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Eduardo Mahieu, 20 juin 2002
PROGRAMME DU SEMINAIRE
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Notre séminaire s'est déroulé cette année sur la problématique du cas princeps. Cette histoire du cas princeps pourrait laisser penser à la rencontre occasionnelle et fulgurante entre deux sujets, le médecin et son patient, et puis que de cette rencontre jaillit le cas princeps comme le David jaillit du marbre brut de Michellange, éternel et atemporel. Il n'en est rien, pensons nous. Il n'y a pas de fumée sans feu. Pas de cas princeps sans théorie princeps, car comme Lacan le dit dans sa thèse: "C'est le postulat qui crée la science et la doctrine le fait".

Le cas princeps se situe du côté du concret. Ce concret, dont la référence que nous prenons pour aborder la thèse de Lacan n'est pas gratuite. Elle est dans la thèse même, car Lacan avec Ey et peu d'autres, ont été les premiers à saisir ce qui, à travers l'œuvre de Georges Politzer, voulait dire psychologie concrète. Nous retrouvons les frémissements de cette psychologie concrète de Politzer jusque dans Encore... Lacan en a toujours poursuivi son projet.

Alors qu'est-ce que ce concret dont le cas vient à être sa réalité? Ce n'est rien d'autre que le postulat matérialiste qui traverse l'œuvre de Lacan et qui prend ses sources chez Marx: "le concret est concret parce qu'il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité". Rien de mieux que cette phrase pour définir notre propos sur le cas princeps en psychiatrie, et sur les rapports qu'entretiennent le cas Aimée de Lacan et l'œuvre de Karl Jaspers. Car nous pensons qu'il existent des liens très étroits entre la construction du cas princeps d'Aimée et les notions élaborées par Jaspers quelques années auparavant.

Passons alors au concret et tentons de démêler quelques unes de ces nombreuses déterminations, sans prétendre à aucune exhaustivité. Jean Allouch, Elizabeth Roudinesco, François Leguil, Georges Lantéri-Laura, Bertrand Ogilvie, des auteurs qui se sont penchés sur la problématique de la thèse de Lacan, sur les rapports avec ses inspirations doctrinales, sur la portée de la thèse et sa postérité dans la psychiatrie française, n'arrivent pas aux mêmes conclusions. Ils ne partent certes pas des mêmes prémisses. Ainsi Roudinesco, qui dans Histoire de la Psychanalyse en France réussit à parler de le Thèse de Lacan sans nommer Jaspers, elle évoque plutôt les noms de Kraepelin, Bleuler, Freud et donne une importance forte au nom de Georges Politzer, l'inventeur de la psychologie concrète. Tandis que Allouche, qui coïncide avec Roudinesco pour citer quelques noms, ajoute Jaspers mais ne dit pas un mot de Politzer! Leguil est lui attentif au liens entre Lacan et son ami Ey, et puis aussi entre Jaspers et Heidegger. Nous pourrions continuer cette liste, Claude, Clérambault, Kretschmer, etc., mais elle est très, très longue. Cette fois-ci, nous allons nous limiter aux liens entre Jaspers et Lacan, avant, pendant et après sa Thèse. Nous prendrons appui sur les travaux que nous venons de citer, mais notre hypothèse de base est quelque chose de son aventure jaspersienne a accompagné Lacan pendant une bonne période de son œuvre.

LE CONTEXTE EPISTEMOLOGIQUE ALLEMAND

Rentrons donc dans le sujet et prenons notre point de départ dans l'épistémologie allemande du 19ème siècle. A ce moment, la science en Allemagne est dominé par le serment physicaliste pour qui comprendre la nature c'est la comprendre en termes mécaniques. La plupart des physiologues de la puissante école allemande sont d'accord avec Helmholtz sur l'essentiel: le fonctionnement physico-chimique de l'être vivant est soumis aux mêmes lois que la matière inanimée, et doit être étudié dans les mêmes termes. En 1842, Du Bois-Reymond énonce son serment : "Brücke et moi avions pris l'engagement solennel d'imposer cette vérité, à savoir que seules les forces physiques et chimiques à l'exclusion de toute autre, agissent dans l'organisme. Dans le cas que ces forces ne peuvent encore expliquer, il faut s'attacher à découvrir le mode spécifique ou la forme de leur action, en utilisant la méthode physico-mathématique". C'est la charte commune des physiciens et physiologues qui se groupent en 1845 dans la Berliner Physikalische Gesellschaft. Le postulat pourrait être la cause à tout prix! Bien entendu, une cause physique. Mais d'un autre bord, celui des humanités, une réponse se fait jour. Dans ce contexte, deux mot clés s'opposent: expliquer (erklären) et comprendre (verstehen). C'est Johann Gustav Droysen (1808-1884), l'un des rénovateurs de l'historiographie allemande du 19ème siècle) qui introduit cette distinction dès 1854. Ce sont les historiens qui abordent les premiers la question de l'herméneutique comme spécifiant un savoir propre, qui prolongeait une tradition qui elle-même s'alimentait dans l'herméneutique théologique du début du siècle avec Schleiermacher. Ce savoir est celui du sens, où la causalité physique n'a pas de place. Déjà avec Rickert et Windelband, se trouve tracée une délimitation déterminante entre "sciences de la culture" et "sciences de la nature", "sciences nomothétiques" et "sciences idiographiques". Vers 1883, au moment où Freud amorce sa pratique médicale, éclate le Methodenstreit (querelle des méthodes) concernant cette oppositions que Dilthey approfondit pour démarquer les "sciences humaines" à la fois des positivistes, mais aussi avec toute philosophie de la nature. Son programme est de se doter d'une méthode scientifique capable de fonder l'autonomie des sciences humaines, tour à tour, des sciences de la nature et de la métaphysique et le spiritualisme.

Méthodologiquement c'est l'Einfühlung qui lui permet d'avoir accès à ordre de connaissances. Einfühlung est l'intuition esthétique en tant que ressentiment d'un "voir" dans l'ordre du sentiment, et plus généralement c'est l'intuition vécue de ce qu'éprouve l'autre dans ses états affectifs. Connaissance par les causes et connaissances par le sens semblent donc s'exclure mutuellement. C'est dans ce contexte épistémologique que Jaspers mûrit progressivement sa Psychopathologie Générale.
 

