H. EY ET K. CONRAD : A PROPOS DE 
LA SCHIZOPHRENIE NAISSANTE
Eduardo Luis Mahieu 
Círculo Henri Ey de Córdoba, Argentine.
mahieu@onenet.com.ar


Perpignan, 18 juin 2007

 

INTRODUCTION

La notion de schizophrénie naissante est, dans la terminologie de notre temps, le lieu d’une inversion des conceptualisations. "Schizophrénie débutante", "schizophrénie aiguë", "schizophrénie naissante", ces termes éclipsent aujourd’hui la notion de bouffée délirante, si chère à H. Ey et à la tradition clinique française. Si de nos jours l’on évoque les prodromes et autres signes prédictifs pour établir au plus vite un dianostic précoce porteur d’un développement irréversible, nous souhaitons rappeler que les minutieuses études psychopathologiques de H. Ey (1900-1977) ou de K. Conrad (1905-1961), sont dépourvues d’un tel caractère péjoratif. Elles s’inspirent de ce que la clinique montre de la réversibilité potentielle de ces expériences délirantes. Car, comme le répète sans cesse H. Ey, la schizophrénie n’est pas au début, mais à la fin de l’évolution. De ce fait, les pensées que nous abordons aujourd’hui s’inscrivent mal dans des consensus qui font du début, la fin de l’histoire [1].

DEUX OEUVRES MAJEURES SUR LE DEBUT DES DELIRES

L’objet de ce travail est d’analyser et comparer dans une perspective historique et clinique deux oeuvres d’excepcionnelle importance : le Tome III des Etudes psychiatriques d’Henri Ey (et en particulier l’étude N° 23 des Etudes Psychiatriques d’Henri Ey, "Bouffées Delirantes et Psychoses Hallucinatoires aigües") publiée en 1954, pièce maîtresse dans la construction de sa conception ograno-dynamique ; et celle de Klaus Conrad (1905-1961) dont on pourrait traduire le titre par La Schizophrénie naissante (Die Beginnende Schizophrenie) [2], publiée en 1958 et dans laquelle il élabore une conception de "la forme" des schizophrénies naissantes, avec une claire inspiration de la psychologie de la Gestalt.

Il nous est apparu qu’il est possible de montrer que l’ouvrage de K. Conrad est porteur d’une inspiration "éyenne". Et cela malgré une assymétrie dans le style de chacun de rendre hommage à l’oeuvre de l’autre. Dans l’ouvrage de K. Conrad, H. Ey n’est cité que trop discrètement, à la fois dans le texte et dans la bibliographie [3]. A l’opposé, Henri Ey écrit un compte-rendu de l’ouvrage de K. Conrad qui est publié dans L´Evolution Psychiatrique en 1958 (fasc. III, pág. 697), l’année même de l’apparition de La Schizophrénie naissante, et dans lequel il affirme généreusement :

"Je reviendrais certainement sur ce livre d´une exceptionelle importance", même s’il signale avec grande délicatesse que "ces diverses modalités de l´experience délirante correspondent, me semble-t-il aux niveaux de déstructuration de la conscience que j´ai étudiés dans le Tome III de mes "Etudes Psychiatriques". Le schéma qui se trouve a la p. 140 de l´ouvrage de K. Conrad me parait à cet égard assez significatif".
 
Ce à quoi Henri Ey fait référence dans ce compte-rendu, c’est ce qu’il a écrit dans le Tome III des Etudes Psychiatriques, paru en 1954 (p. 33) : "La Pathologie de la conscience est constituée par les niveaux de dissolution ou de déstructuration qui décomposent son activité. C’est à chacun de ces niveaux de sa désagrégation que correspondent les « espèces » de psychoses aiguës. Qu’il s’agisse en effet de crises maniaco-dépressives, de bouffées délirantes et hallucinatoires, d’états confuso-oniriques. Toutes ces psychoses aiguës représentent le spectre de la décomposition de la conscience".
 
