Notre séminaire s'est déroulé
cette année sur la problématique du cas princeps.
Cette histoire du cas princeps pourrait laisser penser à la rencontre
occasionnelle et fulgurante entre deux sujets, le médecin et son
patient, et puis que de cette rencontre jaillit le cas princeps
comme le David jaillit du marbre brut de Michellange, éternel et
atemporel. Il n'en est rien, pensons nous. Il n'y a pas de fumée
sans feu. Pas de cas princeps sans théorie princeps,
car comme Lacan le dit dans sa thèse: "C'est le postulat qui crée
la science et la doctrine le fait".
Le cas princeps se situe du côté
du concret. Ce concret, dont la référence que nous
prenons pour aborder la thèse de Lacan n'est pas gratuite. Elle
est dans la thèse même, car Lacan avec Ey et peu d'autres,
ont été les premiers à saisir ce qui, à travers
l'œuvre de Georges Politzer, voulait dire psychologie concrète.
Nous retrouvons les frémissements de cette psychologie concrète
de Politzer jusque dans Encore... Lacan en a toujours poursuivi son projet.
Alors qu'est-ce que ce concret dont le
cas vient à être sa réalité? Ce n'est rien d'autre
que le postulat matérialiste qui traverse l'œuvre de Lacan et qui
prend ses sources chez Marx: "le concret est concret parce qu'il est la
synthèse de nombreuses déterminations, donc unité
de la diversité". Rien de mieux que cette phrase pour définir
notre propos sur le cas princeps en psychiatrie, et sur les rapports qu'entretiennent
le cas Aimée de Lacan et l'œuvre de Karl Jaspers. Car nous pensons
qu'il existent des liens très étroits entre la construction
du cas princeps d'Aimée et les notions élaborées par
Jaspers quelques années auparavant.
Passons alors au concret et tentons de
démêler quelques unes de ces nombreuses déterminations,
sans prétendre à aucune exhaustivité. Jean Allouch,
Elizabeth Roudinesco, François Leguil, Georges Lantéri-Laura,
Bertrand Ogilvie, des auteurs qui se sont penchés sur la problématique
de la thèse de Lacan, sur les rapports avec ses inspirations doctrinales,
sur la portée de la thèse et sa postérité dans
la psychiatrie française, n'arrivent pas aux mêmes conclusions.
Ils ne partent certes pas des mêmes prémisses. Ainsi Roudinesco,
qui dans Histoire de la Psychanalyse en France réussit à
parler de le Thèse de Lacan sans nommer Jaspers, elle évoque
plutôt les noms de Kraepelin, Bleuler, Freud et donne une importance
forte au nom de Georges Politzer, l'inventeur de la psychologie concrète.
Tandis que Allouche, qui coïncide avec Roudinesco pour citer quelques
noms, ajoute Jaspers mais ne dit pas un mot de Politzer! Leguil est lui
attentif au liens entre Lacan et son ami Ey, et puis aussi entre Jaspers
et Heidegger. Nous pourrions continuer cette liste, Claude, Clérambault,
Kretschmer, etc., mais elle est très, très longue. Cette
fois-ci, nous allons nous limiter aux liens entre Jaspers et Lacan, avant,
pendant et après sa Thèse. Nous prendrons appui sur les travaux
que nous venons de citer, mais notre hypothèse de base est quelque
chose de son aventure jaspersienne a accompagné Lacan pendant une
bonne période de son œuvre.
LE CONTEXTE EPISTEMOLOGIQUE
ALLEMAND
Rentrons donc dans le sujet et prenons
notre point de départ dans l'épistémologie allemande
du 19ème siècle. A ce moment, la science en Allemagne est
dominé par le serment physicaliste pour qui comprendre la nature
c'est la comprendre en termes mécaniques. La plupart des physiologues
de la puissante école allemande sont d'accord avec Helmholtz sur
l'essentiel: le fonctionnement physico-chimique de l'être vivant
est soumis aux mêmes lois que la matière inanimée,
et doit être étudié dans les mêmes termes. En
1842, Du Bois-Reymond énonce son serment : "Brücke et moi
avions pris l'engagement solennel d'imposer cette vérité,
à savoir que seules les forces physiques et chimiques à l'exclusion
de toute autre, agissent dans l'organisme. Dans le cas que ces forces ne
peuvent encore expliquer, il faut s'attacher à découvrir
le mode spécifique ou la forme de leur action, en utilisant la méthode
physico-mathématique". C'est la charte commune des physiciens
et physiologues qui se groupent en 1845 dans la Berliner Physikalische
Gesellschaft. Le postulat pourrait être la cause à tout
prix! Bien entendu, une cause physique. Mais d'un autre bord, celui des
humanités, une réponse se fait jour. Dans ce contexte, deux
mot clés s'opposent: expliquer (erklären) et comprendre
(verstehen). C'est Johann Gustav Droysen (1808-1884), l'un des rénovateurs
de l'historiographie allemande du 19ème siècle)
qui introduit cette distinction dès 1854. Ce sont les historiens
qui abordent les premiers la question de l'herméneutique comme spécifiant
un savoir propre, qui prolongeait une tradition qui elle-même s'alimentait
dans l'herméneutique théologique du début du siècle
avec Schleiermacher. Ce savoir est celui du sens, où la causalité
physique n'a pas de place. Déjà avec Rickert et Windelband,
se trouve tracée une délimitation déterminante entre
"sciences de la culture" et "sciences de la nature", "sciences nomothétiques"
et "sciences idiographiques". Vers 1883, au moment où Freud amorce
sa pratique médicale, éclate le Methodenstreit (querelle
des méthodes) concernant cette oppositions que Dilthey approfondit
pour démarquer les "sciences humaines" à la fois des positivistes,
mais aussi avec toute philosophie de la nature. Son programme est de se
doter d'une méthode scientifique capable de fonder l'autonomie des
sciences humaines, tour à tour, des sciences de la nature et de
la métaphysique et le spiritualisme.
Méthodologiquement c'est l'Einfühlung
qui lui permet d'avoir accès à ordre de connaissances. Einfühlung
est l'intuition esthétique en tant que ressentiment d'un "voir"
dans l'ordre du sentiment, et plus généralement c'est l'intuition
vécue de ce qu'éprouve l'autre dans ses états affectifs.
Connaissance par les causes et connaissances par le sens semblent donc
s'exclure mutuellement. C'est dans ce contexte épistémologique
que Jaspers mûrit progressivement sa Psychopathologie Générale.
L'HOMME, KARL
JASPERS
Jaspers nous a laissé une autobiographie
à tonalité plus intimiste et puis une autre plus philosophique.
Dans le titre de la première s'entrevoit déjà que
cette querelle entre les causes et le sens traverse non seulement son œuvre,
mais aussi sa vie:
Entre voluntad y destino.Né le 23 février
1883 à Oldenburg, Allemagne, non loin de la mer du nord, il est
fils d'un juriste et suit dès 1901 des études de Droit à
Heidelberg. Le choix de sa carrière se voit déterminé
par sa maladie d'enfance: Jaspers souffrait des stases bronchiques et d'insuffisance
cardiaque secondaire, et lorsqu'il était âgé de 18
ans il lit dans un traité de Virchow comment le malade succombe
à l'âge de 30 ans, suite à une suppuration générale.
|
|
En 1902 Jaspers abandonne le Droit
et commence ses études de médecine à Berlin, qu'il
finit en 1909 à Heidelberg en se spécialisant en psychiatrie.
