "les argentins, nous sommes droits et humains", pour répondre
aux "campagnes anti-argentines" orchestrées de l'étranger
"par les subversif qui s'étaient enfuis". Toute cette massacre était
déniée, et les centres de détention - plus de 350
-, restaient clandestins. Toutes les formes de la violence eurent lieu,
allant de la simple agressivité à la cruauté la plus
sophistiquée, dont la torture méthodique avait peu à
rajouter aux méthodes codifiées déjà par l'Inquisition
espagnole, sauf la technologie moderne: électricité, avions,
explosifs, etc. Sa spécificité réside peut-être
dans la méthode des disparitions, avec son lot de morts-vivant qui
hante encore le pays, avec la génération des Fils des disparus
(4)
qui fait place à l'association des Mères de la Place de Mai,
et laissa des dizaines de milliers d'Antigones errantes dans un entre-deux
morts sans fin avec tout de même la particularité d'avoir
été privées de la dignité du choix d'Antogone,
et à différence de Polynice privés d'une tombe avec
leur nom (Nicoletti (E.), Desaparición, duelo y rito significante,
El ser hablante y la muerte, Psicoanálisis y el hospital, Buenos
Aires, Año 10, N° 20, nov. 2001, pp. 27-31).
L'analogie avec le
nazisme était faite par les tortionnaires eux-mêmes, mais
justement pour marquer les différences. Une prime d'horreur lui
était réservée aux juifs argentins. Deux cas peuvent
être contrastés: Celui de Ruben Schell, argentin d'origine
allemande qui détenu et torturé se voit dire: "Mais qu'est-ce
que tu fais avec cette horde de negros? Si avec ton visage tu devrais
être un S.S..." Et en lui montrant une svastique tatouée dans
son bras il ordonna qu'il soit bien nourri, et à partir de ce jour
il ne fût plus torturé. Par contre à Nora Stejilevich
séquestrée dans une opération cherchant à retrouver
son frère, menacée d'être transformée en savon,
on lui affirme que "le problème de la subversion" était celui
qui les préoccupait principalement, mais "le problème juif"
était celui qui lui suivait en importance et qu'ils accumulaient
de l'information pour l'aborder ensuite (Informe Conadep, Nunca Más,
Eudeba, Buenos Aires, 1984, pp. 71-72). Malgré cela, les mobiles
de la répression sont restés politiques pour l'essentiel.
Le ministère
de l'économie n'était pas dans les mains d'un militaire,
mais d'un homme issue de l'aristocratie latifundiste, Martínez de
Hoz, accompagnée de plusieurs pans de la société civile,
dont faisait partie Domingo Cavallo, l'homme clé de ce qui allait
suivre. Le nouveau plan économique de "reconstruction nationale"
laissa au moment où les militaires quittent le pouvoir après
sept ans au pouvoir, une dette extérieure de 49.000.000 de dollars
résultat de l'étatisation des dettes privées, une
guerre perdue contre le Royaume Uni pour les Malouines, et une très
forte régression sociale.
"Manos anónimas",
Carlos Alonso
Alfonsín :
"La casa está en orden"
Avec le retour de
la démocratie, Alfonsín en 1983, un membre de l'Internationale
Socialiste, gouverne le pays. Alfonsín dut affronter quelques révoltes
militaires qui s'opposaient aux jugements des responsables de la répression
qui avaient lieu. Devant un pays dans la rue pour défendre l'ordre
démocratique il prononce pendant les fêtes de Pâques
de 1987 une phrase célèbre : "la casa está en orden",
pour demander aux gens de rentrer chez eux. En fait il avait négocié
avec les militaires les lois de "l'obéissance due" et du "point
final", qui tout comme lors des procès de Nuremberg mettaient fin
aux jugements qui risquaient de devenir interminables. Le problème
essentiel étant de mettre des contours à la chaîne
des responsabilités de la répression, qui risquait de devenir
interminable elle aussi. Mais l'année 1989 voit éclater l'hyperinflation
(plus de 6.000% annuelle) poussant des nombreux argentins à un nouvel
exil, volontaire et économique cette fois-ci. Cette année,
que certains on défini comme une "révolution russe à
l'envers" voit un massif transfert de la richesse avec le début
d'un appauvrissement progressif des classes moyennes. Il a dû quitter
le pouvoir en toute hâte avec le pays au bord du chaos et des saccages
et laissa la place à Carlos Menem. La dette extérieure frise
les 80.000.000 de dollars.