Déjà dans le Tome I des Etudes Psychiatriques publié en 1948, dans son crucial Etude N°8 "Le rêve. "Fait primordial" de la psychopathologie", Henri Ey ébauche pour la première fois ces trois niveaux de la désorganisation structurelle de la conscience, dans une perspective dynamique et dialectique : 1° les "états fanstasmiques" de type maniaco-dépressifs ; 2° "les états oniriques" (où sont inclus les états oniroïdes, les bouffées délirantes et les états crépusculaires) ; 3° la "confusion onirique". Nous pensons que cette division se trouve dejà en puissance dans sa monographie de 1938, "Essais d’application des principes de Jackson à une conception dynamique de la neuro psychiatrie". Ce que nous allons tenter de faire ressortir c’est qu’il existe une correspondance clinique étroite entre ces niveaux de dissolution et les trois phases issues de "l’analyse de la forme" de "la configuration des délires" (Gestaltanalyse des Wahns) schizophréniques de K. Conrad : tréma, apophanie et apocalypse. Cette conception montre que la dette à l’égard de H.Ey est plus grande que ce que l’allemand est prêt à reconnaître bien des années après.
 
HENRI EY ET KLAUS CONRAD : HISTOIRE D’UNE AMITIE

K. Conrad, fait des études de médecine à Vienne entre 1923 et 1929. Elève de Warner Von Jaureg, il semble qu’il n’ait jamais eu des contacts avec Sigmund Freud. A la fois musicien passionné et amateur d’art, il est doué d’un talent certain pour les formes comme le font savoir les témoignages des caricatures de ses enseignants qu’il fait à cette période. Il connaît bien les auteurs anglais, car il fait un semestre d’études de neurologie à Londres, où il prend connaissance des oeuvres de Henry Head et Huglings Jackson. Lors de son séjour à La Salpétrière à Paris, entre 1933 et 1934, il établi des relations avec Henri Hécaen et Henri Ey. Pendant la guerre, il exerce dans un hôpital pour lésés cérébraux à Marbourg dans le lander de Hesse. Après la guerre, il écrit des nombreux articles sur les aphasies. En 1948, lorsqu’il est nommé professeur de Neurologie et Psychiatrie à Homburg dans lander de la Sarre (à l’époque sous administration française), s’ouvre pour lui une nouvelle période de fructueux échanges avec la psychiatrie francophone. D’après son biographe Detlev Ploog, H. Ey et K. Conrad sont unis para une grande amitié et admiration réciproque. Ils ont des projets et des points d’intérêt communs. K. Conrad écrit en 1953 un article sur l’art moderne et psychiatie, précédé dans ce champ par H. Ey dont le célèbre "Le psychiatre devant le surréalisme" paraît en 1948. Les liens se consolident lors du 1er Congrès Mondial de psychiatrie à Paris en 1950, et à travers une première rencontre franco-allemande de psychiatres. Par la suite, K. Conrad traduit en 1955 des textes d’Henri Ey qui font connaître l’auteur français aux lecteurs allemands, publiés dans Fortschritte der Neurologie und psychiatrie dont il est le co-éditeur avec W. Scheid et H. Weitbrecht. Du côté de H. Ey, l’on trouve tout au long de son oeuvre des nombreuses citations de K. Conrad, que ce soit dans les Etudes Psychiatriques, le Traité des Hallucinations ou dans le séminaire sur La Notion de schizophrénie.

L’ouvrage de K. Conrad La Scizophrénie naissante (ou au début, comme traduit H. Ey) paraît en 1958. Il se base dans un groupe de "poussées schizophréniques débutantes" qu’il a observé en pleine guerre chez 117 soldats allemands admis à Marbourg, très probablement pendant les années 1941-42. Dans sa préface, K. Conrad affirme que ce livre aurait pu être écrit dix-sept ans aupravant, mais que les circonstances historiques d’alors lui ont empêché de s’ocupper des ces "gros paquets" d’histoires cliniques. Lorsqu’il élabore ce matériel après une longue attente, il se rend compte de son insuffisance, sans doute liée au fait qu’il n’a observé ses patients que pendant deux ans, sans suivi postérieur. Entretemps, il a certainement lu l’intégralité des Etudes Psychiatriques de H. Ey.