En l910 se marie avec Gertrud Mayer, choix qui va s'avérer lourd
de conséquences pour sa destinée. Il commence à travailler
comme psychiatre de 1908 à 1915 à la clinique psychiatrie
d'Heidelberg comme "assistant bénévole en sciences", car
sa santé lui interdit d'être titulaire. Il nous a laissé
une description de ce monde psychiatrique dans son Autobiographie Philosophique
qui nous donne une idée de l'ambiance intellectuelle et scientifique
dans laquelle il baignait. En 1909 soutient sa thèse de médecine
Heimweh
und Verbrechen (Nostalgie et criminalité), et puis il prépare
lentement autre travail de thèse plus ambitieux. Contraint à
choisir entre quitter Heidelberg pour soutenir sa thèse auprès
de grands maîtres comme Kraepelin, ou bien rester à Heidelberg
et soutenir sa thèse dans autre champ du monde universitaire, il
choisit cette dernière option. En 1913 il publie auprès de
la Faculté des lettres, en psychologie, l'Allgemeine Psychopathologie
qui, ironie du destin, le fera basculer du milieu médical au monde
philosophique. Désormais il n'aura plus de contacts avec la clinique.
Cependant la Psychopathologie Générale va marquer le milieu
psychiatrique allemand et des auteurs comme Westertrep, Neisser et Kraepelin
même accueillent ses idées et lui donnent suite. Ce texte
sera fondateur de la dite école d'Heidelberg qui comptera parmi
ses membres illustres à rien de moins que Kurt Schneider.
A partir de 1921 il accède à
la chaire de philosophie à l'Université d'Heidelberg, mais
à partir de 1933 et l'arrivée d'Hitler au pouvoir, Jaspers,
dont sa femme est juive, est écarté de la direction de l'Université
d'Heidelberg. En 1942 il obtient l'autorisation de quitter l'Allemagne
avec la condition de rendre sa femme aux autorités, ce qu'il refuse.
Dans l'après guerre il veut participer de plein à la reconstruction
de l'Université allemande. Mais les idées qu'il propose ne
sont pas accueillies sans réticences dans le monde universitaire,
soucieux de tourner vite la page de l'histoire. Ainsi, il propose la dénazification
totale de l'université dans un texte Die Idee der Universität.
Puis il souhaite étendre la tâche à l'ensemble de la
société et écrit La culpabilité allemande.
Mais en 1948, déçu par la nouvelle situation politique s'exile
en Suisse où il continue l'enseignement et se montre toujours critique
envers la construction de la RFA. Dans ce contexte en 1967 adopte la nationalité
suisse et meurt en 1969 à Bâle.
LE CONTEXTE PSYCHIATRIQUE
FRANCAIS D'APRES GUERRE
Que se passe-t-il en France après
la publication de la Psychopathologie Générale? Lantéri-Laura
nous présente le monde psychiatrique de l'entre deux guerres comme
un univers teinté de xénophobie et antisémitisme.
Les idées psychiatriques allemandes pâtissent de cette xénophobie..
Nous retrouvons cependant une opposition entre deux courants. Un courant
issu de la psychiatrie classique du 19ème siècle, qui trouve
ses représentants avec Clérambault, Delmas, Georges Dumas,
etc. Nous pourrions le définir comme le courant chauvin. Ils est
partisan de la notion de dégénérescence et des doctrines
constitutionalistes plus ou moins organicistes et mécanicistes.
L'autre, pourrait être incarné
par Henri Claude. Ainsi, deux grands Maîtres de la psychiatrie française
se trouvent confrontés: Gaëtan Gatien de Clérambault
à l'Infirmerie du Dépot et Henri Claude à Sainte Anne.
Chez ce dernier, bien plus ouvert aux tendances
psychodynamiques en provenance de pays germanophones, Autriche, Suisse,
Allemagne, se forge progressivement ce que deviendra plus tard la psychiatrie
dynamique à la française. C'est dans son service - précédé
par Georges Heuyer, certes - que les premiers psychanalystes mettent pied
dans le monde psychiatrique. Sockolnicka, Lafforgue, Hesnard entre autres
ouvriront le première consultation psychanalytique dans un service
de psychiatrie.
Claude accueille aussi les notions bleulériennes
concernant la schizophrénie et ouvre à Eugène Minkowski
les portes de L'Encéphale pour expliquer au public français
ces nouvelles conceptions. La phénoménologie se fraye un
chemin et tout ce groupe, psychanalystes et phénoménologues
formeront le noyau de la Société de L'Evolution Psychiatrique.
La figure de Claude devient tellement incontournable dans la scène
française que même Freud doit composer avec sa présence.
"Front ignare et air buté", telle est la description que fait Breton
de ce grand patron. C'est dans son service que fut hospitalisée
Nadja, l'héroïne schizophrène qui paye d'un grand délire
dissociatif le regard émerveillé que le chef de files du
surréalisme jette sur elle. Parmi la jeune garde, dans son service
font ses armes Henri Ey, Jacques Lacan, Daniel Lagache, Henri Ellemberger,
etc.
|
|
RECEPTION DE L'ALLEGEMEINE
PSYCHOPATHOLOGIE
Comment tout ce monde reçoit les
idées de la Psychopathologie Générale? Il nous semble
pouvoir dire que la thèse de Jacques Lacan constitue la première
référence écrite à l'œuvre de Jaspers de la
part de la psychiatrie française. Entre 1913 et 1932, 19 ans se
sont écoulés sans que l'ouvrage de Jaspers n'ait la moindre
répercussion en France. Même Eugène Minkowski n'en
fait aucune référence dans son ouvrage de 1927 La Schizophrénie.
Comment peut s'expliquer cet oubli? D'abord il y a eu la guerre. Et puis,
après 1919 nous avons déjà dit avec quelle difficulté
les notions allemandes - outre celles de kraepelin - trouvaient un écho
en France. Et puis, nous avons vu qu'après 1913, Jaspers abandonne
le champ de la psychopathologie pour se consacrer à celui de la
philosophie. C'est donc sans surprise que nous voyons les milieu philosophique
s'en faire les premiers échos.
La traduction de la Psychopathologie Générale
date de 1928, alors qu'elle était à sa troisième édition
allemande. C'est le fait de deux personnages, A. Kastler et J. Mendousse.
Le premier, né en Alsace en 1902
alors que celle-ci est annexée par l'Allemagne. En 1921 il rejoint
les rangs de l'Ecole Normale Supérieure. Sont ses camarades de promotion,
Paul Nizan, Jean Paul Sartre, entre autres (et pas des moindres Canguilhem
Aron), mais aussi Daniel Lagache qui pourrait prétendre aussi au
titre de premier - et dernier? - jaspersien de la psychiatrie française.