Menem : Premier monde
Avec Menem, le pays
rentra selon sa propagande dans le "premier monde". Un processus de privatisation
sans précédents au monde intervient (Winocur (P.), Les privatisations
en Argentine, quel avenir?, à paraître), processus qui devait
mettre fin à la dette extérieure. Deux mots d'ordre: privatisation
et dérégulation et un homme clé : le ministre de l'économie
Domingo Cavallo, pendant la dictature ancien président de la Banque
Centrale et auteur de l'étatisation de la dette privée, mentor
du plan de "convertibilité" qui fixa la parité peso/dollar
à un contre un. Son gouvernement a été sans doutes,
l'un des plus corrompus de la planète. La corruption est un sujet
sérieux et qui mérite une analyse profonde dans les liens
entre les formes de la subjectivité et l'économique. Mais
elle non plus ne nous donne la clé pour comprendre la situation
de l'Argentine puisque nous pouvons par analogie prendre l'exemple suivant
: nous comptons parmi le G7, c'est-à-dire le groupe de nations qui
tentent de diriger le cours des événements, une des nations
où une tradition de corruption est monnaie courante, et qui a des
liens très étroits avec l'Argentine : l'Italie, qui n'est
pas précisément un exemple d'échec économique.
Le gouvernement de Menem a été peut être un de ceux
qui a les plus respecté la liberté d'opinion, et les critiques
et les satyres eurent bon train, mais cet homme avec sa naturelle sympathie
les neutralisait toutes. La banalisation de la corruption se voit
traduite dans l'image du syndicaliste Luis Barrionuevo qui interrogé
sur son train de vie personnel affirme à la télévision
: "En Argentine personne ne fait de l'argent en travaillant", et puis de
rajouter, "Si dans ce pays on arrête de voler pendant deux ans tous
les problèmes se règlent". Sans avoir besoin d'une répression
policière quelconque, le pays entier s'adonna en apparence à
l'idéologie de la mondialisation et son corrélat subjectif
de la division de la société en winners et loosers.
De la Rua et le retour
du centre-gauche
Nous arrivons à
la situation actuelle après deux ans de gouvernement d'une alliance
de centre gauche, dont le président De la Rúa, élu
par le rejet massif de l'électorat de la corruption des années
Menem, se trouve sans idées politiques ni économiques et
décide de rappeler à la tête de l'économie une
nouvelle fois à Domingo Cavallo. Après deux ans de spirale
infernale, d'accroissement sans précédents de la dette extérieure
nous arrivons aux événements de décembre 2001, la
spectaculaire crise sociale très médiatisée, qui vit
passer cinq présidents en deux semaines et trente-deux morts dans
le pays. Dans un dossier fait par l'hebdomadaire L'Express et disponible
sur internet nous pouvons lire le tableau de l'Argentine actuelle:
"La lecture
de la presse donne le vertige: «Cinq homicides par jour, sept vols
par heure dans le Grand Buenos Aires, enlèvements éclairs
en hausse.» Selon un sondage du ministère de la Justice, 88%
des Porteños (habitants de Buenos Aires) se sentent menacés.
Ils ont raison. La pauvreté affecte plus de 50% des Argentins et
70% des enfants. Selon le quotidien La Nacion, 2,3 millions d'entre eux
souffrent de faim ou de malnutrition, et trois en meurent chaque jour".
