INTRODUCTION
La
notion de schizophrénie naissante est, dans la terminologie de notre
temps, le lieu d’une inversion des conceptualisations. "Schizophrénie
débutante", "schizophrénie aiguë", "schizophrénie
naissante", ces termes éclipsent aujourd’hui la notion de bouffée
délirante, si chère à H. Ey et à la tradition
clinique française. Si de nos jours l’on évoque les prodromes
et autres signes prédictifs pour établir au plus vite un
dianostic précoce porteur d’un développement irréversible,
nous souhaitons rappeler que les minutieuses études psychopathologiques
de H. Ey (1900-1977) ou de K. Conrad (1905-1961), sont dépourvues
d’un tel caractère péjoratif. Elles s’inspirent de ce que
la clinique montre de la réversibilité potentielle de ces
expériences délirantes. Car, comme le répète
sans cesse H. Ey, la schizophrénie n’est pas au début, mais
à la fin de l’évolution. De ce fait, les pensées que
nous abordons aujourd’hui s’inscrivent mal dans des consensus qui font
du début, la fin de l’histoire [1].
DEUX
OEUVRES MAJEURES SUR LE DEBUT DES DELIRES
L’objet
de ce travail est d’analyser et comparer dans une perspective historique
et clinique deux oeuvres d’excepcionnelle importance : le Tome III des
Etudes psychiatriques d’Henri Ey (et en particulier l’étude
N° 23 des Etudes Psychiatriques d’Henri Ey, "Bouffées Delirantes
et Psychoses Hallucinatoires aigües") publiée en 1954, pièce
maîtresse dans la construction de sa conception ograno-dynamique
; et celle de Klaus Conrad (1905-1961) dont on pourrait traduire le titre
par La Schizophrénie naissante (Die Beginnende Schizophrenie)
[2], publiée en 1958 et dans laquelle il élabore
une conception de "la forme" des schizophrénies naissantes, avec
une claire inspiration de la psychologie de la Gestalt.
Il
nous est apparu qu’il est possible de montrer que l’ouvrage de K. Conrad
est porteur d’une inspiration "éyenne". Et cela malgré une
assymétrie dans le style de chacun de rendre hommage à l’oeuvre
de l’autre. Dans l’ouvrage de K. Conrad, H. Ey n’est cité que trop
discrètement, à la fois dans le texte et dans la bibliographie
[3]. A l’opposé, Henri Ey écrit un compte-rendu
de l’ouvrage de K. Conrad qui est publié dans L´Evolution
Psychiatrique en 1958 (fasc. III, pág. 697), l’année
même de l’apparition de La Schizophrénie naissante,
et dans lequel il affirme généreusement :
"Je
reviendrais certainement sur ce livre d´une exceptionelle importance",
même s’il signale avec grande délicatesse que "ces diverses
modalités de l´experience délirante correspondent,
me semble-t-il aux niveaux de déstructuration de la conscience que
j´ai étudiés dans le Tome III de mes "Etudes Psychiatriques".
Le schéma qui se trouve a la p. 140 de l´ouvrage de K. Conrad
me parait à cet égard assez significatif".
Ce à
quoi Henri Ey fait référence dans ce compte-rendu, c’est
ce qu’il a écrit dans le Tome III des Etudes Psychiatriques, paru
en 1954 (p. 33) :
"La
Pathologie de la conscience est constituée par les niveaux de dissolution
ou de déstructuration qui décomposent son activité.
C’est à chacun de ces niveaux de sa désagrégation
que correspondent les « espèces » de psychoses aiguës.
Qu’il s’agisse en effet de crises maniaco-dépressives, de bouffées
délirantes et hallucinatoires, d’états confuso-oniriques.
Toutes ces psychoses aiguës représentent le spectre de la décomposition
de la conscience".