Lagache va partager nombreux centre
d'intérêt avec Lacan : la jalousie, la paranoïa,
Jaspers, et aussi Aimée qu'il va rencontrer à Sainte Anne
à la même période que Lacan. Pour Kastler, la traduction
de la Psychopathologie Générale relève de l'accident
de parcours, car par la suite il prendra la route de la recherche et en
1966 reçoit le Prix Nobel de physique. Les plus importants et les
plus nombreux des travaux d'Alfred Kastler se rapportent à l'étude
des interactions des radiations électromagnétiques (ondes
hertziennes et ondes lumineuses) avec les atomes et les molécules
qui constituent la matière. Entre comprendre et expliquer ce personnage
brillant et complexe choisit l'erklärung.
|
|
Sartre et Paul Nizan supervisent
la traduction. P. Nizan suivit la voie de la littérature et du marxisme
ce qui lui coûta la vie en 1940.
Nous ne pouvons faire autrement
que supposer que Daniel Lagache eut été associé aux
discussions pour cette traduction avec ses camarades de promotion. L'intérêt
commun de ses hommes pour le monde de la folie trouvait son centre de gravité
dans la présentation de malades de Georges Dumas, que ce groupe
fréquentait en même temps que Lacan. De cette promotion de
normaliens, Lagache sera le seul à suivre des études médicales,
et lorsqu'il devient interne il passera aussi par le service de Henri Claude.
C'est pendant son internat qu'il va rencontrer Margueritte, comme nous
le rappelle Jean Allouch, plus tard célèbre en tant que l'Aimée
de Lacan. Elle se retrouve comme centre d'intérêt des deux
seuls psychiatres ayant une bonne connaissance de l'œuvre de Jaspers au
moment où le livre vient de paraître en France!
LACAN, PREMIER JASPERSIEN
DE FRANCE?
Si nous supposons à Lagache une
bonne connaissance de Jaspers, ce n'est plus qu'une hypothèse vraisemblable.
Lacan est le seul a nous laisser un témoignage écrit. Mais
il s'agit d'une histoire de nœuds, comme toute bonne histoire. Leguil,
dans son bref mais très précieux travail sur les liens entre
Lacan et Jaspers nous dit que l'empreinte de l'œuvre de Jaspers sur Lacan
a été, le plus souvent sous-estimée. On ne dirait
pas assez que les première réflexions psychiatriques de Jacques
Lacan doivent "tout ou presque" à la pensée de Jaspers. Mais
Leguil signale aussi les intrications et avatars entre la pensée
de Ey et de Lacan autour de ce sujet. Lacan rend hommage dans sa thèse
à un texte d'Henri Ey publié en 1932, centre sur la problématique
de la causalité en psychiatrie. Ce texte est "La notion d'automatisme
en psychiatre". Texte inventif qui anticipe selon Leguil de 30 ans les
développements du séminaire entre tuchè et
automaton.
Leguil a raison pour dire que ce texte n'est pas jaspersien car Ey dans
ce texte s'insurge contre l'organicisme que transporte la notion d'automatisme
puisqu'il rate le fait pathologique en son essence: "ce qu'il y a au fond
de la notion de psychisme c'est la signification, c'est une finalité,
une intention". Par contre, la méthode analytique risquerait elle
de manquer la dimension étiologique que seule sait offrir ce qui
se présente comme une butée, une rupture dans la chaîne
d'une finalité indéfinie du sens. Ey oppose donc la causalité
mécanique à l'indétermination du sens.
|
Donc ni vertsehen ni
erklärung.
Mais il ne recourt pas à Jaspers. Ey tentera plus tard une solution
avec la notion d'écart organo-clinique.Lacan lui répond dans
la thèse "Nous tenons à souligner expressément sur
ce fond doctrinal des deux séries causales propres aux phénomènes
psychogéniques, par où nous nous opposons au faux parallélisme
à la Taine, notre entier accord avec notre ami le docteur Henri
Ey. Il a exprimé les mêmes vues dans un article sur "La notion
d'automatisme en psychiatrie" [...]. Mais depuis longtemps dans nos entretiens
avec lui nous avons trouvé le meilleur appui et le meilleur contrôle
d'une pensée qui se cherche: quelqu'un à qui parler". Mais
il possède déjà la connaissance d'une doctrine qui
lui permettra d'essayer une sortie à cette aporie, et qui n'est
pas la même que son ami: les relations de compréhension.
|
Nous avons déjà signalé
que hormis l'hypothèse d'une connaissance de la part de Lagache,
nous n'avons pas rencontré dans le survol que nous avons fait de
la littérature des références explicites à
Jaspers dans les travaux psychiatriques français de l'époque.
Lacan serait le premier de tous. Et il l'est dans le tourbillon des deux
années que suivent la publication de la traduction de la Psychopathologie
Générale. Car, même dans les travaux de Lacan d'avant
la thèse, nous ne trouvons aucune référence à
Jaspers. La rencontre semble avoir été fulgurante, tout autant
que la rencontre avec Aimée, car tout cela se passe a peu près
dans le même temps. Tout au plus nous pouvons lire dans le texte
qui précède de justesse la soutenance et la publication de
la thèse, "La structure des psychoses paranoïaques" un embryon
de cette empreinte que Jaspers s'apprête à laisser dans l'œuvre
de Lacan, si nous suivons notre hypothèse. Lacan utilise la terme
de "structure", terme qu'il emprunte à la phénoménologie
de Minkowski, comme il le dira plu tard dans le compte rendu qu'il a écrit
pour Le temps vécu, mais il va situer l'essence de cette structure
paranoïaque dans la discontinuité. Ceci lui semble le
point de rupture avec les doctrines constitutionnalistes qui, du coup,
son les plus psychogénétistes et idéalistes de toutes.
Lacan n'en démordra jamais de son matérialisme affirmé
à plusieurs reprises. Nous verrons quelle importance croissante
nous donnons dans notre travail à cette idée de discontinuité,
au point que nous en ferons le mot clé des rapports de Lacan avec
Jaspers après la thèse. Dans ce texte de 1931, la notion
de structure lui semble critique car on y saisit "la discontinuité
d'avec la psychologie normale, et la discontinuité entre eux, de
ces états qu'avec les professeur Claude, qui les a de nouveau rapproché
des états paranoïdes pour mieux les définir, nous désignons
du nom de psychoses paranoïaques". Nous connaissons tous la réaction
de Clérambault à la publication de cet article, qui pourtant
en note disait plus loin en référence à son Maître:
"auquel nous devons autant tant en matière qu'en méthode,
qu'il nous faudrait, pour ne point risquer d'être plagiaire, lui
faire hommage de chacun de nos termes". Les deux hommages accolés
dans le même article, c'est trop!
Nous pouvons déjà à
partir de là dire que Lacan est un homme infidèle, et que
cela comptera dans le mode avec lequel nous appréhenderons sa conversion
jaspersienne. Roudinesco retrace le parcours pour le moins éclectique
de Lacan dans ces années là. Il fréquente la présentation
de malades de Georges Dumas (à qui il dédie son article sur
les sœurs Papin) reconnu comme un anti-freudien primaire, Gaëtan Gatien
de Clérambault qui ignore tout de Freud, et Henri Claude dont nous
avons déjà parlé et de qui Clérambault disait
péjorativement qu'il tentait de se faire un nom avec deux prénoms...