TRADITIONS FRANCO-ALLEMANDES

Nous avons fait remarquer qu’Henri Ey a été le premier à analyser les phases séquentielles du délire débutant en trois moments cliniques, suivi en cela par K. Conrad. Cette correspondance est essentiellement clinique et descriptive : les types cliniques [4] de H. Ey ne sont pas superposables aux phases ou poussées décrites par K. Conrad. De même, la notion de forme processuelle [5] ne correspond pas entièrement aux niveaux de déstructuration de la personnalité. Ces différences importantes obéissent, selon nous, aux différentes conceptions structurales de la schizophrénie. La conception de K. Conrad, allemande, est inspirée de l’oeuvre de K. Schneider et l’école de Heidelberg. Elle est une conception unitaire qui comprend dans la catégorie de schizophrénie pratiquement tous les délires, aigus et chroniques. A l’opposé, celle de H. Ey rejette l’idée de schizophrénie aiguë comme une contradictio in adjecto. Comme nous le savons, l’école française continue à diviser les délires chroniques en une structure paranoïaque, une structure paraphrénique et une structure schizophrénique, et réserve une place à part à la bouffée délirante, sans l’intégrer dans les délires chroniques. Enfin, parmi d’autres raisons, nous pouvons aussi signaler que, si la catamnèse des bouffées délirantes qu’H. Ey publie en 1958 se fait sur des observations d’une durée d’entre sept et quinze ans, celle de K. Conrad ne l’est que sur une période de deux ans. Ce qui met en évidence qu’il n’a observé que les "poussées" (schübe), par définition aiguës. C’est peut-être la raison pour laquelle K. Conrad qualifiant lui-même de "peu belle et inexacte" l’expression de "defekt" qui désigne le "déficit schizophrénique", maintient des distances lui préférant l’expression "résidu".

Tout comme dans les Etudes de H. Ey, K. Conrad illustre ses conceptions avec des nombreux cas cliniques de sa casuistique de soldats allemands. Et, comme lui, il fait jouer une dialectique entre l’étude du cas et celui des cohortes statistiques, rappelant qu’en aucun un tel matériel ne peut se subsituter à l’analyse d’un cas. Pour l’un et pour l’autre, les notions psychopathologiques sont construites selon cette conception, riche d’éléments cliniques et analyses symptomatologiques très fines.

LA DESORGANISATION TEMPORELLE-ETHIQUE ET LE TREMA

Maintenant, que nous montre la confrontation clinique des niveaux de dissolution de la conscience de H. Ey avec l’analyse symptomatique des phases décrites par K. Conrad ? Le premier niveau de dissolution de la conscience d’H. Ey est celui de la déstructuration temporelle-éthique, décrite magistralement dans ses études sur la manie et la mélancolie. H. Ey entend ici par temporel la problématique du présent, non pas celui de l’instant inscrit en heures ou minutes, mais celui de la situation actuellement vécue, "l’événement qui est en train de se passer". Il insiste pour que l’on ne confonde pas la temporalité de la conscience ici affectée, et la simple conscience du temps. Sa clinique comporte la désorganisation de "l’attention de la vie présente", du sens du vécu comme moment essentiel de l’espoir et de l’action, c’est-à-dire de la liberté de se déployer, de se dilater ou de se rétracter. Le désordre éthique se situe dans le registre de l’action et il se révèle dans l’insouciance maniaque ou la culpabilité morbide du mélancolique. L’espace dans lequel ces expériences sont vécues n’est pas l’étendue physique, mais le champ phénomènal de la conscience et du corps, l’espace où s’enracine la totalité de ce l’on vit. L’expérience actuelle qui s’y présente en événement comporte une "émotion irréversible" qui se déroule comme une "crise", une rupture de la continuité historique de l’individu. La clinique propre à ce premier niveau se retrouve aussi dans les tableaux de bouffées délirantes décrits dans l’Etude N° 24, qui sont saturés de cette problématique de l’humeur [6], que ce soit des "bouffées délirantes sur fond d’excitationmaniaque" et "sur fond de mélancolie anxieuse".

La phase de tréma [7] de K. Conrad montre des points communs saisissants avec ce que nous venons de décrire chez H. Ey. Cette phase initiale, qui pour l’allemand peut être très brève ou bien durer quelques années, se caractérise par des actes insensés, qui sont en discordance par rapport à la situation, traduisant la perte du "nous". K. Conrad attire l’attention sur l’analyse à faire de la topologie de la situation qui se crée dans le tréma, un champ entouré par des barrières qui ne peuvent pas être dépassées. Il va jusqu’à utiliser la thématique "eyenne" par excellence, la perte de la liberté, pour caractérisee ces "moments réactifs" avec stress déclenchant, qui représentent une fuite de la liberté des décisions, come dit J.P. Sartre. Cette "défaite" est marquée par ce que les auteurs allemands appellent l’humeur délirante (Wahnstimmung), qui caracterise la limite entre le vécu normal et le vécu délirant. Chez K. Conrad, cette phase est teintée par une méfiance des choses, des personnes, du monde, qui conduit à l’angoisse, la peur, le sentiment que l’on se méfie de soi, et ainsi à une "dépression initiale". Il s’agit pour lui d’une "destruction totale de la structure de la situation". Avec la progression de cette "affectivité corporelle terrifiante", le champ phénoménal qui entoure le patient se charge d’une forme d’étrangeté, tout à fait nouvelle pour le sujet.