Déjà
dans le Tome I des Etudes Psychiatriques publié en 1948, dans son
crucial Etude N°8 "Le rêve. "Fait primordial" de la psychopathologie",
Henri Ey ébauche pour la première fois ces trois niveaux
de la désorganisation structurelle de la conscience, dans une perspective
dynamique et dialectique : 1° les "états fanstasmiques" de type
maniaco-dépressifs ; 2° "les états oniriques" (où
sont inclus les états oniroïdes, les bouffées délirantes
et les états crépusculaires) ; 3° la "confusion onirique".
Nous pensons que cette division se trouve dejà en puissance dans
sa monographie de 1938, "Essais d’application des principes de Jackson
à une conception dynamique de la neuro psychiatrie". Ce que
nous allons tenter de faire ressortir c’est qu’il existe une correspondance
clinique étroite entre ces niveaux de dissolution et les trois phases
issues de "l’analyse de la forme" de "la configuration des délires"
(Gestaltanalyse des Wahns) schizophréniques de K. Conrad
: tréma, apophanie et apocalypse. Cette conception montre
que la dette à l’égard de H.Ey est plus grande que ce que
l’allemand est prêt à reconnaître bien des années
après.
HENRI
EY ET KLAUS CONRAD : HISTOIRE D’UNE AMITIE
K.
Conrad, fait des études de médecine à Vienne entre
1923 et 1929. Elève de Warner Von Jaureg, il semble qu’il n’ait
jamais eu des contacts avec Sigmund Freud. A la fois musicien passionné
et amateur d’art, il est doué d’un talent certain pour les formes
comme le font savoir les témoignages des caricatures de ses enseignants
qu’il fait à cette période. Il connaît bien les auteurs
anglais, car il fait un semestre d’études de neurologie à
Londres, où il prend connaissance des oeuvres de Henry Head et Huglings
Jackson. Lors de son séjour à La Salpétrière
à Paris, entre 1933 et 1934, il établi des relations avec
Henri Hécaen et Henri Ey. Pendant la guerre, il exerce dans un hôpital
pour lésés cérébraux à Marbourg dans
le lander de Hesse. Après la guerre, il écrit des
nombreux articles sur les aphasies. En 1948, lorsqu’il est nommé
professeur de Neurologie et Psychiatrie à Homburg dans lander
de la Sarre (à l’époque sous administration française),
s’ouvre pour lui une nouvelle période de fructueux échanges
avec la psychiatrie francophone. D’après son biographe Detlev Ploog,
H. Ey et K. Conrad sont unis para une grande amitié et admiration
réciproque. Ils ont des projets et des points d’intérêt
communs. K. Conrad écrit en 1953 un article sur l’art moderne et
psychiatie, précédé dans ce champ par H. Ey dont le
célèbre "Le psychiatre devant le surréalisme" paraît
en 1948. Les liens se consolident lors du 1er Congrès Mondial de
psychiatrie à Paris en 1950, et à travers une première
rencontre franco-allemande de psychiatres. Par la suite, K. Conrad traduit
en 1955 des textes d’Henri Ey qui font connaître l’auteur français
aux lecteurs allemands, publiés dans Fortschritte der Neurologie
und psychiatrie dont il est le co-éditeur avec W. Scheid et
H. Weitbrecht. Du côté de H. Ey, l’on trouve tout au long
de son oeuvre des nombreuses citations de K. Conrad, que ce soit dans les
Etudes
Psychiatriques, le Traité des Hallucinations ou dans
le séminaire sur La Notion de schizophrénie.