Mais Lacan reste éclectique sur
d'autres domaines. En 1929, il était l'amant de Marie-Thérèse
Bergerot, une veuve de quinze ans plus âgée que lui. Il vivait
au rez-de-chaussée d'un immeuble de la rue de la Pompe, dans le
16ème. Puis il tombe amoureux de la polonaise Olesia Sienkiewicz.
La plupart du temps, Lacan dormait à l'hôpital où Olesia
venait le rejoindre. C'est cette dernière qui dans son appartement
de l'Ile Saint Louis tape à la machine la thèse de Lacan
où Lacan vient la rencontrer souvent. De son côté Marie
Thérèse apporta une importante contribution financière
à l'impression du texte. Les deux se voient remerciés dans
la thèse même: la dédicace à M.T.B. se voit
suivie d'une citation en grec: "Je ne serais pas devenu ce que je suis
sans son assistance". Puis à la fin de l'introduction, Mme O.S.
se voit remercié parmi ceux qui l'ont aidé avec la part matérielle
et ingrate de son travail. Autant d'aimées de Lacan... Ces aspects
amusants n'ont rien d'anecdotique puisque nous pensons que Lacan est de
la même fidélité envers les auteurs cités et
qui guident sa pensée dans sa thèse: pour le moin multiples
et diverse. C'est ainsi que nous pensons les rapports qu'il va à
entretenir avec les notions qui le sortiront de l'impasse et qui lui permettront
de prendre quelques longueurs d'avance sur ses camarades. Ainsi, la question
de savoir à quel moment de sa vie et de son œuvre Lacan quittera
Jaspers, savoir s'il l'est toujours ou pas tout à fait nous paraissent
relever du même type de questionnement que de celui de savoir à
qui de toutes ces femmes Lacan a été le plus fidèle:
sans intérêt. Notre intérêt va plutôt se
fixer sur cette empreinte dont parlait Leguil.
LA NOTION DE COMPREHENSION
La référence de Lacan à
Jaspers, en tout cas, apparaît massive, et ce dès l'introduction
à propos des relations de compréhension: "où
s'exprime la commune mesure des conduites humaines". Lacan prend le binôme
jaspersien comprendre-expliquer comme une base méthodologique pour
l'étude de sa thèse. A ce binôme se surajoute une triade
développement-réaction-processus, des concepts bien plus
cliniques et qui entretiennent des rapports étroits avec les deux
premiers.
Très rapidement, qu'est-ce qu'on
entend par compréhension? Lantéri-Laura nous propose une
définition bien concise: "nous comprenons intuitivement de tels
cas, dans la mesure où tout leur développement nous paraît
aussi clair que le développement des sentiments humains habituels".
C'est-à-dire là où notre identification affective
(einfühlung) à l'autre nous permet de comprendre ses
sentiments. Nous sommes dans le domaine du développement, d'une
certaine normalité, car nous vivons spontanément dans une
compréhension interhumaine avant que nous construisons la moindre
réflexion sur son compte, car nous vivons dans un monde humain et
nous nouons avec les autres des rapports, nous partageons des projets,
nous nous parlons. Impossible d'y échapper à la compréhension.
C'est le propre d'un certain type de lien social, l'aliénation de
base: "tu me comprends? Oui, je te comprends!". Cette notion se met en
série donc avec celle de développement, de continuité,
de normalité. Evidemment cette notion c'est un leurre, mais
un leurre bien réel. Comment ne pas être fou de la folie de
tout le monde? Cela serait être fou par un autre tour de folie que
de n'être pas fou de cette compréhensions, pourrions nous
dire avec Pascal.
Et bien, cette notion de compréhension
et l'einfühlung qui l'accompagne reçoit déjà
des réserves claires et précises de la part de Lacan. Voyons
cela de plus près: "En effet, dit Lacan, ces états successifs
de la personnalité ne sont pas séparés par des ruptures
pures et simples, mais leur évolution, et les passages de l'un dans
l'autre, sont pour nous observateurs, compréhensibles", mais
il s'empresse d'ajouter "même si nous n'allons pas jusqu'à
y participer affectivement". Et vers la fin de sa thèse : "Comprendre,
nous entendons par là donner leur sens humain aux conduites que
nous observons chez nos malades, aux phénomènes mentaux qu'ils
nous présentent. Certes, c'est là une méthode d'analyse
qui est en elle trop tentante pour ne point présenter de graves
dangers d'illusions. Mais qu'on sache bien que, si la méthode fait
usage de rapports significatifs [...] leur application à
la détermination d'un fait donné peut être régie
par des critères purement objectifs, de nature à
la garder de toute contamination par les illusions, elles mêmes repérées,
de la projection affective". Nous saisissons tout de suite la distance
que prend Lacan par rapport à cette notion de compréhension
et en particulier à sa méthodologie: l'einfühlung,
cette identification affective qui lui apparaît comme une illusion.
D'autant plus que lorsque nous lisons la définition de Jaspers elle
apparaît comme fondamentale: "Compréhension rationnelle
et compréhension affective. La première n'est pas
vraiment psychologique, mais simple constatation des contenus rationnels
que possède la pensée d'un individu, par exemple la compréhension
des rapports logiques d'un système délirant. La compréhension
affective est la véritable compréhension de la vie psychique
elle-même".
Lacan a sa propre définition des
relations de compréhension: "Nous ne craindrons pas de nous confier
à certains rapports de compréhension, s'ils nous permettent
de saisir une phénomène mental comme la psychose paranoïaque,
qui se présente comme un tout, positif et organisé, et non
comme une succession de phénomènes mentaux élémentaires,
issus des troubles dissociatifs". Compréhension qui ne correspond
déjà plus tout à fait à sa définition
jaspersienne.
LA NOTION DE PROCESSUS
Mais c'est surtout la notion de processus
qui retiendra son attention. Cette notion qui introduit une foncière
discontinuité
dans ces relations de compréhension. Lacan le dit sans ambages:
"Le concept majeur est celui de processus psychique". Car c'est avec ce
concept qu'il compte s'opposer aux doctrines constitutionalistes et mécanicistes
de ceux qui proposent un développement de la personnalité
à la Génil Perrin pour expliquer la paranoïa. C'est
ce concept qui introduit la notion de discontinuité que Lacan
signalait déjà dans son texte de 1931, et aussi c'est ce
concept avec lequel il va dépasser la dichotomie que lui propose
Henri Ey en 1932.
Et fait le plus intéressant, ce
concept Lacan va le chercher dans un texte de Jaspers qui date de 1910
et c'est de là que proviendrons les plus longues citations de toute
la thèse et non pas de la Psychopatholgie Générale!