Et ce dans un pays de
36 millions d'habitants où, comme le dit le journal espagnol El
País du 16.11.02 il existe une production alimentaire capable
de nourrir 300.000.000 de personnes. Et le journal Le Monde du 13.12.02
citant la revue argentine
Veintitrés de rappeler:
"1 500 Argentins
ayant de hauts revenus, beaucoup bénéficiant d'informations
privilégiées provenant du pouvoir politique et économique
– banquiers, hommes d'affaires, fonctionnaires, journalistes et vedettes
du spectacle –, ont transféré 3 milliards de dollars à
l'étranger [...] les riches Argentins [ont] toujours préféré
déposer leur fortune personnelle dans des refuges bancaires hors
du pays. Au total, 150 milliards de dollars, soit un chiffre "supérieur
à
la dette extérieure argentine et au PIB" [...] L'hebdomadaire
affirme que "le principal allié" des nombreux banquiers qui
ont sorti leur argent du pays a été Domingo Cavallo, le super-ministre
de l'économie des années 1990, qui détenait ce portefeuille
en décembre 2001 et qui a inventé le corralito : "Cavallo
a attendu que les banquiers exportent leurs dollars avant de freiner la
fuite des capitaux, quand il ne restait plus que les dépôts
bancaires des petits épargnants." [...]En 2001, précise
l'article,
"la fuite des capitaux s'est élevée à
18 milliards de dollars". Il souligne au passage que les gros industriels
argentins sont sortis doublement gagnants de la crise puisqu'ils ont bénéficié
de la "pésification" de leurs dettes libellées en
dollars.
Après l'abandon
brutal de la convertibilité, qui imposait artificiellement depuis
dix ans la parité du peso avec le dollar (1 peso = 1 dollar), ils
ont été autorisés à rembourser leurs dettes
en pesos dévalués. Les dollars, soigneusement gardés
à l'étranger, leur permettent de vivre luxueusement dans
un pays devenu bon marché"
Voilà quelque
chose qui donne à la bonne vieille lutte de classes un autre contenu
qu'en termes d'œdipe...
Alors, l'Argentine,
déprimée?
Patricio Rey et son
groupe de rock los Redonditos de Ricota chantent à la jeunesse :
"Le future est arrivé maintenant". Pouvons nous trouver une meilleure
analogie avec la subduction mentale dans le temps propre à la mélancolie
décrite par Minkowski, avec son lot de fatalité et d'éternisation?
(Minkowski (E.),
Le Temps Vécu, Presses Universitaires de
France, 1995). Mais avant de poursuivre dans le terrain de l'analogie,
voyons quelques éléments de l'état sanitaire du peuple
argentin par le biais d'une revue de la presse. Le journal La Nación
du 18.06.01 interviewait un psychiatre qui disait "Le scepticisme et la
tristesse ravagent le moral des gens. Les consultations psychiatriques
dérivées des pathologies sociales ont augmenté [...]
Ceci produit apathie, tristesse, dépression, affaiblissement, inertie
et la courbe de ces symptômes a augmenté de manière
exponentielle". Dans le journal El Clarín du 13.12.01 un
psychiatre et psychanalyste affirme que les consultations pour dépression
ont augmenté 300% ces derniers jours : "Dans une population rendue
vulnérable par le chômage et la désespérance
les nouvelles modifications [économiques] sont appréhendés
comme si le pays était en guerre". Dans le quotidien de Córdoba,
La
Voz del Interior du 09.03.02 les confrères de l'Hôpital
Neuropsychiatrique Provincial expliquent que la demande a augmenté,
mais celle-ci ne correspond plus au profil traditionnel "On reçoit
chaque fois plus de pathologies "actuelles": syndromes dépressifs
graves, troubles par anxiété, somatisations, tentatives de
suicide, idées de mort, irritabilité, impulsivité
et violence, parmi d'autres. Ce type de demande, avant minoritaire, comprend
maintenant le 53% des cas alors qu'on est un hôpital qui reçoit
majoritairement des chroniques". Tout ceci au milieu d'une situation sanitaire
colapsé, car le système public fortement délaissé
au profit des systèmes privatisés de santé, n'arrive
plus à faire face au transfert massif de la demande de soins des
personnes qui abandonnent, manque de moyens, le système privatisé.