L’ouvrage
de K. Conrad La Scizophrénie naissante (ou au début,
comme traduit H. Ey) paraît en 1958. Il se base dans un groupe de
"poussées schizophréniques débutantes" qu’il a observé
en pleine guerre chez 117 soldats allemands admis à Marbourg, très
probablement pendant les années 1941-42. Dans sa préface,
K. Conrad affirme que ce livre aurait pu être écrit dix-sept
ans aupravant, mais que les circonstances historiques d’alors lui ont empêché
de s’ocupper des ces "gros paquets" d’histoires cliniques. Lorsqu’il élabore
ce matériel après une longue attente, il se rend compte de
son insuffisance, sans doute liée au fait qu’il n’a observé
ses patients que pendant deux ans, sans suivi postérieur. Entretemps,
il a certainement lu l’intégralité des Etudes Psychiatriques
de H. Ey. |

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TRADITIONS
FRANCO-ALLEMANDES
Nous
avons fait remarquer qu’Henri Ey a été le premier à
analyser les phases séquentielles du délire débutant
en trois moments cliniques, suivi en cela par K. Conrad. Cette correspondance
est essentiellement clinique et descriptive : les types cliniques
[4] de H. Ey ne sont pas superposables aux phases
ou poussées décrites par K. Conrad. De même,
la notion de forme processuelle [5] ne correspond
pas entièrement aux niveaux de déstructuration de la personnalité.
Ces différences importantes obéissent, selon nous, aux différentes
conceptions structurales de la schizophrénie. La conception de K.
Conrad, allemande, est inspirée de l’oeuvre de K. Schneider et l’école
de Heidelberg. Elle est une conception unitaire qui comprend dans la catégorie
de schizophrénie pratiquement tous les délires, aigus et
chroniques. A l’opposé, celle de H. Ey rejette l’idée de
schizophrénie aiguë comme une contradictio in adjecto.
Comme nous le savons, l’école française continue à
diviser les délires chroniques en une structure paranoïaque,
une structure paraphrénique et une structure schizophrénique,
et réserve une place à part à la bouffée délirante,
sans l’intégrer dans les délires chroniques. Enfin, parmi
d’autres raisons, nous pouvons aussi signaler que, si la catamnèse
des bouffées délirantes qu’H. Ey publie en 1958 se fait sur
des observations d’une durée d’entre sept et quinze ans, celle de
K. Conrad ne l’est que sur une période de deux ans. Ce qui met en
évidence qu’il n’a observé que les "poussées" (schübe),
par définition aiguës. C’est peut-être la raison pour
laquelle K. Conrad qualifiant lui-même de "peu belle et inexacte"
l’expression de "defekt" qui désigne le "déficit schizophrénique",
maintient des distances lui préférant l’expression "résidu".
Tout
comme dans les Etudes de H. Ey, K. Conrad illustre ses conceptions
avec des nombreux cas cliniques de sa casuistique de soldats allemands.
Et, comme lui, il fait jouer une dialectique entre l’étude du cas
et celui des cohortes statistiques, rappelant qu’en aucun un tel matériel
ne peut se subsituter à l’analyse d’un cas. Pour l’un et pour l’autre,
les notions psychopathologiques sont construites selon cette conception,
riche d’éléments cliniques et analyses symptomatologiques
très fines.
LA
DESORGANISATION TEMPORELLE-ETHIQUE ET LE TREMA
Maintenant,
que nous montre la confrontation clinique des niveaux de dissolution de
la conscience de H. Ey avec l’analyse symptomatique des phases décrites
par K. Conrad ? Le premier niveau de dissolution de la conscience d’H.
Ey est celui de la déstructuration temporelle-éthique,
décrite magistralement dans ses études sur la manie et la
mélancolie. H. Ey entend ici par temporel la problématique
du présent, non pas celui de l’instant inscrit en heures
ou minutes, mais celui de la situation actuellement vécue, "l’événement
qui est en train de se passer". Il insiste pour que l’on ne confonde
pas la temporalité de la conscience ici affectée, et la simple
conscience du temps. Sa clinique comporte la désorganisation de
"l’attention de la vie présente", du sens du vécu
comme moment essentiel de l’espoir et de l’action, c’est-à-dire
de la liberté de se déployer, de se dilater ou de se rétracter.