L'HOMME, KARL JASPERS

Jaspers nous a laissé une autobiographie à tonalité plus intimiste et puis une autre plus philosophique. Dans le titre de la première s'entrevoit déjà que cette querelle entre les causes et le sens traverse non seulement son œuvre, mais aussi sa vie: Entre voluntad y destino.Né le 23 février 1883 à Oldenburg, Allemagne, non loin de la mer du nord, il est fils d'un juriste et suit dès 1901 des études de Droit à Heidelberg. Le choix de sa carrière se voit déterminé par sa maladie d'enfance: Jaspers souffrait des stases bronchiques et d'insuffisance cardiaque secondaire, et lorsqu'il était âgé de 18 ans il lit dans un traité de Virchow comment le malade succombe à l'âge de 30 ans, suite à une suppuration générale.

En 1902 Jaspers abandonne le Droit et commence ses études de médecine à Berlin, qu'il finit en 1909 à Heidelberg en se spécialisant en psychiatrie. En l910 se marie avec Gertrud Mayer, choix qui va s'avérer lourd de conséquences pour sa destinée. Il commence à travailler comme psychiatre de 1908 à 1915 à la clinique psychiatrie d'Heidelberg comme "assistant bénévole en sciences", car sa santé lui interdit d'être titulaire. Il nous a laissé une description de ce monde psychiatrique dans son Autobiographie Philosophique qui nous donne une idée de l'ambiance intellectuelle et scientifique dans laquelle il baignait. En 1909 soutient sa thèse de médecine Heimweh und Verbrechen (Nostalgie et criminalité), et puis il prépare lentement autre travail de thèse plus ambitieux. Contraint à choisir entre quitter Heidelberg pour soutenir sa thèse auprès de grands maîtres comme Kraepelin, ou bien rester à Heidelberg et soutenir sa thèse dans autre champ du monde universitaire, il choisit cette dernière option. En 1913 il publie auprès de la Faculté des lettres, en psychologie, l'Allgemeine Psychopathologie qui, ironie du destin, le fera basculer du milieu médical au monde philosophique. Désormais il n'aura plus de contacts avec la clinique. Cependant la Psychopathologie Générale va marquer le milieu psychiatrique allemand et des auteurs comme Westertrep, Neisser et Kraepelin même accueillent ses idées et lui donnent suite. Ce texte sera fondateur de la dite école d'Heidelberg qui comptera parmi ses membres illustres à rien de moins que Kurt Schneider.

A partir de 1921 il accède à la chaire de philosophie à l'Université d'Heidelberg, mais à partir de 1933 et l'arrivée d'Hitler au pouvoir, Jaspers, dont sa femme est juive, est écarté de la direction de l'Université d'Heidelberg. En 1942 il obtient l'autorisation de quitter l'Allemagne avec la condition de rendre sa femme aux autorités, ce qu'il refuse. Dans l'après guerre il veut participer de plein à la reconstruction de l'Université allemande. Mais les idées qu'il propose ne sont pas accueillies sans réticences dans le monde universitaire, soucieux de tourner vite la page de l'histoire. Ainsi, il propose la dénazification totale de l'université dans un texte Die Idee der Universität. Puis il souhaite étendre la tâche à l'ensemble de la société et écrit La culpabilité allemande. Mais en 1948, déçu par la nouvelle situation politique s'exile en Suisse où il continue l'enseignement et se montre toujours critique envers la construction de la RFA. Dans ce contexte en 1967 adopte la nationalité suisse et meurt en 1969 à Bâle.

LE CONTEXTE PSYCHIATRIQUE FRANCAIS D'APRES GUERRE

Que se passe-t-il en France après la publication de la Psychopathologie Générale? Lantéri-Laura nous présente le monde psychiatrique de l'entre deux guerres comme un univers teinté de xénophobie et antisémitisme. Les idées psychiatriques allemandes pâtissent de cette xénophobie.. Nous retrouvons cependant une opposition entre deux courants. Un courant issu de la psychiatrie classique du 19ème siècle, qui trouve ses représentants avec Clérambault, Delmas, Georges Dumas, etc. Nous pourrions le définir comme le courant chauvin. Ils est partisan de la notion de dégénérescence et des doctrines constitutionalistes plus ou moins organicistes et mécanicistes.
L'autre, pourrait être incarné par Henri Claude. Ainsi, deux grands Maîtres de la psychiatrie française se trouvent confrontés: Gaëtan Gatien de Clérambault à l'Infirmerie du Dépot et Henri Claude à Sainte Anne.

Chez ce dernier, bien plus ouvert aux tendances psychodynamiques en provenance de pays germanophones, Autriche, Suisse, Allemagne, se forge progressivement ce que deviendra plus tard la psychiatrie dynamique à la française. C'est dans son service - précédé par Georges Heuyer, certes - que les premiers psychanalystes mettent pied dans le monde psychiatrique. Sockolnicka, Lafforgue, Hesnard entre autres ouvriront le première consultation psychanalytique dans un service de psychiatrie. 

 
Claude accueille aussi les notions bleulériennes concernant la schizophrénie et ouvre à Eugène Minkowski les portes de L'Encéphale pour expliquer au public français ces nouvelles conceptions. La phénoménologie se fraye un chemin et tout ce groupe, psychanalystes et phénoménologues formeront le noyau de la Société de L'Evolution Psychiatrique. La figure de Claude devient tellement incontournable dans la scène française que même Freud doit composer avec sa présence. "Front ignare et air buté", telle est la description que fait Breton de ce grand patron. C'est dans son service que fut hospitalisée Nadja, l'héroïne schizophrène qui paye d'un grand délire dissociatif le regard émerveillé que le chef de files du surréalisme jette sur elle. Parmi la jeune garde, dans son service font ses armes Henri Ey, Jacques Lacan, Daniel Lagache, Henri Ellemberger, etc.
 
RECEPTION DE L'ALLEGEMEINE PSYCHOPATHOLOGIE

Comment tout ce monde reçoit les idées de la Psychopathologie Générale? Il nous semble pouvoir dire que la thèse de Jacques Lacan constitue la première référence écrite à l'œuvre de Jaspers de la part de la psychiatrie française. Entre 1913 et 1932, 19 ans se sont écoulés sans que l'ouvrage de Jaspers n'ait la moindre répercussion en France. Même Eugène Minkowski n'en fait aucune référence dans son ouvrage de 1927 La Schizophrénie. Comment peut s'expliquer cet oubli? D'abord il y a eu la guerre. Et puis, après 1919 nous avons déjà dit avec quelle difficulté les notions allemandes - outre celles de kraepelin - trouvaient un écho en France. Et puis, nous avons vu qu'après 1913, Jaspers abandonne le champ de la psychopathologie pour se consacrer à celui de la philosophie. C'est donc sans surprise que nous voyons les milieu philosophique s'en faire les premiers échos.