Ce texte, jamais traduit en français jusqu'à ce jour, est
seulement accessible par la traduction des paragraphes que Lacan fait pour
la thèse. Il s'agit de "Eifersuchtswhan. Ein Beitrag zur Frage,
Entiwiklung einer Parsönlichkeit oder Prozess?", publié dans
Zeitschrift für die gesamte Neurologie und Psychiatrie, bd. I, 1910
(il existe une traduction à l'espagnol). Nous pourrions traduire
son titre par "Délire de jalousie. Contribution au problème:
développement d'une personnalité ou procès?". Lacan
le traite dans le chapitre 4 de sa thèse, chapitre clé pour
nos développements ici, et qui porte comme titre "Conceptions de
la psychose paranoïaque comme déterminée par un processus
organique". Ce texte de Jaspers, ainsi que sa Psychopathologie Générale
eut un écho certain parmi les auteurs allemands que Lacan va citer,
en commençant par Kraepelin lui même, mais aussi d'autres
auteurs majeurs de la thèse: Westertrep, Neisser, et d'autres. Dans
ce texte, Jaspers s'attache à saisir les différences entre
processus et développement à partir de l'exemple de la jalousie.
Mais, cette notion de processus présente une grande difficulté:
elle englobe des notions fort distinctes et pourtant tellement de fois
confondues: le processus physico-psychotique et le processus
psychique. Nous voyons que cette confusion peut se renforcer ave l'intitulé
du chapitre que donne Lacan. C'est surtout la notion de processus psychique
qui va attirer toute l'attention de Lacan car il introduit une notion de
discontinuité sans faire référence à aucune
étiologie organique, et puis il présente des caractéristiques
cliniques facilement distinguables du processus physico-psychotique, terme
avec lequel on désigne des troubles grossièrement organiques.
Lacan rapporte le tableau de Jaspers où il compare les caractéristiques
cliniques du développement de la personnalité, le processus
psychique et le processus physico-psychotique. Et il nous donne sa propre
définition de la chose: "Le processus psychique s'oppose directement
au développement de la personnalité, qui est toujours
exprimable en relations de compréhension. Il introduit dans
la personnalité un élément nouveau et hétérogène.
A partir de l'introduction de cet élément, une nouvelle synthèse
mentale se forme, une nouvelle personnalité soumise de nouveau aux
relations
de compréhension. Le processus psychique s'oppose ainsi
par ailleurs au décours des processus organiques dont la base est
une lésion cérébrale: ceux-ci en effet sont toujours
accompagnés de désagrégation mentale". Les caractéristiques
essentielles de ce processus psychique Lacan les résume: un changement
de la vie psychique, qui n'est accompagnée d'aucune désagrégation
de la vie mentale. Il détermine une nouvelle vie psychique qui reste
partiellement accessible à la compréhension normale et partiellement
lui demeure impénétrable. Le point fort se trouve là:
dans l'introduction de la discontinuité, que Lacan plus tard assimilera
à la notion de cause, qui n'est pas causalité physique ou
organique et qui n'est pas l'indétermination infinie du sens dont
parlait Ey. Comme un cheval de Troie, cette discontinuité va amener
avec elle la notion de cause sur le terrain du sens, par le biais de la
signification.
Mais voyons quelle est la définition
de Jaspers dans la Psychopathologie Générale: "Quand, au
milieu de l'évolution naturelle de la vie, se produit un changement
psychique tout à fait nouveau, il se peut que l'on ait affaire à
une phase. Mais si le changement est durable, le phénomène
est appelé processus. [Il] s'oppose par un caractère
général aux processus cérébraux. Ce caractère
est un changement de la vie psychique qui n'est accompagné
d'aucune
désagrégation de la vie mentale et dans lequel entrent
comme élément une foule de relations compréhensibles.
Nous ne connaissons pas les causes d'un semblable processus. Alors que
dans les processus organiques, les phénomènes mentaux sont
au point de vue psychologique dans une confusion complète, ici,
au contraire, plus on approfondit le cas étudié, et plus
on trouve de relations conscientes. [...] Dans les formes les moins graves,
l'évolution du sujet se poursuit comme si à un moment donné
se trouvait une discontinuité brusque du développement".
Lacan trouve donc là de quoi réfléchir en termes explicatifs,
donc de cause, d'erklärung, sans avoir besoin de se rabattre
sur une causalité organique.
|
|
A quelles caractéristiques cliniques
pouvons nous reconnaître donc ce processus? Lantéri-Laura
signale que nous nous heurtons en ce point à une discontinuité
dans la biographie. Ce point, que nous verrons plus tard, Lacan le baptise
de sa célèbre expression "point fécond" (1),
qui deviendra par la suite moment fécond. Cet échec de la
compréhension ne peut s'expliquer que par la mise en jeu d'un facteur
hétérogène à la compréhension. Evidemment
ce point est crucial, car l'hétérogénéité
l'est pour la compréhension et non pour l'histoire du sujet. Lacan
ne dit pas que ce processus soit indéterminée. Il est bel
et bien déterminé, et c'est en faisant appel à la
théorie freudienne qu'il mettra au point sa théorie de la
triple causalité, si bien analysée par Bertrand Ogilvie:
la cause occasionnelle constituée par le processus organique
quoique non spécifiques, la cause efficiente, soit celle
qui détermine la structure et la permanence des symptômes
à reconnaître dans les conflits vitaux, et enfin la cause
spécifique de la réaction de la psychose. Alors, discontinuité
et hétérogénéité, deux notions
qui prenant leur origine dans le processus de Jaspers, reviendront tout
au long de la pensée de Lacan pour évoquer la notion de cause.
MOMENT FECOND, PHENOMENES
ELEMENTAIRES
Comment ce processus, notion psychopathologique,
se traduit cliniquement dans le langage de la psychiatrie? A quoi est-il
identifiable ce processus psychique? A rien d'autre qu'à sa discontinuité.
Discontinuité du sens, dit Lantéri-Laura. Le processus est
l'efficace de quelque chose qui est entièrement étranger
à la compréhension. C'est un non-sens s'opposant à
la compréhension. L'essentiel du processus dépend de tout
ce qui appartient au non-sens par rapport à la compréhension
banale. Ce point et ses rapports à la signification étaient
déjà fort bien précisés dans la Psychopathologie
Générale lorsque Jaspers décrit ce qu'il appelle les
expériences délirantes primaires. Ces problèmes méritent
pour Jaspers la dénomination de
délire de signification,
tant cet aspect caractérise ces phénomènes. Symptômes
irréductibles à toute compréhension, dit aussi primaires.
Nous savons la fortune que ces conceptions de Jaspers eurent dans la psychiatrie
mondiale, principalement à partir des développements de son
élève Kurt Schneider et de l'impact des symptômes de
premier rang dans les critères du DSM III. En France tout autre
est leur destinée. D'un côté Henri Ey s'en servira
dans ses travaux sur la bouffée délirante aiguë et les
rapports de la dissolution de la conscience face au récit délirant.