Le désordre éthique se situe dans le registre de l’action
et il se révèle dans l’insouciance maniaque ou la culpabilité
morbide du mélancolique. L’espace dans lequel ces expériences
sont vécues n’est pas l’étendue physique, mais le champ
phénomènal de la conscience et du corps, l’espace où
s’enracine la totalité de ce l’on vit. L’expérience actuelle
qui s’y présente en événement comporte une "émotion
irréversible" qui se déroule comme une "crise",
une rupture de la continuité historique de l’individu. La clinique
propre à ce premier niveau se retrouve aussi dans les tableaux de
bouffées délirantes décrits dans l’Etude N° 24,
qui sont saturés de cette problématique de l’humeur [6],
que ce soit des "bouffées délirantes sur fond d’excitationmaniaque"
et "sur fond de mélancolie anxieuse".
La
phase de tréma [7] de K. Conrad montre des
points communs saisissants avec ce que nous venons de décrire chez
H. Ey. Cette phase initiale, qui pour l’allemand peut être très
brève ou bien durer quelques années, se caractérise
par des actes insensés, qui sont en discordance par rapport à
la situation, traduisant la perte du "nous". K. Conrad attire l’attention
sur l’analyse à faire de la topologie de la situation qui
se crée dans le tréma, un champ entouré par des barrières
qui ne peuvent pas être dépassées. Il va jusqu’à
utiliser la thématique "eyenne" par excellence, la perte de la
liberté, pour caractérisee ces "moments réactifs"
avec stress déclenchant, qui représentent une fuite de la
liberté des décisions, come dit J.P. Sartre. Cette "défaite"
est marquée par ce que les auteurs allemands appellent l’humeur
délirante (Wahnstimmung), qui caracterise la limite entre
le vécu normal et le vécu délirant. Chez K. Conrad,
cette phase est teintée par une méfiance des choses, des
personnes, du monde, qui conduit à l’angoisse, la peur, le sentiment
que l’on se méfie de soi, et ainsi à une "dépression
initiale". Il s’agit pour lui d’une "destruction totale de la structure
de la situation". Avec la progression de cette "affectivité
corporelle terrifiante", le champ phénoménal qui entoure
le patient se charge d’une forme d’étrangeté, tout à
fait nouvelle pour le sujet.
LA
BOUFFEE DELIRANTE ET L’APOPHANIE
L’émergeance
de la signification délirante, avec d’autres symptômes propres
aux psychoses, caractérise les bouffées délirantes
de H. Ey, qui correspondent à la phase apophanique du
délire schizophrénique de K. Conrad. Pour le catalan, trois
niveaux de déstructuration peuvent être distingués
: la dépersonnalisation, le dédoublement hallucinatoire et
le niveau crépusculaire-oniroïde.
Selon
l’Etude N° 24, les crises de dépersonnalisation paroxystiques
comportent tout à la fois l’expérience d’étrangeté
de la personne physique, que l’étrangeté du monde extérieur.
Elles constituent "l’expérience immédiate d’une étrangeté
primaire et intensément vécue dans et par le bouleversement
de la conscience", et pour H. Ey elle peut se trouver dans toutes les
structures des maladies mentales (mais dans sa forme typique dans les troubles
qui impliquent les troubles du niveau supérieur maniaco-dépressif).
Il rappelle que la dépersonnalisation ne commence que lorsque l’altération
est vécue comme une altération du sujet et non seulement
du corps. Lorsque la déstructuration est plus profonde, advient
ce qu’H. Ey nomme le dédoublement hallucinatoire [8]
(états aigus d’automatisme mental). L’expérience est
vécue comme un événement d’intrusion, d’éffraction,
de viol. La signification délirante émerge dans des thèmes
polymorphes (selon l’expression canonique) : influence, possession, ensorcellement,
appropriation, mécanisation, vol, devinement de la pensée.
La pénétration de l’être par l’autre, par le regard
et la voix, éclate dans toute sortes d’expériences hallucinatoires.