La traduction de la Psychopathologie Générale date de 1928, alors qu'elle était à sa troisième édition allemande. C'est le fait de deux personnages, A. Kastler et J. Mendousse.

Le premier, né en Alsace en 1902 alors que celle-ci est annexée par l'Allemagne. En 1921 il rejoint les rangs de l'Ecole Normale Supérieure. Sont ses camarades de promotion, Paul Nizan, Jean Paul Sartre, entre autres (et pas des moindres Canguilhem Aron), mais aussi Daniel Lagache qui pourrait prétendre aussi au titre de premier - et dernier? - jaspersien de la psychiatrie française.

Lagache va partager nombreux centre d'intérêt avec Lacan  : la jalousie, la paranoïa, Jaspers, et aussi Aimée qu'il va rencontrer à Sainte Anne à la même période que Lacan. Pour Kastler, la traduction de la Psychopathologie Générale relève de l'accident de parcours, car par la suite il prendra la route de la recherche et en 1966 reçoit le Prix Nobel de physique. Les plus importants et les plus nombreux des travaux d'Alfred Kastler se rapportent à l'étude des interactions des radiations électromagnétiques (ondes hertziennes et ondes lumineuses) avec les atomes et les molécules qui constituent la matière. Entre comprendre et expliquer ce personnage brillant et complexe choisit l'erklärung.
Sartre et Paul Nizan supervisent la traduction. P. Nizan suivit la voie de la littérature et du marxisme ce qui lui coûta la vie en 1940.

Nous ne pouvons faire autrement que supposer que Daniel Lagache eut été associé aux discussions pour cette traduction avec ses camarades de promotion. L'intérêt commun de ses hommes pour le monde de la folie trouvait son centre de gravité dans la présentation de malades de Georges Dumas, que ce groupe fréquentait en même temps que Lacan. De cette promotion de normaliens, Lagache sera le seul à suivre des études médicales, et lorsqu'il devient interne il passera aussi par le service de Henri Claude. C'est pendant son internat qu'il va rencontrer Margueritte, comme nous le rappelle Jean Allouch, plus tard célèbre en tant que l'Aimée de Lacan. Elle se retrouve comme centre d'intérêt des deux seuls psychiatres ayant une bonne connaissance de l'œuvre de Jaspers au moment où le livre vient de paraître en France!

LACAN, PREMIER JASPERSIEN DE FRANCE?

Si nous supposons à Lagache une bonne connaissance de Jaspers, ce n'est plus qu'une hypothèse vraisemblable. Lacan est le seul a nous laisser un témoignage écrit. Mais il s'agit d'une histoire de nœuds, comme toute bonne histoire. Leguil, dans son bref mais très précieux travail sur les liens entre Lacan et Jaspers nous dit que l'empreinte de l'œuvre de Jaspers sur Lacan a été, le plus souvent sous-estimée. On ne dirait pas assez que les première réflexions psychiatriques de Jacques Lacan doivent "tout ou presque" à la pensée de Jaspers. Mais Leguil signale aussi les intrications et avatars entre la pensée de Ey et de Lacan autour de ce sujet. Lacan rend hommage dans sa thèse à un texte d'Henri Ey publié en 1932, centre sur la problématique de la causalité en psychiatrie. Ce texte est "La notion d'automatisme en psychiatre". Texte inventif qui anticipe selon Leguil de 30 ans les développements du séminaire entre tuchè et automaton. Leguil a raison pour dire que ce texte n'est pas jaspersien car Ey dans ce texte s'insurge contre l'organicisme que transporte la notion d'automatisme puisqu'il rate le fait pathologique en son essence: "ce qu'il y a au fond de la notion de psychisme c'est la signification, c'est une finalité, une intention". Par contre, la méthode analytique risquerait elle de manquer la dimension étiologique que seule sait offrir ce qui se présente comme une butée, une rupture dans la chaîne d'une finalité indéfinie du sens. Ey oppose donc la causalité mécanique à l'indétermination du sens.
 

Donc ni vertsehen ni erklärung. Mais il ne recourt pas à Jaspers. Ey tentera plus tard une solution avec la notion d'écart organo-clinique.Lacan lui répond dans la thèse "Nous tenons à souligner expressément sur ce fond doctrinal des deux séries causales propres aux phénomènes psychogéniques, par où nous nous opposons au faux parallélisme à la Taine, notre entier accord avec notre ami le docteur Henri Ey. Il a exprimé les mêmes vues dans un article sur "La notion d'automatisme en psychiatrie" [...]. Mais depuis longtemps dans nos entretiens avec lui nous avons trouvé le meilleur appui et le meilleur contrôle d'une pensée qui se cherche: quelqu'un à qui parler". Mais il possède déjà la connaissance d'une doctrine qui lui permettra d'essayer une sortie à cette aporie, et qui n'est pas la même que son ami: les relations de compréhension.
 
Nous avons déjà signalé que hormis l'hypothèse d'une connaissance de la part de Lagache, nous n'avons pas rencontré dans le survol que nous avons fait de la littérature des références explicites à Jaspers dans les travaux psychiatriques français de l'époque. Lacan serait le premier de tous. Et il l'est dans le tourbillon des deux années que suivent la publication de la traduction de la Psychopathologie Générale. Car, même dans les travaux de Lacan d'avant la thèse, nous ne trouvons aucune référence à Jaspers. La rencontre semble avoir été fulgurante, tout autant que la rencontre avec Aimée, car tout cela se passe a peu près dans le même temps. Tout au plus nous pouvons lire dans le texte qui précède de justesse la soutenance et la publication de la thèse, "La structure des psychoses paranoïaques" un embryon de cette empreinte que Jaspers s'apprête à laisser dans l'œuvre de Lacan, si nous suivons notre hypothèse. Lacan utilise la terme de "structure", terme qu'il emprunte à la phénoménologie de Minkowski, comme il le dira plu tard dans le compte rendu qu'il a écrit pour Le temps vécu, mais il va situer l'essence de cette structure paranoïaque dans la discontinuité. Ceci lui semble le point de rupture avec les doctrines constitutionnalistes qui, du coup, son les plus psychogénétistes et idéalistes de toutes. Lacan n'en démordra jamais de son matérialisme affirmé à plusieurs reprises. Nous verrons quelle importance croissante nous donnons dans notre travail à cette idée de discontinuité, au point que nous en ferons le mot clé des rapports de Lacan avec Jaspers après la thèse. Dans ce texte de 1931, la notion de structure lui semble critique car on y saisit "la discontinuité d'avec la psychologie normale, et la discontinuité entre eux, de ces états qu'avec les professeur Claude, qui les a de nouveau rapproché des états paranoïdes pour mieux les définir, nous désignons du nom de psychoses paranoïaques". Nous connaissons tous la réaction de Clérambault à la publication de cet article, qui pourtant en note disait plus loin en référence à son Maître: "auquel nous devons autant tant en matière qu'en méthode, qu'il nous faudrait, pour ne point risquer d'être plagiaire, lui faire hommage de chacun de nos termes". Les deux hommages accolés dans le même article, c'est trop!