LA BOUFFEE DELIRANTE ET L’APOPHANIE

L’émergeance de la signification délirante, avec d’autres symptômes propres aux psychoses, caractérise les bouffées délirantes de H. Ey, qui correspondent à la phase apophanique du délire schizophrénique de K. Conrad. Pour le catalan, trois niveaux de déstructuration peuvent être distingués : la dépersonnalisation, le dédoublement hallucinatoire et le niveau crépusculaire-oniroïde.

Selon l’Etude N° 24, les crises de dépersonnalisation paroxystiques comportent tout à la fois l’expérience d’étrangeté de la personne physique, que l’étrangeté du monde extérieur. Elles constituent "l’expérience immédiate d’une étrangeté primaire et intensément vécue dans et par le bouleversement de la conscience", et pour H. Ey elle peut se trouver dans toutes les structures des maladies mentales (mais dans sa forme typique dans les troubles qui impliquent les troubles du niveau supérieur maniaco-dépressif). Il rappelle que la dépersonnalisation ne commence que lorsque l’altération est vécue comme une altération du sujet et non seulement du corps. Lorsque la déstructuration est plus profonde, advient ce qu’H. Ey nomme le dédoublement hallucinatoire [8] (états aigus d’automatisme mental). L’expérience est vécue comme un événement d’intrusion, d’éffraction, de viol. La signification délirante émerge dans des thèmes polymorphes (selon l’expression canonique) : influence, possession, ensorcellement, appropriation, mécanisation, vol, devinement de la pensée. La pénétration de l’être par l’autre, par le regard et la voix, éclate dans toute sortes d’expériences hallucinatoires. Cette expérience se joue pour H. Ey dans un lieu virtuel dont "ni la métaphore ni la paraphrase de l’espace cérébral ne suffisent à circonscrire la « spatialité »".

Dans la phase d’apophanie [9], cette perte avancée de"degré de la liberté" comme le dit K. Conrad dans le sillage de H. Ey, se distinguent aussi deux types d’expériences. D’abord, l’apophanie du monde extérieur, la rencontre, qui révèle la conscience de signification perceptive délirante anormale. La perception délirante, se développe en trois étapes : quelque chose du pêrçu du monde se refère au sujet, l’interpelle mais sans qu’il ne sache pourquoi. Avec la progression de cette expérience, emerge un vécu de "mise à l’épreuve" dans lequel une intentionnalité se fait jour : "cela a été fait exprès". Enfin, survient pour K. Conrad la perception délirante proprement dite dans laquelle le réel perçu prend une signification précise, claire, dirigée vers lui. L’on retrouve aussi dans sa description des vécus de fausses reconnaissances et d’étrangeté, ainsi que des vécus de toute puissance, comme ce soldat qui a la conviction qu’il provoque le bombardement de Londres pendant qu’il urine. La conscience du temps et de la durée est troublée : il se trouve à l’arrêt, figé, ou bien il inverse sa direction.

L’apophanie du monde interieur entraîne la diffusion de la pensée et l’éclatement des voix. L’ensemble de ce que H. Ey appelle le "dédoublement hallucinatoire" s’y retrouve : de l’echo et le vol de la pensée, en passant par les hallucinationes auditives, visuelles et cénesthésiques. K. Conrad y voit à l’oeuvre une "pensée aglutinante", où se condensent des idées propres avec des perceptions extérieures. Enfin, la perte du système de signification fait devenir le sujet le centre de ce qui arrive dans le monde. C’est ce qui apparaît à K. Conrad comme le plus important du vécu apophanique : l’anastrophé [10], le vécu que tout tourne autour du patient, que tout est un scénario préparé, qu’il est la cible de tous les regards, vécu parfois teinté d’idées de grandeur. Elle constitue pour K. Conrad une sorte d’emprisonnement du moi par lui-même, un "spasme de la réflexion", une perte de la capacité de "transposition" d’un système de référence à un autre et qui rend habituellement fluides les liens avec le monde.