Cette expérience se joue pour H. Ey dans un lieu virtuel dont "ni
la métaphore ni la paraphrase de l’espace cérébral
ne suffisent à circonscrire la « spatialité »".
Dans
la phase d’apophanie [9], cette perte avancée
de"degré de la liberté" comme le dit K. Conrad dans
le sillage de H. Ey, se distinguent aussi deux types d’expériences.
D’abord, l’apophanie du monde extérieur, la rencontre, qui
révèle la conscience de signification perceptive délirante
anormale. La perception délirante, se développe en trois
étapes : quelque chose du pêrçu du monde se refère
au sujet, l’interpelle mais sans qu’il ne sache pourquoi. Avec la progression
de cette expérience, emerge un vécu de "mise à l’épreuve"
dans lequel une intentionnalité se fait jour : "cela a été
fait exprès". Enfin, survient pour K. Conrad la perception délirante
proprement dite dans laquelle le réel perçu prend une signification
précise, claire, dirigée vers lui. L’on retrouve aussi dans
sa description des vécus de fausses reconnaissances et d’étrangeté,
ainsi que des vécus de toute puissance, comme ce soldat qui a la
conviction qu’il provoque le bombardement de Londres pendant qu’il urine.
La conscience du temps et de la durée est troublée : il se
trouve à l’arrêt, figé, ou bien il inverse sa direction.
L’apophanie
du monde interieur entraîne la diffusion de la pensée
et l’éclatement des voix. L’ensemble de ce que H. Ey appelle le
"dédoublement hallucinatoire" s’y retrouve : de l’echo et le vol
de la pensée, en passant par les hallucinationes auditives, visuelles
et cénesthésiques. K. Conrad y voit à l’oeuvre une
"pensée aglutinante", où se condensent des idées
propres avec des perceptions extérieures. Enfin, la perte du système
de signification fait devenir le sujet le centre de ce qui arrive dans
le monde. C’est ce qui apparaît à K. Conrad comme le plus
important du vécu apophanique : l’anastrophé [10],
le vécu que tout tourne autour du patient, que tout est un scénario
préparé, qu’il est la cible de tous les regards, vécu
parfois teinté d’idées de grandeur. Elle constitue pour K.
Conrad une sorte d’emprisonnement du
moi par lui-même, un
"spasme de la réflexion", une perte de la capacité
de "transposition" d’un système de référence
à un autre et qui rend habituellement fluides les liens avec le
monde.
LES
EXPERIENCES DELIRANTES ONIROIDES ET L’APOCALYPSE
Si
la dissolution de la conscience se poursuit, l’expérience délirante
atteint ce que H. Ey nomme les expériences délirantes
oniroïdes. H. Ey, qui distingue clairement l’onirique (décrit
par E. Régis en 1893) de l’oniroïde (décrit par G. De
Clérambault en 1909), considère que dans ces états
il n’y a pas de confusion mentale à proprement parler, mais un état
crépusculaire.
Il s’inspire principalement du travail de W. Mayer-Gross (1889-1961) "Die
Oneiroïde Erlebnisform" (1924) dont il retranscrit en détail
dans l’Etude N° 24 les observations cliniques. Dans cet état,
plus proche de l’hypnagogique que de l’onirique, le patient adhère
encore à la réalité, mais elle est vécue dans
la perpléxité : le monde prend une signification tragique
ou comique et il est vécu comme une énigme, un mystère,
un sacrifice. L’ensemble de cette expérience est vécue comme
la fin du monde, une catastrophe où le néant, la mort, et
la résurrection, annoncent le jugement dernier, ou bien l’enfer.
Dans
ces termes mêmes de H. Ey, teintés de connotations eschatologiques,
l’on retrouve l’anticipation de ce que K. Conrad nomme la phase apocalyptique
[11]. Mais, l’allemand, qui ne distingue pas l’onirïde
de l’onirique, les réunit dans un même tableau clinique dans
lequel les éléments psychomoteurs et catatoniques sont prédominants.