Nous pouvons déjà à partir de là dire que Lacan est un homme infidèle, et que cela comptera dans le mode avec lequel nous appréhenderons sa conversion jaspersienne. Roudinesco retrace le parcours pour le moins éclectique de Lacan dans ces années là. Il fréquente la présentation de malades de Georges Dumas (à qui il dédie son article sur les sœurs Papin) reconnu comme un anti-freudien primaire, Gaëtan Gatien de Clérambault qui ignore tout de Freud, et Henri Claude dont nous avons déjà parlé et de qui Clérambault disait péjorativement qu'il tentait de se faire un nom avec deux prénoms...

Mais Lacan reste éclectique sur d'autres domaines. En 1929, il était l'amant de Marie-Thérèse Bergerot, une veuve de quinze ans plus âgée que lui. Il vivait au rez-de-chaussée d'un immeuble de la rue de la Pompe, dans le 16ème. Puis il tombe amoureux de la polonaise Olesia Sienkiewicz. La plupart du temps, Lacan dormait à l'hôpital où Olesia venait le rejoindre. C'est cette dernière qui dans son appartement de l'Ile Saint Louis tape à la machine la thèse de Lacan où Lacan vient la rencontrer souvent. De son côté Marie Thérèse apporta une importante contribution financière à l'impression du texte. Les deux se voient remerciés dans la thèse même: la dédicace à M.T.B. se voit suivie d'une citation en grec: "Je ne serais pas devenu ce que je suis sans son assistance". Puis à la fin de l'introduction, Mme O.S. se voit remercié parmi ceux qui l'ont aidé avec la part matérielle et ingrate de son travail. Autant d'aimées de Lacan... Ces aspects amusants n'ont rien d'anecdotique puisque nous pensons que Lacan est de la même fidélité envers les auteurs cités et qui guident sa pensée dans sa thèse: pour le moin multiples et diverse. C'est ainsi que nous pensons les rapports qu'il va à entretenir avec les notions qui le sortiront de l'impasse et qui lui permettront de prendre quelques longueurs d'avance sur ses camarades. Ainsi, la question de savoir à quel moment de sa vie et de son œuvre Lacan quittera Jaspers, savoir s'il l'est toujours ou pas tout à fait nous paraissent relever du même type de questionnement que de celui de savoir à qui de toutes ces femmes Lacan a été le plus fidèle: sans intérêt. Notre intérêt va plutôt se fixer sur cette empreinte dont parlait Leguil.

LA NOTION DE COMPREHENSION

La référence de Lacan à Jaspers, en tout cas, apparaît massive, et ce dès l'introduction à propos des relations de compréhension: "où s'exprime la commune mesure des conduites humaines". Lacan prend le binôme jaspersien comprendre-expliquer comme une base méthodologique pour l'étude de sa thèse. A ce binôme se surajoute une triade développement-réaction-processus, des concepts bien plus cliniques et qui entretiennent des rapports étroits avec les deux premiers.

Très rapidement, qu'est-ce qu'on entend par compréhension? Lantéri-Laura nous propose une définition bien concise: "nous comprenons intuitivement de tels cas, dans la mesure où tout leur développement nous paraît aussi clair que le développement des sentiments humains habituels". C'est-à-dire là où notre identification affective (einfühlung) à l'autre nous permet de comprendre ses sentiments. Nous sommes dans le domaine du développement, d'une certaine normalité, car nous vivons spontanément dans une compréhension interhumaine avant que nous construisons la moindre réflexion sur son compte, car nous vivons dans un monde humain et nous nouons avec les autres des rapports, nous partageons des projets, nous nous parlons. Impossible d'y échapper à la compréhension. C'est le propre d'un certain type de lien social, l'aliénation de base: "tu me comprends? Oui, je te comprends!". Cette notion se met en série donc avec celle de développement, de continuité, de normalité. Evidemment cette notion c'est un leurre, mais un leurre bien réel. Comment ne pas être fou de la folie de tout le monde? Cela serait être fou par un autre tour de folie que de n'être pas fou de cette compréhensions, pourrions nous dire avec Pascal.

Et bien, cette notion de compréhension et l'einfühlung qui l'accompagne reçoit déjà des réserves claires et précises de la part de Lacan. Voyons cela de plus près: "En effet, dit Lacan, ces états successifs de la personnalité ne sont pas séparés par des ruptures pures et simples, mais leur évolution, et les passages de l'un dans l'autre, sont pour nous observateurs, compréhensibles", mais il s'empresse d'ajouter "même si nous n'allons pas jusqu'à y participer affectivement". Et vers la fin de sa thèse : "Comprendre, nous entendons par là donner leur sens humain aux conduites que nous observons chez nos malades, aux phénomènes mentaux qu'ils nous présentent. Certes, c'est là une méthode d'analyse qui est en elle trop tentante pour ne point présenter de graves dangers d'illusions. Mais qu'on sache bien que, si la méthode fait usage de rapports significatifs [...] leur application à la détermination d'un fait donné peut être régie par des critères purement objectifs, de nature à la garder de toute contamination par les illusions, elles mêmes repérées, de la projection affective". Nous saisissons tout de suite la distance que prend Lacan par rapport à cette notion de compréhension et en particulier à sa méthodologie: l'einfühlung, cette identification affective qui lui apparaît comme une illusion. D'autant plus que lorsque nous lisons la définition de Jaspers elle apparaît comme fondamentale: "Compréhension rationnelle et compréhension affective. La première n'est pas vraiment psychologique, mais simple constatation des contenus rationnels que possède la pensée d'un individu, par exemple la compréhension des rapports logiques d'un système délirant. La compréhension affective est la véritable compréhension de la vie psychique elle-même".

Lacan a sa propre définition des relations de compréhension: "Nous ne craindrons pas de nous confier à certains rapports de compréhension, s'ils nous permettent de saisir une phénomène mental comme la psychose paranoïaque, qui se présente comme un tout, positif et organisé, et non comme une succession de phénomènes mentaux élémentaires, issus des troubles dissociatifs". Compréhension qui ne correspond déjà plus tout à fait à sa définition jaspersienne.