En attendant de voir plus clair dans les nécessaires différences
psychopathologiques à faire entre mélancolie, dépression,
désespoir et désespérance, pour ne psychiatriser l'existence,
poursuivons maintenant dans le chemin de l'analogie.
Dolor País
A l'image du "risque
pays" (5), indice dénommé
Emerging Markets
Bond Index Plus élaboré par la banque d'inversions
J.P.
Morgan, ou des entités de qualification internationale de risque
comme Moody´s, Standard & Poor´s,
Fitch-IBCA,
etc., et qui mesure le "risque" que pose un pays pour les investisseurs
étrangers, qui a grimpé à hauteurs inimaginables entraînant
avec lui les taux de remboursement de la dette extérieure, Silvia
Bleichmar a tenté de mesurer l'indice "douleur pays", c'est à
dire le degré de souffrance subjective de ces dernières années.
Les images de la mélancolie
imprègnent tout son ouvrage, qui n'est pas un ouvrage théorique,
pour décrire la situation subjective actuelle des argentins, dans
un langage poétique et métaphorique qui prend par moments
soit l'allure d'un épitaphe, soit celle d'un manifeste. Bleichmar
pense que le pays a réalisé, dans une sorte d'accomplissement
d'une prophétie, le désir mortifère d'identification
aux grands-parents qui tant de fois ont dit "comment on voit que dans ce
pays il n'y a jamais eu de faim ou de guerres!" Elle pointe bien la position
mélancolique qui était affichée dans un panneau des
piqueteros,
le mouvement de chômeurs, qui disait: "Nous avons trois problèmes
: nous n'avons pas de travail, nous ne sommes pas retraités, nous
ne sommes pas morts". C'est la désolation profonde de ne pas être
entendus, l'hilflosigkeit décrit par Freud. L'impressionnante
masse des nouveaux pauvres s'est identifié à cette position.
Pleins de honte pour la défaite de l'utopie, qui constitue le principal
échec pour Bleichmar, le pays se trouve plongé dans un deuil
pathologique par la perte de l'Idéal. Le plus-de-malaise, elle le
situe dans la profonde mutation historique subie les dernières années
qui laisse le sujet dépouillé d'un projet transcendantal,
ce qui rend impossible d'apercevoir des modes de diminuer le malaise régnant.
L'exode, qui a toujours
été à l'horizon mythique de l'Argentine, n'est pas
pour Bleichmar un symptôme de l'absence d'issues mais de l'abandon
de sa recherche. Le processus de désidentification s'accentue et
les argentins partent vers toutes sortes d'horizons, même les plus
risqués, tel le cas de ce jeune homme originaire de Córdoba,
parti à 17 ans en Israël et mort lors d'un attentat kamikaze
quelques semaines après son arrivée à la terre promise.
Cette impression d'accomplir
un destin tragique, que Bleichmar rapporte à la nature des
argentins, mélancolique dès le départ, est issue de
la tentative de cacher la pauvreté originelle de l'immigration.
Borges le met en scène dans le Poème Conjectural (Borges
(J.L.), Poema conjetural, El otro, el mismo, in Obras Completas, Emecé,
Buenos Aires, 1974) où Narciso Laprida, homme de droit et héros
de l'indépendance, réfléchit dans la carrosse qui
le conduit à la mort: lui qui rêvait d'être autre, homme
de sentences, de livres, va gésir à ciel ouvert entre les
marécages. Mais il se voit comblé par une jouissance inexplicable
: "enfin je me retrouve avec mon destin sud-américain". Comment
ne pas évoquer ici à cette formule antique du destin : Genois
oios estti, Deviens ce que tu es!, impératif avec lequel Lacan
(Lacan (J). Propos sur la causalité psychique, Ecrits, Seuil,
1966) lisait comme un aphorisme pré-socratique le Wo es war soll
ich werden de Freud?