Il décrit une véritable apocalypse subjective, où
à la confusion mentale succède l’alternance d’agitation furieuse
et stupeur catatonique. Advient alors une décomposition, une fragmentation
du champ de l’expérience, qui atteint les vécus d’anihilation
personelle et de fin du monde. Notons que, sur un versant opposé,
l’expérience peut être vécue dans la grandeur de la
divinisation ou d’un devenir roi de l’univers. Le nuage de significations
que tout objet contient et que K. Conrad appelle ses "propriétés
essentielles" est ainsi libérée dans un monde sans plus
aucun ordre. Le patient peut trouver la mort dans ces états de catatonie
létale.
LA
QUESTION DU DEVENIR DES EXPERIENCES DELIRANTES AIGUES
La
question du devenir de ces expériences délirantes reste un
problème capital tant pour H. Ey que pour K. Conrad. Pour sa part,
H. Ey pense avoir ouvert une brèche "dans la cloison que l’on
a dressé entre psychoses délirantes aiguës et psychoses
chroniques en les considérant comme des "entités"". Ainsi,
il n’ignore pas le passage à la chronicité, mais rapelle
que la guérison des délires débutants est plus habituelle
qu’on ne le pense. Et il insiste sur l’importance de l’action thérapeutique
à mener, et ce même avant l’ère des neuroleptiques.
Une façon de nous rappeller que cette potentialité évolutive
existe non pas tant comme "évolution naturelle" de
la maladie, car il ne néglige pas l’action thérapeutique
propre à l’accueil hospitalier, l’action psychothérapeutique
et institutionnelle, mais surtout qu’elle n’est pas le seul apanage des
molécules chimiques ayant fait leur apparition dans la période
qui suit la publication de leurs ouvrages.
Sur
la question, K Conrad ne se différencie pas de H. Ey. Il envisage
une phase de consolidation où l’on peut observer une amélioration,
qui traduit un retour aux phases précédentes dans un sens
inverse, de façon oscilante entre améliorations et rechutes,
jusqu’à se consolider dans un niveau stable. Il note parfois une
résistance, une nostalgie à quitter tout ce "beau délire".
Chez d’autres patients il évoque un état résiduel
où l’essentiel est la réduction ou la
perte du potentiel
energétique psychique avec diminution des rendements intellectuels,
affectifs, conatifs et relationnels, à de degrés bien divers.
Il est à signaler qu’il préfère éviter les
termes "deficit" ou "autisme".
CONCLUSION
Nous
pensons avoir montré que l’exceptionnelle oeuvre de K. Conrad se
situe en continuité et poursuit l’élaboration des conceptions
déjà abordées par H. Ey (même si on peut lui
faire le reproche de ne pas le dire assez...). Cependant, il est profitable
pour le clinicien de tenter une synthèse qui soit capable de laisser
sa place à l’immense travail clinique que l’un et l’autre déploient,
une manière de penser ces expériences délirantes fidèle
à l’esprit dialectique de l’organodynamique, et dans laquelle les
niveaux de la désorganisation de la conscience (selon la terminologie
jacksonienne de H. Ey) et les formes et configurations du délire
(dans le langage gestaltique de K. Conrad), gardent leur richesse pour
les psychiatres. Dans cette synthèse, les accès maniaques
ou mélancoliques désorganisent profondément l’être
suivant quatre niveaux. Les deux premiers, sans les caractéristiques
cliniques classiques de la psychose, correspondant d’abord à l’hypomanie
et hypomélancolie, puis à un niveau plus profond de
déstructuration manie et mélancolie franches
avec idées déliroïdes (dans le sens que lui donne K.