LA NOTION DE PROCESSUS

Mais c'est surtout la notion de processus qui retiendra son attention. Cette notion qui introduit une foncière discontinuité dans ces relations de compréhension. Lacan le dit sans ambages: "Le concept majeur est celui de processus psychique". Car c'est avec ce concept qu'il compte s'opposer aux doctrines constitutionalistes et mécanicistes de ceux qui proposent un développement de la personnalité à la Génil Perrin pour expliquer la paranoïa. C'est ce concept qui introduit la notion de discontinuité que Lacan signalait déjà dans son texte de 1931, et aussi c'est ce concept avec lequel il va dépasser la dichotomie que lui propose Henri Ey en 1932.

Et fait le plus intéressant, ce concept Lacan va le chercher dans un texte de Jaspers qui date de 1910 et c'est de là que proviendrons les plus longues citations de toute la thèse et non pas de la Psychopatholgie Générale! Ce texte, jamais traduit en français jusqu'à ce jour, est seulement accessible par la traduction des paragraphes que Lacan fait pour la thèse. Il s'agit de "Eifersuchtswhan. Ein Beitrag zur Frage, Entiwiklung einer Parsönlichkeit oder Prozess?", publié dans Zeitschrift für die gesamte Neurologie und Psychiatrie, bd. I, 1910 (il existe une traduction à l'espagnol). Nous pourrions traduire son titre par "Délire de jalousie. Contribution au problème: développement d'une personnalité ou procès?". Lacan le traite dans le chapitre 4 de sa thèse, chapitre clé pour nos développements ici, et qui porte comme titre "Conceptions de la psychose paranoïaque comme déterminée par un processus organique". Ce texte de Jaspers, ainsi que sa Psychopathologie Générale eut un écho certain parmi les auteurs allemands que Lacan va citer, en commençant par Kraepelin lui même, mais aussi d'autres auteurs majeurs de la thèse: Westertrep, Neisser, et d'autres. Dans ce texte, Jaspers s'attache à saisir les différences entre processus et développement à partir de l'exemple de la jalousie. Mais, cette notion de processus présente une grande difficulté: elle englobe des notions fort distinctes et pourtant tellement de fois confondues: le processus physico-psychotique et le processus psychique. Nous voyons que cette confusion peut se renforcer ave l'intitulé du chapitre que donne Lacan. C'est surtout la notion de processus psychique qui va attirer toute l'attention de Lacan car il introduit une notion de discontinuité sans faire référence à aucune étiologie organique, et puis il présente des caractéristiques cliniques facilement distinguables du processus physico-psychotique, terme avec lequel on désigne des troubles grossièrement organiques. Lacan rapporte le tableau de Jaspers où il compare les caractéristiques cliniques du développement de la personnalité, le processus psychique et le processus physico-psychotique. Et il nous donne sa propre définition de la chose: "Le processus psychique s'oppose directement au développement de la personnalité, qui est toujours exprimable en relations de compréhension. Il introduit dans la personnalité un élément nouveau et hétérogène. A partir de l'introduction de cet élément, une nouvelle synthèse mentale se forme, une nouvelle personnalité soumise de nouveau aux relations de compréhension. Le processus psychique s'oppose ainsi par ailleurs au décours des processus organiques dont la base est une lésion cérébrale: ceux-ci en effet sont toujours accompagnés de désagrégation mentale". Les caractéristiques essentielles de ce processus psychique Lacan les résume: un changement de la vie psychique, qui n'est accompagnée d'aucune désagrégation de la vie mentale. Il détermine une nouvelle vie psychique qui reste partiellement accessible à la compréhension normale et partiellement lui demeure impénétrable. Le point fort se trouve là: dans l'introduction de la discontinuité, que Lacan plus tard assimilera à la notion de cause, qui n'est pas causalité physique ou organique et qui n'est pas l'indétermination infinie du sens dont parlait Ey. Comme un cheval de Troie, cette discontinuité va amener avec elle la notion de cause sur le terrain du sens, par le biais de la signification.

Mais voyons quelle est la définition de Jaspers dans la Psychopathologie Générale: "Quand, au milieu de l'évolution naturelle de la vie, se produit un changement psychique tout à fait nouveau, il se peut que l'on ait affaire à une phase. Mais si le changement est durable, le phénomène est appelé processus. [Il] s'oppose par un caractère général aux processus cérébraux. Ce caractère est un changement de la vie psychique qui n'est accompagné d'aucune désagrégation de la vie mentale et dans lequel entrent comme élément une foule de relations compréhensibles. Nous ne connaissons pas les causes d'un semblable processus. Alors que dans les processus organiques, les phénomènes mentaux sont au point de vue psychologique dans une confusion complète, ici, au contraire, plus on approfondit le cas étudié, et plus on trouve de relations conscientes. [...] Dans les formes les moins graves, l'évolution du sujet se poursuit comme si à un moment donné se trouvait une discontinuité brusque du développement". Lacan trouve donc là de quoi réfléchir en termes explicatifs, donc de cause, d'erklärung, sans avoir besoin de se rabattre sur une causalité organique.
 
A quelles caractéristiques cliniques pouvons nous reconnaître donc ce processus? Lantéri-Laura signale que nous nous heurtons en ce point à une discontinuité dans la biographie. Ce point, que nous verrons plus tard, Lacan le baptise de sa célèbre expression "point fécond" (1), qui deviendra par la suite moment fécond. Cet échec de la compréhension ne peut s'expliquer que par la mise en jeu d'un facteur hétérogène à la compréhension. Evidemment ce point est crucial, car l'hétérogénéité l'est pour la compréhension et non pour l'histoire du sujet. Lacan ne dit pas que ce processus soit indéterminée. Il est bel et bien déterminé, et c'est en faisant appel à la théorie freudienne qu'il mettra au point sa théorie de la triple causalité, si bien analysée par Bertrand Ogilvie: la cause occasionnelle constituée par le processus organique quoique non spécifiques, la cause efficiente, soit celle qui détermine la structure et la permanence des symptômes à reconnaître dans les conflits vitaux, et enfin la cause spécifique de la réaction de la psychose. Alors, discontinuité et hétérogénéité, deux notions qui prenant leur origine dans le processus de Jaspers, reviendront tout au long de la pensée de Lacan pour évoquer la notion de cause.