Mais Bleichmar nous
appelle à plus d'attention, et à ne pas confondre les registres
et à ne pas confondre le désespoir avec la désespérance:
le désespoir peut nous conduire à l'espoir alors que la désespérance
n'est autre que la conviction dramatique que les temps futurs n'ont rien
à offrir. Alors, c'est là que la question de l'analogie avec
le cycle dépression psychotique - délire paranoïaques
de Roger Zagdoun peut être posé : une partie de la société
collective argentine plonge dans cet état que chez un sujet on appelle
une "dépression psychotique". Cela appelle-t-il un Père-Maître
délirant paranoïaque? Tout cela ne serait que du pur masochisme?
L'Argentine est-elle condamnée au cycle dépression psychotique,
donc délire paranoïaque?
Des formes de la violence
Avant d'avancer un
peu plus dans cette comparaison croisée, révisons un peu
comment on est arrivé là. Tous les analystes s'accordent
aujourd'hui pour dire que cette situation est le résultat du processus
qui commence dans les années 70. Ici donc, la cruelle et sadique
dictature militaire des années 1976-1983, que si nous poussons l'analogie
un peu plus du côté de l'équivoque nous pouvons la
rapprocher du délire paranoïaque, n'est pas la suite logique
d'une société déprimée et masochiste: elle
la précède : la situation que nous décrivons arrive
après 18 ans d'une démocratie parlementaire formellement
irréprochable. Bleichmar nous donne d'autres éléments
supplémentaires pour penser ce processus. Il existent des nuances,
des positions différentes dans les différents modes de produire
la douleur aux autres qui correspondent à des formes différentes
de fonctionnement de la subjectivité : l'agressivité
est la réponse avec laquelle le moi se confronte à l'opposition
qu'un autre moi exerce sur sa volonté. Le stade du miroir est celui
qui permet de lui donner la forme d'un dépassement du tranchant
mortel, et ce dépassement implique la reconnaissance de l'autre
en tant que tel, la reconnaissance du semblant. Dans les luttes sociales,
les confrontations des humains pour le pouvoir ou dans les guerres, y compris
celle de l'amour, l'agressivité est au centre. Le sadisme,
est l'effet du plaisir qu'on peut ressentir à produire de la douleur,
mais qui ne nécessite pas forcément la reconnaissance de
la subjectivité de l'autre. Il se produit tout de même une
destitution subjective, et le corps de l'autre, corps souffrant, est au
service de la jouissance. La cruauté est un mixte des deux
précédentes formes : elle reconnaît le caractère
subjectif de l'autre et elle essaye sa démolition par le moyen de
la douleur qu'elle lui inflige. La torture est son paradigme. Briser l'autre
non seulement dans son idéologie mais dans le noyau même de
son intimité et à travers cela, de son identité. Ce
sont essentiellement les formes subjectives de la violence employées
par la dictature militaire argentine: cruelle et sadique au nom de la loi
et la civilisation occidentale et chrétienne.
L'autre violence
Bleichmar signale
un autre mode d'opérer, qui n'est ni intrinsèquement sadique,
ni agressif, ni cruel, et cependant qui est tout cela par ses effets :
l'action ne se soutient pas de la tentative de démolir l'autre,
mais dans l'ignorance pure et simple de son existence, dans la désarticulation
de toute empathie. C'est là qu'elle revient à la banalité
du mal d'Eichman pour faire la comparaison avec la situation de l'Argentine:
le fait que n'importe quel bureaucrate puisse tenir à jour des plannings
avec des chiffres qui contrôlent et rendent plus efficace, rationalisant
les recours, la forme de la mort à partir d'une mesure des coûts
matériels et effets recherchés. Cette banalité du
mal, incarnée par Eichman à Jérusalem peut être
bien plus anonyme. C'est ce que Slavoj Zizek affirme de notre monde contemporain,
faussement "post-moderne" ou "post-industriel":
"Le destin
de couches entières de la population et quelquefois de pays entiers
peut être décidée par la danse spéculative et
solipsiste du capital, poursuivant ses objectifs de rentabilité
dans une indifférence bienheureuse aux effets de ses mouvements
sur la réalité sociale.