Inspiré par Westertrep, Lacan signale
dans la thèse que notre interrogatoire devra, à partir de
cette notion de processus, s'attacher tout spécialement à
préciser les expériences initiales qui ont déterminé
le délire: "On s'apercevra alors toujours qu'elles ont présenté
tout d'abord un caractère énigmatique". Puis de Neisser,
il va retenir ce phénomène de surgissement d'une signification
personnelle dans ces moments féconds. Signification qui deviendra
signification
de signification en 1946. Nous le voyons, le problème de la
signification est au premier plan, et il l'est pour signaler son caractère
de non-sens pour la compréhension, que ce soit celle du psychiatre
ou celle du patient. La perplexité de ce dernier est là pour
le souligner. Lacan dit que loin de montrer un développement psychologique
régulier, "cet examen leur révèle que les moments
de l'évolution où se crée le délire, les points
féconds de la psychose" constituent des moments de discontinuité
à l'image du processus organique.
Il est à noter que Lacan va y adjoindre
la notion de Chaslin, la discordance, pour donner un autre caractère
clinique supplémentaire audit processus. Tout d'abord il établit
les liens entre cette rupture des relations de compréhension et
la discordance disant que sans cette nouvelle conception du trouble mental
n'aurait pu être dégagée cette réalité
clinique, la schizophrénie. Puis il signale "Il est hors de doute
qu'il existe des faits fréquents, où une poussée fugace
de symptômes schizophréniques a précédé
de quelques années l'apparition d'une psychose paranoïaque
qui s'établit et qui dure". Autrement dit, le processus représenta
à minima ou à maxima un phénomène de discordance
dans ces relations de compréhension. "Il est évident qu'à
mesure que les recherches progresseront vers des formes plus discordantes
de la psychose, en passant des formes paranoïaques aux formes paranoïdes,
la compréhensibilité et la cohérence conceptuelle,
la communicabilité sociale de la psychose se révéleront
de plus en plus réduites et difficiles à saisir". Cette mise
en série, cette continuité établie dans le champ clinique
des psychoses à partir de la notion de processus et de son corollaire
clinique, la discordance, lui sera critiqué par son ami Henri Ey,
qui a été le premier à réagir aux doctrines
exposés dans la thèse dans un compte-rendu écrit dans
l'Encéphale, avant même sa publication: "Remarquons cependant
que le mouvement amorcé par Lacan ne tendrait à rien de moins
que de "paranoïdiser" la paranoïa, à faire de celle-ci
un degré léger des formes paranoïdes. Peut être
là un correctif devrait introduit à cette extension, qui
restaurerait la dichotomie classique entre états paranoïaques
et états paranoïdes".
Cette continuité dans la discontinuité
est ce qui va lui permettre de mettre en série les phénomènes
élémentaires, ceux décrits par l'école allemande,
et l'automatisme mental de son maître Clérambault, qui se
trouvent abordés dans ce même chapitre 4 de ma thèse.
Plus tard, dans le Séminaire sur Les psychoses il revient sur ce
nœud. Entre temps, depuis 1946, Clérambault est devenu son "seul
maître". Alors il peut dire: "Le mérite de Clérambault
est d'en avoir montré le caractère
idéiquement
neutre, ce qui veut dire dans son langage que c'est en pleine discordance
avec les affections du sujet, qu'aucun mécanisme affectif ne suffit
à l'expliquer, et dans le notre, que c'est structural". Ainsi de
compréhension en processus et de déclenchement en phénomène
élémentaire cette lignée se situera au centre des
élaborations cliniques lacaniennes. Nous souscrivons entièrement
à l'analyse que fait François Sauvagnat sur l'importance
de cette question dans l'abord lacanien: "J. Lacan a donné à
l'expression "phénomènes élémentaires" au moins
trois connotations : 1) La possibilité d'isoler des symptômes
qui soient pathognomoniques, même s'ils sont éventuellement
assez discrets. 2) La mise en évidence de symptômes minimaux
qui, d'une certaine façon, résument l'ensemble de la problématique
délirante ultérieure. 3) Ces symptômes minimaux seraient
également capables de donner des indications concernant les modes
de stabilisations qui sont envisageables pour un patient donné.
Nous n'insisterons pas sur l'importance de cette problématique dans
notre champ, puisqu'elle est fondatrice de la conception lacanienne du
traitement des psychoses".
ACCUEIL DE LA THESE
Quel accueil reçut la thèse
et ses nouveautés dans le milieu psychiatrique français?
Tout d'abord c'est Henri Ey qui réagit à l'introduction de
Jaspers dans la thèse. Nous avons déjà évoqué
le compte rendu qu'il rédige pour l'Encéphale où il
note cet ordre de déterminisme introduit par la notion de compréhension.
Puis, c'est dans son livre Hallucinations et Délire publié
en 1934 dans le chapitre sur La notion d'automatisme où il reprend
et modifie son texte de 1932, qu'il ajoute en note de bas de page sa lecture
des relations de compréhension: "C'est croyons nous, le sens
propre de la thèse de notre ami Jacques Lacan, La paranoïa
dans ses rapports avec la personnalité qui a bien voulu affirmer
de son côté la solidarité de nos conceptions". Retour
de gentillesse. Ensuite, Paul Guiraud écrit en 1933 un compte rendu
dans les Annales médico-psychologiques, mais aucune référence
aux notions jaspersiennes n'est relevé. Roudinesco note avec raison,
que le milieu psychiatrique français n'accuse pas réception
des thèses introduites par Lacan en 1932. C'est essentiellement
dans le milieu surréaliste et marxiste que la thèse trouve
ses louanges. Des matérialistes inspirés de la psychologie
concrète de Politzer accueillent dans leur sein la thèse
de Lacan. Paul Nizan dans L'Humanité, Crevel dans Le suréalisme
au service de la révolution, Paul Eluard, etc. Consacré
matérialiste dans un tel contexte, Lacan infléchit sa terminologie
et accentue le caractère politzérien de ses premières
réflexions. Ce sera visible dans l'article écrit dans le
Minotaure
sur le soeurs Papin et jusques y compris dans Les complexes familiaux,
dont l'arrière plan du texte d'Engels L'origine de la famille,
la propriété privé et de l'état est palpable.
Lacan parle alors de "révolution théorique", de "civilisation
bourgeoise", de "superstructure idéologique", de "besoins" et d'"anthropologie".
Désormais, Jaspers ne sera plus cité jusqu'aux années
50.