MOMENT FECOND, PHENOMENES ELEMENTAIRES

Comment ce processus, notion psychopathologique, se traduit cliniquement dans le langage de la psychiatrie? A quoi est-il identifiable ce processus psychique? A rien d'autre qu'à sa discontinuité. Discontinuité du sens, dit Lantéri-Laura. Le processus est l'efficace de quelque chose qui est entièrement étranger à la compréhension. C'est un non-sens s'opposant à la compréhension. L'essentiel du processus dépend de tout ce qui appartient au non-sens par rapport à la compréhension banale. Ce point et ses rapports à la signification étaient déjà fort bien précisés dans la Psychopathologie Générale lorsque Jaspers décrit ce qu'il appelle les expériences délirantes primaires. Ces problèmes méritent pour Jaspers la dénomination de délire de signification, tant cet aspect caractérise ces phénomènes. Symptômes irréductibles à toute compréhension, dit aussi primaires. Nous savons la fortune que ces conceptions de Jaspers eurent dans la psychiatrie mondiale, principalement à partir des développements de son élève Kurt Schneider et de l'impact des symptômes de premier rang dans les critères du DSM III. En France tout autre est leur destinée. D'un côté Henri Ey s'en servira dans ses travaux sur la bouffée délirante aiguë et les rapports de la dissolution de la conscience face au récit délirant.

Inspiré par Westertrep, Lacan signale dans la thèse que notre interrogatoire devra, à partir de cette notion de processus, s'attacher tout spécialement à préciser les expériences initiales qui ont déterminé le délire: "On s'apercevra alors toujours qu'elles ont présenté tout d'abord un caractère énigmatique". Puis de Neisser, il va retenir ce phénomène de surgissement d'une signification personnelle dans ces moments féconds. Signification qui deviendra signification de signification en 1946. Nous le voyons, le problème de la signification est au premier plan, et il l'est pour signaler son caractère de non-sens pour la compréhension, que ce soit celle du psychiatre ou celle du patient. La perplexité de ce dernier est là pour le souligner. Lacan dit que loin de montrer un développement psychologique régulier, "cet examen leur révèle que les moments de l'évolution où se crée le délire, les points féconds de la psychose" constituent des moments de discontinuité à l'image du processus organique.

Il est à noter que Lacan va y adjoindre la notion de Chaslin, la discordance, pour donner un autre caractère clinique supplémentaire audit processus. Tout d'abord il établit les liens entre cette rupture des relations de compréhension et la discordance disant que sans cette nouvelle conception du trouble mental n'aurait pu être dégagée cette réalité clinique, la schizophrénie. Puis il signale "Il est hors de doute qu'il existe des faits fréquents, où une poussée fugace de symptômes schizophréniques a précédé de quelques années l'apparition d'une psychose paranoïaque qui s'établit et qui dure". Autrement dit, le processus représenta à minima ou à maxima un phénomène de discordance dans ces relations de compréhension. "Il est évident qu'à mesure que les recherches progresseront vers des formes plus discordantes de la psychose, en passant des formes paranoïaques aux formes paranoïdes, la compréhensibilité et la cohérence conceptuelle, la communicabilité sociale de la psychose se révéleront de plus en plus réduites et difficiles à saisir". Cette mise en série, cette continuité établie dans le champ clinique des psychoses à partir de la notion de processus et de son corollaire clinique, la discordance, lui sera critiqué par son ami Henri Ey, qui a été le premier à réagir aux doctrines exposés dans la thèse dans un compte-rendu écrit dans l'Encéphale, avant même sa publication: "Remarquons cependant que le mouvement amorcé par Lacan ne tendrait à rien de moins que de "paranoïdiser" la paranoïa, à faire de celle-ci un degré léger des formes paranoïdes. Peut être là un correctif devrait introduit à cette extension, qui restaurerait la dichotomie classique entre états paranoïaques et états paranoïdes".

Cette continuité dans la discontinuité est ce qui va lui permettre de mettre en série les phénomènes élémentaires, ceux décrits par l'école allemande, et l'automatisme mental de son maître Clérambault, qui se trouvent abordés dans ce même chapitre 4 de ma thèse. Plus tard, dans le Séminaire sur Les psychoses il revient sur ce nœud. Entre temps, depuis 1946, Clérambault est devenu son "seul maître". Alors il peut dire: "Le mérite de Clérambault est d'en avoir montré le caractère idéiquement neutre, ce qui veut dire dans son langage que c'est en pleine discordance avec les affections du sujet, qu'aucun mécanisme affectif ne suffit à l'expliquer, et dans le notre, que c'est structural". Ainsi de compréhension en processus et de déclenchement en phénomène élémentaire cette lignée se situera au centre des élaborations cliniques lacaniennes. Nous souscrivons entièrement à l'analyse que fait François Sauvagnat sur l'importance de cette question dans l'abord lacanien: "J. Lacan a donné à l'expression "phénomènes élémentaires" au moins trois connotations : 1) La possibilité d'isoler des symptômes qui soient pathognomoniques, même s'ils sont éventuellement assez discrets. 2) La mise en évidence de symptômes minimaux qui, d'une certaine façon, résument l'ensemble de la problématique délirante ultérieure. 3) Ces symptômes minimaux seraient également capables de donner des indications concernant les modes de stabilisations qui sont envisageables pour un patient donné. Nous n'insisterons pas sur l'importance de cette problématique dans notre champ, puisqu'elle est fondatrice de la conception lacanienne du traitement des psychoses".

ACCUEIL DE LA THESE

Quel accueil reçut la thèse et ses nouveautés dans le milieu psychiatrique français? Tout d'abord c'est Henri Ey qui réagit à l'introduction de Jaspers dans la thèse. Nous avons déjà évoqué le compte rendu qu'il rédige pour l'Encéphale où il note cet ordre de déterminisme introduit par la notion de compréhension. Puis, c'est dans son livre Hallucinations et Délire publié en 1934 dans le chapitre sur La notion d'automatisme où il reprend et modifie son texte de 1932, qu'il ajoute en note de bas de page sa lecture des relations de compréhension: "C'est croyons nous, le sens propre de la thèse de notre ami Jacques Lacan, La paranoïa dans ses rapports avec la personnalité qui a bien voulu affirmer de son côté la solidarité de nos conceptions". Retour de gentillesse. Ensuite, Paul Guiraud écrit en 1933 un compte rendu dans les Annales médico-psychologiques, mais aucune référence aux notions jaspersiennes n'est relevé. Roudinesco note avec raison, que le milieu psychiatrique français n'accuse pas réception des thèses introduites par Lacan en 1932. C'est essentiellement dans le milieu surréaliste et marxiste que la thèse trouve ses louanges. Des matérialistes inspirés de la psychologie concrète de Politzer accueillent dans leur sein la thèse de Lacan. Paul Nizan dans L'Humanité, Crevel dans Le suréalisme au service de la révolution, Paul Eluard, etc. Consacré matérialiste dans un tel contexte, Lacan infléchit sa terminologie et accentue le caractère politzérien de ses premières réflexions. Ce sera visible dans l'article écrit dans le Minotaure sur le soeurs Papin et jusques y compris dans Les complexes familiaux, dont l'arrière plan du texte d'Engels L'origine de la famille, la propriété privé et de l'état est palpable. Lacan parle alors de "révolution théorique", de "civilisation bourgeoise", de "superstructure idéologique", de "besoins" et d'"anthropologie". Désormais, Jaspers ne sera plus cité jusqu'aux années 50.