LES EXPERIENCES DELIRANTES ONIROIDES ET L’APOCALYPSE

Si la dissolution de la conscience se poursuit, l’expérience délirante atteint ce que H. Ey nomme les expériences délirantes oniroïdes. H. Ey, qui distingue clairement l’onirique (décrit par E. Régis en 1893) de l’oniroïde (décrit par G. De Clérambault en 1909), considère que dans ces états il n’y a pas de confusion mentale à proprement parler, mais un état crépusculaire. Il s’inspire principalement du travail de W. Mayer-Gross (1889-1961) "Die Oneiroïde Erlebnisform" (1924) dont il retranscrit en détail dans l’Etude N° 24 les observations cliniques. Dans cet état, plus proche de l’hypnagogique que de l’onirique, le patient adhère encore à la réalité, mais elle est vécue dans la perpléxité : le monde prend une signification tragique ou comique et il est vécu comme une énigme, un mystère, un sacrifice. L’ensemble de cette expérience est vécue comme la fin du monde, une catastrophe où le néant, la mort, et la résurrection, annoncent le jugement dernier, ou bien l’enfer.

Dans ces termes mêmes de H. Ey, teintés de connotations eschatologiques, l’on retrouve l’anticipation de ce que K. Conrad nomme la phase apocalyptique [11]. Mais, l’allemand, qui ne distingue pas l’onirïde de l’onirique, les réunit dans un même tableau clinique dans lequel les éléments psychomoteurs et catatoniques sont prédominants. Il décrit une véritable apocalypse subjective, où à la confusion mentale succède l’alternance d’agitation furieuse et stupeur catatonique. Advient alors une décomposition, une fragmentation du champ de l’expérience, qui atteint les vécus d’anihilation personelle et de fin du monde. Notons que, sur un versant opposé, l’expérience peut être vécue dans la grandeur de la divinisation ou d’un devenir roi de l’univers. Le nuage de significations que tout objet contient et que K. Conrad appelle ses "propriétés essentielles" est ainsi libérée dans un monde sans plus aucun ordre. Le patient peut trouver la mort dans ces états de catatonie létale.

LA QUESTION DU DEVENIR DES EXPERIENCES DELIRANTES AIGUES

La question du devenir de ces expériences délirantes reste un problème capital tant pour H. Ey que pour K. Conrad. Pour sa part, H. Ey pense avoir ouvert une brèche "dans la cloison que l’on a dressé entre psychoses délirantes aiguës et psychoses chroniques en les considérant comme des "entités"". Ainsi, il n’ignore pas le passage à la chronicité, mais rapelle que la guérison des délires débutants est plus habituelle qu’on ne le pense. Et il insiste sur l’importance de l’action thérapeutique à mener, et ce même avant l’ère des neuroleptiques. Une façon de nous rappeller que cette potentialité évolutive existe non pas tant comme "évolution naturelle" de la maladie, car il ne néglige pas l’action thérapeutique propre à l’accueil hospitalier, l’action psychothérapeutique et institutionnelle, mais surtout qu’elle n’est pas le seul apanage des molécules chimiques ayant fait leur apparition dans la période qui suit la publication de leurs ouvrages.

Sur la question, K Conrad ne se différencie pas de H. Ey. Il envisage une phase de consolidation où l’on peut observer une amélioration, qui traduit un retour aux phases précédentes dans un sens inverse, de façon oscilante entre améliorations et rechutes, jusqu’à se consolider dans un niveau stable. Il note parfois une résistance, une nostalgie à quitter tout ce "beau délire". Chez d’autres patients il évoque un état résiduel où l’essentiel est la réduction ou la perte du potentiel energétique psychique avec diminution des rendements intellectuels, affectifs, conatifs et relationnels, à de degrés bien divers. Il est à signaler qu’il préfère éviter les termes "deficit" ou "autisme".

CONCLUSION

Nous pensons avoir montré que l’exceptionnelle oeuvre de K. Conrad se situe en continuité et poursuit l’élaboration des conceptions déjà abordées par H. Ey (même si on peut lui faire le reproche de ne pas le dire assez...). Cependant, il est profitable pour le clinicien de tenter une synthèse qui soit capable de laisser sa place à l’immense travail clinique que l’un et l’autre déploient, une manière de penser ces expériences délirantes fidèle à l’esprit dialectique de l’organodynamique, et dans laquelle les niveaux de la désorganisation de la conscience (selon la terminologie jacksonienne de H. Ey) et les formes et configurations du délire (dans le langage gestaltique de K. Conrad), gardent leur richesse pour les psychiatres. Dans cette synthèse, les accès maniaques ou mélancoliques désorganisent profondément l’être suivant quatre niveaux. Les deux premiers, sans les caractéristiques cliniques classiques de la psychose, correspondant d’abord à l’hypomanie et hypomélancolie, puis à un niveau plus profond de déstructuration manie et mélancolie franches avec idées déliroïdes (dans le sens que lui donne K. Jaspers). Dans les deux autres niveaux, le délire est manifeste et présente les formes cliniques de la manie et mélancolie hallucinatoire, ainsi que les tableaux classiques de bouffées délirantes ; puis lorsque la désorganisation atteint le désordre les manie et mélancolie confuses, la fureur et la stupeur catatoniques. Ce serait une manière de restituer un peu de ce que K. Conrad doit âu travail de H. Ey, par une aufhebung qui dans le style de Hegel, se soucie de conserver ce qui est propre à ces deux grand clinicens.