Jaspers). Dans les deux autres niveaux, le délire est manifeste
et présente les formes cliniques de la manie et mélancolie
hallucinatoire, ainsi que les tableaux classiques de bouffées
délirantes ; puis lorsque la désorganisation atteint
le désordre les manie et mélancolie confuses,
la fureur et la stupeur catatoniques. Ce serait une manière
de restituer un peu de ce que K. Conrad doit âu travail de H. Ey,
par une aufhebung qui dans le style de Hegel, se soucie de conserver
ce qui est propre à ces deux grand clinicens.
Communication
au Congrès National de Psychiatrie
et Neurologie de Langue Française, Perpignan, 18 juin 2007.
NOTES
1)
Peu nombreuses sont les citations de H. Ey dans l’ouvrage issue de la Conférence
de Consensus Schizophrénies débutantes, Diagnostic et
modalités thérapeutiques publiée à Paris
en 2003. Encore moins nombreuses le sont celles de l’ouvrage de K. Conrad.
Cependant, celles d’H. Ey faites par Guy Darcourt notamment, rappelent
l’idée que la schizophrénie est le résultat de l’évolution
dans le temps d’un processus.
2)
H. Ey traduit le titre de l’ouvrage par "La Schizophrénie au début".
3)
Le seul ouvrage de H. Ey cité par K. Conrad est "Stucture des psychoses
aiguës et déstructuration de la conscience", c’est-à-dire
le Tome III des Etudes psychiatriques paru en 1954.
4)
Pour H. Ey, les types cliniques sont les formes nosologiques que
l’étude clinique met au jour, qui doivent être soigneusement
séparés des processus pathogènes avec lesquels ils
ne se confondent pas.
5)
K.Conrad conserve le sens jaspersien de cette expression.
6)
Pour H. Ey, réduire l’équilibre affectif à une sorte
de "qualité simple" c’est ignorer l’articulation complexe et dynamique
de ce niveau de la conscience, tout à la fois morale et temporelle.
7)
K. Conrad emprunte ce terme au langage du théâtre où
il désigne l’état de tension (le trac) d’un acteur avant
d’entrer sur scène.
8)
H. Ey extrait le terme de de dédoublement de la tradition
clinique française (comme il l’avait fait avec l’expression bouffée
délirante de V. Magnan et de J. Baillarger) : le dédoublement
de la pensée de J. Falret (1871) et le dédoublement
de la personnalité de J. Séglas (1895). Il l’utilise pour
la première fois en 1934 dans son ouvrage Hallucinations et Délire.
Entretemps, font leur apparition le terme allemand de spaltung (Bleuler,
1911), et celui scission du moi de G. de Clérambault (1920)
qui vont signifier des états cliniques comparables.
9)
Terme grec qui signifie "ce qui commence à apparaître".
10)
Terme dérivé du grec avec lequel on désigne en rhétorique
une figure qui consiste en une inversion de l'ordre habituel des mots d'un
énoncé pour créer un effet de style.
11)
Du grec, révélation.
BIBLIOGRAPHIE
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Psicol, Nº 3, 1934, pp. 1-30.
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EY
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de Klaus Conrad, in L’Evolution Psychiatrique, XXIII, N° 3,
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Detlev, Klaus Conrad, in History of Psychiatry, N° 13, 2002,
pp. 339-360.
Schizophrénies
débutantes, Diagnostic et modalités thérapeutiques
Conférence de Consensus 23 et 24 janvier 2003, Paris : John Libbey
Eurotext.
SEYWERT,
F., M. CELIS-GENNART, M., La transformation du champ de l’existence dans
la schizophrénie : l’« analyse structurelle » de Klaus
Conrad, in L’Evolution psychiatrique, 1999, Volume 64, N°1,
pp. 101-111.
Autres
textes
* AGUJEROS
DE GUSANOS, RECORDANDO A PRINZHORN, PICHON RIVIERE y H. EY, 2002
*
HIPPOCRATE. MALADIE SACREE, MALADIE UNIQUE.
2005
*
MEDICINA Y DIALECTICA. HIPOCRATES Y PLATON.
EL FEDRO. 2005