LA CRITIQUE DE LA COMPREHENSION

Dans les années 50 Lacan fera une critique très acerbe de la notion de compréhension. Nous avons déjà vu dans la thèse, que cette notion ce n'était pas ce qui retenait le plus son attention. Entre temps, Jaspers déjà philosophe existentialiste, commence une progressive controverse avec Heidegger, controverse que les années de nazisme et même l'après guerre ne cesseront de creuser. La pensée de Heidegger devient cependant de plus en plus influente, et Lacan n'y échappera pas. Il y certainement des raisons propres à l'évolution de la pensée de Jaspers, comme l'indique François Leguil qui expliquent cet ostracisme lacanien, dont certainement les positions très anti-freudiennes et anti-marxistes de ce dernier. En 1955, les références de Lacan à Jaspers seront extrêmement critiques et pour certaines trop acérées. Après 1953, Lacan s'embarque avec Lagache et Dolto dans la formation de la Société Française de Psychanalyse. Mais Lagache, prenant de plus en plus inspiration sur les thèses de Jaspers, devient centre des critiques de Lacan, qui tient l'opposition compréhension-sens-liberté face au déterminisme de la cause comme une des raisons de la déviation postfreudienne de l'égopsychologie. Alors Lacan ne veut certainement pas se voir confondu avec les thèses qu'avance Lagache. C'est la compréhension qui sera au centre du débat, car l'opposition comprendre/expliquer a repris beaucoup de force dans les débats. Nous pouvons lire dans les Ecrits les expressions que Lacan utilisa pour s'y référer: "Néfaste antinomie de Jaspers", "Formes bâtardes", "catégorie nauséeuse". Les attaques de Lacan à cette notion de la compréhension se portent à la limite de l'invective et témoignent, pour Leguil, d'une sensibilité amère. La critique de Lacan "vise un auteur dont les positions et le niveau critique sont certes devenus plus obtus que détestables, mais elle s'adresse à un homme qui, par sa vie, ne semble pas mériter tant d'indignité", se demande Leguil. Alors, il livre une hypothèse intéressante: il se demande s'il n'y a pas chez Lacan "lorsqu'il étrille Jaspers, comme une conjuration lancée vers lui même, vers le guide choisi pour ses premiers pas quand il était psychiatre". Lacan a tout lancé par la borde? Le philosophique est en train de prendre le pas sur le clinique? Qu'en est-il devenu ce processus, le fleuron de sa thèse?

POSTERITE DU PROCESSUS PSYCHIQUE CHEZ LACAN

Nous pensons que cette notion de processus laisse sa trace dans les développements du Lacan des années 50. Prenons appui sur le travail que Lantéri-Laura consacre à cette pérennité de la notion de processus dans l'œuvre de Lacan, pour soutenir notre hypothèse. Nous avons vu comment la notion de processus psychique, opposée à processus physico-psychotique, opposition que Lacan extrait de l'œuvre de Jaspers, garantissait l'existence de la catégorie de la causalité, de l'hétérogène, sans nécessité de faire intervenir l'organique, tout en l'opposant à la compréhension, elle aussi psychogenèse, mais psychogenèse génétique. Remarquons que Lacan dans sa thèse n'utilise pas le terme psychogenèse, mais psychogénique, voulant par cette différence marquer des distinctions claires. Cette psychogénie est justement ce qui est lié au processus psychique. Elle reste dans le domaine de l'erklärung, face à celui du verstehen. Ceci est explicite en 1932. L'explication, la cause, est ce qui fait trou dans le sens de la compréhension jaspersienne, et qu'il appelle le processus psychique, par lequel il marque ses distances avec le processus physico-psychotique, autrement dit l'organicisme. La causalité d'alors est versé au dossier des hypothèses freudiennes classiques: fixation, régression, etc.

En 1946, Lacan reprend le débat avec Henri Ey. Son texte s'appelle rien de moins que "Propos sur la causalité psychique". Henri Ey construit sa notion d'écart organo-clinique avec laquelle il tente de sortir de la dichotomie jaspersienne comprendre-expliquer. Mais force est de constater qu'Henri Ey garde la notion de psychogenèse dans son sens jaspersien de compréhension, c'est à dire de sens indéterminé, de développement et de normalité, et qu'il rejette tout de même la causalité de la folie dans une causalité organique. "Comment dès lors ne pas s'étonner que, dit Lacan, si bien prévenu contre l'entraînement de fonder sur une hypothèse neurologique le "mirage de l'hallucination conçue comme une sensation anormale", il s'empresse de fonder sur une hypothèse semblable ce qu'il appelle "l'erreur fondamentale" du délire, [...] il n'hésite pas à y placer lui-même le phénomène de la croyance délirante, considérée comme phénomène de déficit?". Il reprend à sa charge la tâche de faire ressortir la causalité essentielle de la folie, sans tomber dans le mécanicisme partes extra partes. De nouveau Lacan convoque sa thèse, il s'en remet aux phénomènes élémentaires et à l'automatisme mental de Clérambault, pour rappeler que l'essentiel dans ces phénomènes est le fait qu'ils visent personnellement le sujet, et que lorsque le sujet n'a plus moyen de les formuler, "sa perplexité nous manifeste encore en lui une béance interrogative" Et s'il postule que la folie est vécue toute dans le registre du sens, c'est bien dans le non-sens de cette béance qui frappe le sujet où se manifeste la causalité essentielle de la folie. La discordance entre l'être et l'idéal qui caractérise la folie - nous voyons encore une fois apparaître le mot de Chaslin - est rejeté, existentialisme oblige, dans "une insondable décision de l'être" reliant causalité et responsabilité. Et ce à partir des phénomènes élémentaires. Certes, cette présentation "élémentaire" de sa thèse choquait ceux qui comprenaient la psychogenèse dans son sens jarspersien de compréhension, car elle pouvait - et effectivement elle a souvent été à tort comprise - être prise pour du mécanicisme. Lacan se doit alors de préciser ce point, et c'est pour nous dire que ce point de départ pris dans sa thèse n'a pas été abandonné, mais au contraire, approfondi: "Certaines résistances que nous avons pu rencontrer à comprendre dans une thèse psychogénétique la présentation "élémentaire", de ces moments, nous paraissent se résoudre actuellement dans l'approfondissement que cette thèse a pris chez nous ultérieurement". La thèse dont Lacan fait référence, et qui était celle de sa Thèse, n'est rien d'autre que celle du processus psychique, approfondie et remanié, certes.