LA CRITIQUE DE LA COMPREHENSION
Dans les années 50 Lacan fera une
critique très acerbe de la notion de compréhension. Nous
avons déjà vu dans la thèse, que cette notion ce n'était
pas ce qui retenait le plus son attention. Entre temps, Jaspers déjà
philosophe existentialiste, commence une progressive controverse avec Heidegger,
controverse que les années de nazisme et même l'après
guerre ne cesseront de creuser. La pensée de Heidegger devient cependant
de plus en plus influente, et Lacan n'y échappera pas. Il y certainement
des raisons propres à l'évolution de la pensée de
Jaspers, comme l'indique François Leguil qui expliquent cet ostracisme
lacanien, dont certainement les positions très anti-freudiennes
et anti-marxistes de ce dernier. En 1955, les références
de Lacan à Jaspers seront extrêmement critiques et pour certaines
trop acérées. Après 1953, Lacan s'embarque avec Lagache
et Dolto dans la formation de la Société Française
de Psychanalyse. Mais Lagache, prenant de plus en plus inspiration sur
les thèses de Jaspers, devient centre des critiques de Lacan, qui
tient l'opposition compréhension-sens-liberté face au déterminisme
de la cause comme une des raisons de la déviation postfreudienne
de l'égopsychologie. Alors Lacan ne veut certainement pas se voir
confondu avec les thèses qu'avance Lagache. C'est la compréhension
qui sera au centre du débat, car l'opposition comprendre/expliquer
a repris beaucoup de force dans les débats. Nous pouvons lire dans
les Ecrits les expressions que Lacan utilisa pour s'y référer:
"Néfaste antinomie de Jaspers", "Formes bâtardes", "catégorie
nauséeuse". Les attaques de Lacan à cette notion de la compréhension
se portent à la limite de l'invective et témoignent, pour
Leguil, d'une sensibilité amère. La critique de Lacan "vise
un auteur dont les positions et le niveau critique sont certes devenus
plus obtus que détestables, mais elle s'adresse à un homme
qui, par sa vie, ne semble pas mériter tant d'indignité",
se demande Leguil. Alors, il livre une hypothèse intéressante:
il se demande s'il n'y a pas chez Lacan "lorsqu'il étrille Jaspers,
comme une conjuration lancée vers lui même, vers le guide
choisi pour ses premiers pas quand il était psychiatre". Lacan a
tout lancé par la borde? Le philosophique est en train de prendre
le pas sur le clinique? Qu'en est-il devenu ce processus, le fleuron de
sa thèse?
POSTERITE DU PROCESSUS
PSYCHIQUE CHEZ LACAN
Nous pensons que cette notion de processus
laisse sa trace dans les développements du Lacan des années
50. Prenons appui sur le travail que Lantéri-Laura consacre à
cette pérennité de la notion de processus dans l'œuvre de
Lacan, pour soutenir notre hypothèse. Nous avons vu comment la notion
de processus psychique, opposée à processus physico-psychotique,
opposition que Lacan extrait de l'œuvre de Jaspers, garantissait l'existence
de la catégorie de la causalité, de l'hétérogène,
sans nécessité de faire intervenir l'organique, tout en l'opposant
à la compréhension, elle aussi psychogenèse, mais
psychogenèse génétique. Remarquons que Lacan dans
sa thèse n'utilise pas le terme psychogenèse, mais
psychogénique,
voulant par cette différence marquer des distinctions claires. Cette
psychogénie est justement ce qui est lié au processus psychique.
Elle reste dans le domaine de l'erklärung, face à celui
du verstehen. Ceci est explicite en 1932. L'explication, la cause,
est ce qui fait trou dans le sens de la compréhension jaspersienne,
et qu'il appelle le processus psychique, par lequel il marque ses distances
avec le processus physico-psychotique, autrement dit l'organicisme. La
causalité d'alors est versé au dossier des hypothèses
freudiennes classiques: fixation, régression, etc.
En 1946, Lacan reprend le débat
avec Henri Ey. Son texte s'appelle rien de moins que "Propos sur la causalité
psychique". Henri Ey construit sa notion d'écart organo-clinique
avec laquelle il tente de sortir de la dichotomie jaspersienne comprendre-expliquer.
Mais force est de constater qu'Henri Ey garde la notion de psychogenèse
dans son sens jaspersien de compréhension, c'est à dire de
sens indéterminé, de développement et de normalité,
et qu'il rejette tout de même la causalité de la folie dans
une causalité organique. "Comment dès lors ne pas s'étonner
que, dit Lacan, si bien prévenu contre l'entraînement de fonder
sur une hypothèse neurologique le "mirage de l'hallucination conçue
comme une sensation anormale", il s'empresse de fonder sur une hypothèse
semblable ce qu'il appelle "l'erreur fondamentale" du délire, [...]
il n'hésite pas à y placer lui-même le phénomène
de la croyance délirante, considérée comme phénomène
de déficit?". Il reprend à sa charge la tâche de faire
ressortir la causalité essentielle de la folie, sans tomber
dans le mécanicisme partes extra partes. De nouveau Lacan
convoque sa thèse, il s'en remet aux phénomènes élémentaires
et à l'automatisme mental de Clérambault, pour rappeler que
l'essentiel dans ces phénomènes est le fait qu'ils visent
personnellement le sujet, et que lorsque le sujet n'a plus moyen de les
formuler, "sa perplexité nous manifeste encore en lui une béance
interrogative" Et s'il postule que la folie est vécue toute dans
le registre du sens, c'est bien dans le non-sens de cette béance
qui frappe le sujet où se manifeste la causalité essentielle
de la folie. La discordance entre l'être et l'idéal qui caractérise
la folie - nous voyons encore une fois apparaître le mot de Chaslin
- est rejeté, existentialisme oblige, dans "une insondable décision
de l'être" reliant causalité et responsabilité. Et
ce à partir des phénomènes élémentaires.
Certes, cette présentation "élémentaire" de sa thèse
choquait ceux qui comprenaient la psychogenèse dans son sens jarspersien
de compréhension, car elle pouvait - et effectivement elle a souvent
été à tort comprise - être prise pour du mécanicisme.
Lacan se doit alors de préciser ce point, et c'est pour nous dire
que ce point de départ pris dans sa thèse n'a pas été
abandonné, mais au contraire, approfondi: "Certaines résistances
que nous avons pu rencontrer à comprendre dans une thèse
psychogénétique la présentation "élémentaire",
de ces moments, nous paraissent se résoudre actuellement dans l'approfondissement
que cette thèse a pris chez nous ultérieurement". La thèse
dont Lacan fait référence, et qui était celle de sa
Thèse, n'est rien d'autre que celle du processus psychique, approfondie
et remanié, certes.
Pour marquer encore plus ces différences
avec cette compréhension devenue presque synonyme de psychogenèse,
en 1956 Lacan dira pur et simplement que le secret de la psychanalyse est
qu'il n'y a pas de psychogenèse. Encore une fois, il s'agit du tandem
comprehension-développement-psychogenèse héritée
de Jaspers: "Le progrès majeur de la psychiatrie depuis l'introduction
de ce mouvement d'investigation qui s'appelle la psychanalyse, a consisté,
croit-on, a restituer le sens dans la chaîne des phénomènes.
Cela n'est pas faux en soi. Mais ce qui est faux, c'est de s'imaginer que
le sens dont il s'agit, c'est ce qui se comprend". Il s'agit toujours de
restituer un sens, mais l'essentiel de l'opération tient à
séparer cette restitution du sens de la compréhension.
C'est dans ces années que Lacan
va à conceptualiser sa notion de forclusion. Et cette forclusion
n'est rien d'autre que la discontinuité dans le registre symbolique
de la signification paternelle. Les métaphores de discontinuité,
de la chaîne signifiante, ou au contraire du déchaînement
de l'imaginaire, du trou, du vide de signification, nous rapprochent toujours
de la notion de processus psychique et de cette idée centrale de
discontinuité qui suit comme un fil rouge depuis son texte de 1931,
et dont certainement l'inspiration qui provient du texte de Jaspers n'est
pas oubliée.
|
Au contraire, elle est tellement
présente, que lorsque Lacan en 1958 écrit sa Question préliminaire
se voit obligé de se démarquer nettement de Jaspers. A partir
du célèbre exemple de la patiente qui entend le "Truie!"