Communication au Congrès National de Psychiatrie et Neurologie de Langue Française, Perpignan, 18 juin 2007.

NOTES

1) Peu nombreuses sont les citations de H. Ey dans l’ouvrage issue de la Conférence de Consensus Schizophrénies débutantes, Diagnostic et modalités thérapeutiques publiée à Paris en 2003. Encore moins nombreuses le sont celles de l’ouvrage de K. Conrad. Cependant, celles d’H. Ey faites par Guy Darcourt notamment, rappelent l’idée que la schizophrénie est le résultat de l’évolution dans le temps d’un processus.

2) H. Ey traduit le titre de l’ouvrage par "La Schizophrénie au début".

3) Le seul ouvrage de H. Ey cité par K. Conrad est "Stucture des psychoses aiguës et déstructuration de la conscience", c’est-à-dire le Tome III des Etudes psychiatriques paru en 1954.

4) Pour H. Ey, les types cliniques sont les formes nosologiques que l’étude clinique met au jour, qui doivent être soigneusement séparés des processus pathogènes avec lesquels ils ne se confondent pas.

5) K.Conrad conserve le sens jaspersien de cette expression.

6) Pour H. Ey, réduire l’équilibre affectif à une sorte de "qualité simple" c’est ignorer l’articulation complexe et dynamique de ce niveau de la conscience, tout à la fois morale et temporelle.

7) K. Conrad emprunte ce terme au langage du théâtre où il désigne l’état de tension (le trac) d’un acteur avant d’entrer sur scène.

8) H. Ey extrait le terme de de dédoublement de la tradition clinique française (comme il l’avait fait avec l’expression bouffée délirante de V. Magnan et de J. Baillarger) : le dédoublement de la pensée de J. Falret (1871) et le dédoublement de la personnalité de J. Séglas (1895). Il l’utilise pour la première fois en 1934 dans son ouvrage Hallucinations et Délire. Entretemps, font leur apparition le terme allemand de spaltung (Bleuler, 1911), et celui scission du moi de G. de Clérambault (1920) qui vont signifier des états cliniques comparables.

9) Terme grec qui signifie "ce qui commence à apparaître".

10) Terme dérivé du grec avec lequel on désigne en rhétorique une figure qui consiste en une inversion de l'ordre habituel des mots d'un énoncé pour créer un effet de style.

11) Du grec, révélation.
 
 

BIBLIOGRAPHIE

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CONRAD Klaus, Die Beginnende schizophrenie. Versuch einer gestaltanalyse des wahns. Suttgart : Verlag, 1958 ; [Trad. esp., La Esquizofrenia incipiente, Madrid – México : Editorial Alambra S.A, 1963].

EY Henri, Les Problèmes Cliniques de Schizophrénie, in L´Evolution Psychiatrique, 1958.

EY Henri, A propos de «La schizophrénie au début» de Klaus Conrad, in L’Evolution Psychiatrique, XXIII, N° 3, 1958, pp. 697-698

EY Henri, Etudes Psychiatriques, Vol I (Tomes I et II) et II (Tome III), Editions Crehey, Perpigan, 2006.

LEDOUX Silvain, Le Trema (le Trac), l’apophanie et l’apocalypse, in Cahiers Henri Ey Nº 6-7, La Critique du Délire, 2002.

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SEYWERT, F., M. CELIS-GENNART, M., La transformation du champ de l’existence dans la schizophrénie : l’« analyse structurelle » de Klaus Conrad, in L’Evolution psychiatrique, 1999, Volume 64, N°1, pp. 101-111.
 

Autres textes

* AGUJEROS DE GUSANOS, RECORDANDO A PRINZHORN, PICHON RIVIERE y H. EY, 2002 
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