Pour marquer encore plus ces différences avec cette compréhension devenue presque synonyme de psychogenèse, en 1956 Lacan dira pur et simplement que le secret de la psychanalyse est qu'il n'y a pas de psychogenèse. Encore une fois, il s'agit du tandem comprehension-développement-psychogenèse héritée de Jaspers: "Le progrès majeur de la psychiatrie depuis l'introduction de ce mouvement d'investigation qui s'appelle la psychanalyse, a consisté, croit-on, a restituer le sens dans la chaîne des phénomènes. Cela n'est pas faux en soi. Mais ce qui est faux, c'est de s'imaginer que le sens dont il s'agit, c'est ce qui se comprend". Il s'agit toujours de restituer un sens, mais l'essentiel de l'opération tient à séparer cette restitution du sens de la compréhension.

C'est dans ces années que Lacan va à conceptualiser sa notion de forclusion. Et cette forclusion n'est rien d'autre que la discontinuité dans le registre symbolique de la signification paternelle. Les métaphores de discontinuité, de la chaîne signifiante, ou au contraire du déchaînement de l'imaginaire, du trou, du vide de signification, nous rapprochent toujours de la notion de processus psychique et de cette idée centrale de discontinuité qui suit comme un fil rouge depuis son texte de 1931, et dont certainement l'inspiration qui provient du texte de Jaspers n'est pas oubliée.

Au contraire, elle est tellement présente, que lorsque Lacan en 1958 écrit sa Question préliminaire se voit obligé de se démarquer nettement de Jaspers. A partir du célèbre exemple de la patiente qui entend le "Truie!" Lacan affirme que pour que l'hallucination auditive fasse irruption dans le réel, il suffit qu'elle se présente comme il est habituel, sous la forme de la chaîne brisée. Cette relation entre le sujet et le signifiant se rencontre dès l'aspect des phénomènes. Ce départ du concret, du phénomène dit Lacan, convenablement poursuivi, retrouverait toujours ce point, comme ce fut le cas pour lui dans sa thèse. Et ici, il affirme: "Nulle part en effet la conception fallacieuse d'un processus psychique au sens de Jaspers, dont le symptôme ne serait que l'indice, n'est plus hors de propos que dans l'abord de la psychose, parce que nulle part le symptôme, si on sait le lire, n'est plus clairement articulé dans la structure elle-même". Si nos arrêtons notre citation ici, nous pourrions dire, c'en est fini de Jaspers et du bien-aimé processus. Nous avons fait fausse route.
 
Mais reprenons la citation jusqu'au bout, et gardons en tête l'hypothèse de Leguil. Et s'il ne s'agit pas d'autre chose que d'une dénégation? "Ce qui nous imposera de définir ce processus par les déterminants les plus radicaux de la relation de l'homme au signifiant". Et puis, qu'est ce que la dénégation sinon la négation de la négation? L'aufhebung hégélienne, "Aufheben" qui, comme le dit Hegel, a dans la langue deux sens: "garder", "conserver", et en même temps "faire cesser", "mettre fin à...".

RSI EN DEBAT

Dans les années 70, Lacan inaugure une autre clinique de la psychose, celle des nœuds borroméens et des suppléances. Il s'agit d'un outil clinique plus apte à saisir la continuité dans la structure psychotique, que la discontinuité du modèle des années 50. Le paradigme n'est plus Schreber, mais Joyce. Pour Allouch cela signe une rupture complète avec la notion de processus. Cependant François Sauvagnat postule que Lacan élabore ce modèle justement pour mieux rendre compte de ce phénomène élémentaire central de la schizophrénie, la discordance de Chaslin, et que nous l'avons vu, Lacan mettait en première loge dans cette histoire des liens entre le processus de Jaspers et les phénomènes élémentaires. Mais ici, c'est un tout autre débat qui s'ouvre. Continuité, discontinuité ou aufhebung, c'est-à-dire continuité dans la discontinuité?

Quoi qu'il en soit, il est possible de faire une lecture des notions lacaniennes de la psychose, prenant comme point de référence la notion de processus de Karl Jaspers, ce qui était notre propos du début. Le cas princeps d'Aimée permit cette rencontre, mais, en outre à travers elle, la psychiatrie française rencontra au début des années '30 les thèses de Jaspers. Nous sommes tout à fait dans la veine de ce que nous proposait Thierry Trémine pour cet année: "le cas princeps est d’abord celui qui inaugure une nouvelle manière de décrire, de comprendre". Jaspers était déjà là.
 

TABLEAU 1

 
VERSTEHEN
COMPRENDRE
VS.
ERKLARUNG
EXPLIQUER
 
Le sens
L'Einfühlung
L'homogène
La continuité
DILTHEY

JASPERS

Les causes
L'hétérogène
La discontinuité
DEVELOPPEMENT
VS.
PROCESSUS
 
 

LACAN

 
 
 
PROCESSUS 
PSYCHIQUE
 
 PROCESSUS
VS.                         PHYSICO-
PSYCHOTIQUE
Liberté

Normalité

Névrose

Forclusion

Déclenchement

Phénomènes élémentaires

Moment fécond

LA CAUSALITE PSYCHIQUE

Organisme
 
 
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NOTE
Il est amusant de voir que sur ce point la notion de fidélité se retrouve encore une fois nouée à cette histoire. En 1932 Lacan parle de "point fécond". Le premier à reprendre à son compte cette expression, moment fécond, est Henri Ey en 1946, dans un texte écrit en espagnol, et il l'attribue sans ambiguïtés à Lacan. Puis en cette même année 1946 à Bonneval, Lacan, reprend cette notion "qu'on veut bien m'attribuer", pour parler probablement de Ey. Dans son séminiare sur Les psychoses, en 1956, il dit d'abord "il me semble, mais je ne suis pas sûr" que c'est une expression bien à lui. Mais Ey, en 1973 en note de bas de page de son Traité des Hallucinations dira de cette notion qu'il ne peux pas s'assurer qu'elle ne leur soit pas commune...
 

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