Lacan affirme que pour que l'hallucination auditive fasse irruption dans
le réel, il suffit qu'elle se présente comme il est habituel,
sous la forme de la chaîne brisée. Cette relation entre le
sujet et le signifiant se rencontre dès l'aspect des phénomènes.
Ce départ du concret, du phénomène dit Lacan, convenablement
poursuivi, retrouverait toujours ce point, comme ce fut le cas pour lui
dans sa thèse. Et ici, il affirme: "Nulle part en effet la conception
fallacieuse d'un processus psychique au sens de Jaspers, dont le symptôme
ne serait que l'indice, n'est plus hors de propos que dans l'abord de la
psychose, parce que nulle part le symptôme, si on sait le lire, n'est
plus clairement articulé dans la structure elle-même". Si
nos arrêtons notre citation ici, nous pourrions dire, c'en est fini
de Jaspers et du bien-aimé processus. Nous avons fait fausse route.
|
Mais reprenons la citation jusqu'au bout,
et gardons en tête l'hypothèse de Leguil. Et s'il ne s'agit
pas d'autre chose que d'une dénégation? "Ce qui nous imposera
de définir ce processus par les déterminants les plus radicaux
de la relation de l'homme au signifiant". Et puis, qu'est ce que la dénégation
sinon la négation de la négation? L'aufhebung hégélienne,
"Aufheben" qui, comme le dit Hegel, a dans la langue deux sens:
"garder", "conserver", et en même temps "faire cesser", "mettre fin
à...".
RSI EN DEBAT
Dans les années 70, Lacan inaugure
une autre clinique de la psychose, celle des nœuds borroméens et
des suppléances. Il s'agit d'un outil clinique plus apte à
saisir la continuité dans la structure psychotique, que la discontinuité
du modèle des années 50. Le paradigme n'est plus Schreber,
mais Joyce. Pour Allouch cela signe une rupture complète avec la
notion de processus. Cependant François Sauvagnat postule que Lacan
élabore ce modèle justement pour mieux rendre compte de ce
phénomène élémentaire central de la schizophrénie,
la discordance de Chaslin, et que nous l'avons vu, Lacan mettait en première
loge dans cette histoire des liens entre le processus de Jaspers et les
phénomènes élémentaires. Mais ici, c'est un
tout autre débat qui s'ouvre. Continuité, discontinuité
ou aufhebung, c'est-à-dire continuité dans la discontinuité?
Quoi qu'il en soit, il est possible de
faire une lecture des notions lacaniennes de la psychose, prenant comme
point de référence la notion de processus de Karl Jaspers,
ce qui était notre propos du début. Le cas princeps d'Aimée
permit cette rencontre, mais, en outre à travers elle, la psychiatrie
française rencontra au début des années '30 les thèses
de Jaspers. Nous sommes tout à fait dans la veine de ce que nous
proposait Thierry Trémine pour cet année: "le cas princeps
est d’abord celui qui inaugure une nouvelle manière de décrire,
de comprendre". Jaspers était déjà là.
TABLEAU 1
VERSTEHEN
COMPRENDRE
|
VS.
|
ERKLARUNG
EXPLIQUER
|
Le sens
L'Einfühlung
L'homogène
La continuité
|
DILTHEY
JASPERS
|
Les causes
L'hétérogène
La discontinuité
|
DEVELOPPEMENT
|
VS.
|
PROCESSUS
|
|
LACAN
|
|
|
|
PROCESSUS
VS.
PHYSICO-
PSYCHOTIQUE
|
Liberté
Normalité
Névrose
|
Forclusion
Déclenchement
Phénomènes élémentaires
Moment fécond
LA CAUSALITE PSYCHIQUE
|
Organisme
|
|
PAGE
D'ACCUEIL
NOTE
Il est amusant de voir que sur ce point
la notion de fidélité se retrouve encore une fois nouée
à cette histoire. En 1932 Lacan parle de "point fécond".
Le premier à reprendre à son compte cette expression, moment
fécond, est Henri Ey en 1946, dans un texte écrit en espagnol,
et il l'attribue sans ambiguïtés à Lacan. Puis en cette
même année 1946 à Bonneval, Lacan, reprend cette notion
"qu'on veut bien m'attribuer", pour parler probablement de Ey. Dans son
séminiare sur Les psychoses, en 1956, il dit d'abord "il me semble,
mais je ne suis pas sûr" que c'est une expression bien à lui.
Mais Ey, en 1973 en note de bas de page de son Traité des Hallucinations
dira de cette notion qu'il ne peux pas s'assurer qu'elle ne leur soit pas
commune...
BIBLIOGRAPHIE
ALLOUCHE J. Margueritte ou l'Aimée
de Lacan, EPEL.
EY H. La notion d'automatisme en psychiatrie,
L'Evolution Psychiatrique, N° 3, 1932.
EY H. Jacques Lacan, De la psychose
paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Compte
rendu, L'Encéphale, 1932.
EY H. Hallucinations et Délires
(1934) L'Harmattan, 1999.
JASPERS K. Delirio de celos, contribución
al problema : ¿"desarrollo de una personalidad" o "proceso"? (1910),
in Escritos Psicopatológicos, Editorial Gredos, Madrid, 1977.
JASPERS K. Psychopathologie Générale
(1913), Claude Tchou pour la Bibliothèque des Introuvables, 2000.
JASPERS K. Autobiographie philosophique,
Aubier, 1963
JASPERS K. Entre destino y voluntad,
Guadarrama, Madrid. 1969.
LACAN J. Structure des psychoses paranoïaques
(1931), Ornicar? N° 44, janv.-mars 1988, p. 5-18.
LACAN J. De la psychose paranoïaque
dans ses rapports avec la personnalité, (1932) Seuil, 1975.
LACAN J. Le séminaire, Livre
III, Les Psychoses, Seuil, 1980.
LACAN J. Ecrits, Seuil, 1966.
LANTERI-LAURA G. La notion de processus
dans la pensée psychopathologique de K. Jaspers, L'Evolution Psychiatrique,
1962, XXV, Oct.-Déc.
LANTERI LAURA G. Processus et psychogenèse
dans l'œuvre de J. Lacan, L'Evolution Psychiatrique, 49, 4, 1984.
MARX K. Philosophie, Folie Essais, 1994.
OGILVIE B. Lacan, Le sujet, PUF, 1987.
PAS-TOUT LACAN, CD ROM, Ecole Lacanienne
de Psychanalyse, 2001.
ROUDINESCO E. Histoire de la psychanalyse
en France T. 2, Seuil, 1986.
ROUDINESCO E. Jacques Lacan. Esquisse
d'une vie, histoire d'un système de pensée, Fayard, 1993.
SAUVAGNAT F. Secrétaire de l'aliéné
aujourd'hui, Ornicar? Digital, 2000.
SAUVAGNAT F. A propos des conceptions
françaises de la schizophrénie: de la discordance de Chaslin
à la "problématique RSI" de J. Lacan, Synapse, Octobre 2000,
n°169.
PAGE
D'ACCUEIL
|