Là se situe
la violence systémique fondamentale du capitalisme, bien plus mystérieuse
que la violence sociale et directe précapitaliste. Cette violence
n'est plus attribuable à des individus concrets et à leur
"mauvaises" intentions. Elle est purement "objective", systémique,
anonyme [...] il n'y a personne à qui attribuer la faute, personne
qui soit responsable : les choses se sont simplement passés ainsi,
à travers des mécanismes anonymes" (Zizek (S.), Le spectre
rode toujours. Actualité du Manifeste du Parti Communiste. Editions
Nautilus. 2002, pp. 13-14).
Si nous nous permettons
l'analogie entre Eichman et la crise Argentine, nous n'oublions pas ce
que nous avions dit au début : l'industrie nazie avait pour but
produire de l'Irréprésentable, si nous reprenons à
notre compte les propos de Wacjman, ou le produit d'un inceste délirant
selon la thèse de Zagdoun. Le processus en Argentine ne visait qu'à
produire du profit. La violence qui s'est abattu sur les argentins ne répond
à d'autres causes, et la figure de Carlos Menem n'est qu'un "rouage"
de ce mécanisme d'une violence banale et anonyme qui peut frapper
n'importe qui, indépendamment de son identité.
Décembre 2001:
Que se vayan todos!
Quel sera le dénouement
de la crise de décembre 2001? Il est un peu tôt pour se prononcer.
La solution paranoïaque menace l'Argentine? Certainement. Salvoj Zizek
signale que le déclin de l'autorité symbolique patriarcale
donne naissance à une nouvelle figure du Maître. Dans l'exemple
qu'il utilise, cette figure est celle de Bill Gates, et dans le notre cela
pourrait être celle de Menem :
"à
la fois un simple égal, un faux jumeau, un double imaginaire et
qui
à cause de tout cela précisément, est doté
fantasmatiquement de la dimension de Mauvais Génie. En termes lacaniens,
cela signifie que la suspension de l'Idéal du Moi, de l'identification
symbolique, autrement dit la réduction du Maître à
un Idéal imaginaire, fait forcément émerger son envers
monstrueux, celui du Surmoi dont la figure est celle d'un Mauvais Génie
omniprésent" (Zizek (S.), Le spectre rode toujours. Actualité
du Manifeste du Parti Communiste. Editions Nautilus. 2002, pp. 23).
En avril 2003 il devrait
avoir lieu des élections présidentielles et Carlos Menem
est un des candidats. Mais, pour Bleichmar, les journées de décembre
2001 sont un laboratoire de reconstruction d'une subjectivité dévastée
où restaurer le lien au semblable autrement que dans des rapports
marchands. L'événement citoyen, et ses effets sur la subjectivité
paraissent diverger d'une solution paranoïaque. Le seul slogan politique
qui tient encore la route en Argentine le dit tout haut: que se vayan
todos, qu'ils s'en aillent tous!
Un élan de
solidarité est en train de tenter de reconstruire un lien social
en Argentine, indépendamment du FMI, du gouvernement et des opinions
des économistes experts. D'un côté nous avons eu un
essor incroyable de l'économie du troc, qui se passait de la monnaie
frappée par la Banque Centrale. D'autre part, les usines abandonnées,
car devenues non profitables, sont occupées par des coopératives
qui les remettent en état d'usage et visent à produire pour
satisfaire les besoins essentiels des secteurs entiers tombés dans
la pauvreté. Le phénomène est assez particulier pour
intéresser le journal The Economist (Under workers' control 7.11.2002)
puisqu'aucun discours révolutionnaire n'accompagne ce phénomène,
et dans certains cas les coopératives passent des accords et payent
des loyers modiques à leurs propriétaires pour l'utilisation
des locaux. Plus de 120 usines marchent ainsi aujourd'hui, sans qu'aucun
discours politique y soit associé, sans projet de révolution
totale de l'humanité.
Selon le journal Página
12 du 4.11.02, des citoyens constitués en assemblées et des
médecins de l'hôpital psychiatrique Borda ont présenté
aux autorités sanitaires un projet de remise en fonctionnement de
la vielle boulangerie asilaire, capable de produire une tonne de pain par
heure, ainsi que des pâtes et des pizzas. Avec un investissement
minimal pour remettre en marche le matériel laissé à
l'abandon depuis la privatisation du système de restauration hospitalière,
les intervenants cherchent une restauration du lien social à plusieurs
niveaux: en premier lieu, répondre aux criants besoins alimentaires
de la population; ensuite réintroduire la notion de réhabilitation
socio-professionnelle chez les patients et leur redonner une place et un
sens au sein des réflexes solidaires que génère cette
profonde crise; et finalement un but politique, celui du restituer sa place
à l'action publique, perdue au cours des années '90.
Il en est de même
pour un certain nombre de cliniques privées en faillite, qui sont
réoccupées par leurs anciens salariés, toutes catégories
professionnelles confondues pour remettre en route le soin nécessaire,
telle la Clinique Halac, le seul institut de néo-natologie
de haute complexité á Córdoba. Le nom de leur coopérative?
Renacer
Limitada, que nous pourrions traduire par renaissance limitée.
Conclusion
Que le cycle de répétition
masochiste ne soit pas une fatalité! Qu'une mère déprimée
n'enfante pas mécaniquement des paranoïaques. Que la séquence
des trois générations que Freud cite dans une lettre à
Fliess, et que Lacan reprend dans les journées sur la psychose de
l'enfance, et qui a un arrière goût de la théorie de
la dégénérescence de Morel et Magnan, ne se constitue
pas en loi idéaliste selon le mode hégélien, ou génétique
selon un mode plus cybernétique, ni même psychanalytique sur
un mode métapsychologique. Alors, puisse Roger Zagdoun se tromper!
NOTES
1
"...une Weltanschauung est une construction intellectuelle qui résout,
de façon homogène, tous les problèmes [...] à
partir d'une hypothèse qui commande le tout [...]. [La psychanalyse]
est absolument inapte à former une Weltanschauung" (Freud (S.),
Sur une Weltanschauung, in Nouvelles conférences d'introduction
à la psychanalyse, Folio Essais, 1989, p. 211-243); "...la psychanalyse
n'est pas une Weltanschauung, ni une philosophie qui prétend donner
la clé de l'univers." (Lacan (J.), Séminaire Livre XI, Les
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, coll.
Points, 1973, pp. 90).
2
Voici un petit résumé des conceptions scolastiques: Le terme
ou nombre commun qui est prédicat de plusieurs êtres est appelé
univoque lorsqu'il s'applique à tous en un sens totalement semblable
ou parfaitement identique. Il est équivoque lorsqu'il s'applique
à tous et chacun des termes en un sens complètement distinct
(ainsi taureau comme animal ou constellation). Il est analogique lorsqu'il
s'applique aux termes communs en un sens non parfaitement ou non entièrement
identique, ou mieux encore en un sens différent mais semblable depuis
un point de vue déterminé (Ferrater-Mora (J.), Diccionario
de filosofía abreviado, Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 1983).
3
Plusieurs fils historiques guident nos propos d'aujourd'hui, c'est-à-dire
les liens entre le nazisme et l'histoire de l'Argentine contemporaine.
Nous trouvons que ce pays a eu une place particulière dans l'histoire
depuis très longtemps, car, si elle était un des sols possibles
que le sionisme de Théodor Herzl imaginait pour l'état juif
(Herzl (T.), The jewish state (1896), American Zionist Emergency Council,
1946), elle le fut certainement pour des nombreux nazis qui se sont cachés
grâce aux obscures ambiguïtés du Général
Peron.
4
H.I.J.O.S. : Hijos por la Identidad, la Justicia, contra el Olvido y el
Silencio.
5
Techniquement, c'est la surtaxe que payent les instruments de la dette
en rapport avec les intérêts des bons du Trésor des
Etats Unis, pays considéré comme le plus solvable au monde.
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