LA COLLECTION PRINZHORN,
LA PSYCHIATRIE,
LA SHOAH
ET
L’OBJET (a)
E. Mahieu
Nous recevons aujourd’hui Rene Talbot, qui dirige une
association à Berlin, qui tend à promouvoir la création
d’un Musée de la Beauté Insensée, récupérant
les toiles de la collection Prinzhorn qui sont toujours conservées
dans les caves de l’Université d’Heidelberg.
L’extraordinaire destinée de cette collection et
le projet de Rene Talbot, rentra en résonance avec les propos tenus
par G. Wajcman dans notre séminaire sur l’art contemporain, la Shoah
et l’objet (a), "petit tas" lacanien. Il nous parlera de son projet, que
mérite notre attention et sympathie, même si nous ne partageons
pas sa théorisation anti-psychiatrique, ni son raisonnement métonymique
qui, de contiguïté en contiguïté, aboutit à
des réductions frappantes. Mais avant, tentons de défaire
un peu ce nœud.
L’Irréprésentable
Voilà ce qu’un officier disait à Primo Lévi
à l’arrivée des déportés juifs: "De quelque
façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà
gagné contre vous; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage,
mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les
croira pas. Peut être y aura-t-il des soupçons, des discussions,
des recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitudes
parce que nous détruisons les preuves en vous détruisant.
Et même s’il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns
d’entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous
racontez sont trop monstrueux pour être crus".
L’unicité de la shoah, ne procède
pas simplement, dit Wajcman, de l’ampleur du crime, mais du fait que les
nazis ont fabrique un crime comme déjà, de toujours et à
jamais arraché aux pages de l’histoire. La grande industrie nazie
ne produit pas des charniers, mais des cendres, rien de visible; elle fabrique
de l’absence, l’Irreprésentable. Voilà le point où
rentre en scène l’art. Car, ce sera l’œuvre que Lacan assigne à
l’art: "ce dont l’artiste nous livre l’accès, c’est la place de
ce que ne saurait se voir". Un problème qui relève à
la fois d’esthétique et d’éthique: montrer ce qui ne saurait
se voir.
L’objet (a)
"Petit tas", comme l’écrit Wajcman, est cet objet
perdu sans image, l’irreprésentable dans la représentation,
l’impensable dans la pensée, l’absence dans la présence.
Cette petite lettre, continue Wajcman, dans la psychanalyse, inscrit que
l’irreprésentable, que l’impensable a eu lieu dans ce siècle.
"Que a est l’objet de l’art du XXème siècle et que
le lacanisme, qu’on aurait quelques raisons de nommer Psychanalyse du XXème
siècle, marche aux côtés de l’art du XXème siècle,
voilà ce qui m’aura conduit" (G. Wajcman, L’art la psychanalyse,
le siècle, in Lacan, L’écrit, l’image, Champs Flammarion,
2000, pp. 27-53). C'est ce qu'il est venu dire dans notre séminaire.
Voyons maintenant comment la psychiatrie s'inscrit ici.
La collection Prinzhorn et la question de l’art
Nous laisserons à Rene Talbot le soin de nous parler
de Hans Prinzhorn et son œuvre, qui est cette collection de plus de 6000
éléments. Cette collection suscita l'intérêt
de Freud, chez qui Hans Prinzhorn est allé parler lors d'une conférence
des mercredis à Vienne. En France, Henri Ey, qui en avait placé
quelques reproductions dans sa bibliothèque de Sainte Anne, nous
parle de cette collection dans son article "La Psychiatrie devant le surréalisme".
Pour Ey, le projet artistique qui réunit le surréalisme et
les artistes de la collection Prinzhorn est le même: anticonstructionnisme,
antiréalisme, subversion. Il y voyait dans l’attrait qu’ils exercent
un trait caractéristique d’une nuance schizophrénique de
notre civilisation, devant lequel on ne peut que ressentir "un sentiment
d’étrangeté inquiétant". Mais il se situait à
l’opposé de certains psychiatres - Pfister, Bychowski, Burger-Prinz
-, surtout Carl Schneider, qui "affectent le plus grand mépris pour
l’art "dégénératif" de l’esthétique moderne,
qui ne constitue rien d’autre à leurs yeux que l’expression d’un
processus morbide" (Henri Ey, La Psychiatrie devant le surréalisme,
L’Evolution Psychiatrique, 1947). Ey, loin de faire de l’art contemporain
un projet de malades, il fait de l’art contemporain le reflet d’un certain
malaise dans la civilisation - nuance schizophrénique de la civilisation
-,
qui est en tout homogène à l’art des artistes de la Collection.
Mais l’évocation que nous faisons de Carl Schneider
n’est pas le fait du hasard. Elle est au cœur de ce que Rene Talbot est
venu nous dire. Car il fut Professeur de Psychiatrie à Heidelberg
pendant la période nazie, et c’est là où se trouvent
les pièces de la Collection Prinzhorn.
Carl Schneider à Heidelberg
Il se présente comme un psychiatre converti au
nazisme. Dans son esprit le rôle du psychiatre est de définir
"l’homme nouveau" et d’éliminer "tout les êtres indignes de
vivre". Sur le plan des recherches, Schneider a élaboré un
programme d’études comparatives entre des enfants handicapés
et des enfants bien portants; il commença également des études
physiopathologiques sur les effets de la sismothérapie et de l’ergothérapie.
Dès le début il travailla comme expert pour la Reichschauptstelle,
le centre du programme d’euthanasie. Il conçut un programme de recherche
sur les handicapés mentaux, qui furent d’abord examinés à
la clinique de Heidelberg où ils subirent des examens cliniques
et différentes mesures anthropomorphiques; ensuite transférés
au Centre Hospitalier d’Eichberg où ils furent tués; puis
leur cerveau remis à la clinique d’Heidelberg pour étude
neuropathologique, où ils y sont peut être encore…. Il prévoyait
une douzaine de malades par mois, mais la machine meurtrière partout
en Allemagne mena 70000 malades mentaux à la mort. Schneider proteste
à plusieurs reprises car il manque de malades, de formol pour préserver
les cerveaux, de personnel, etc. A l’arrivée des américains
en 1945 la plupart des documents témoignant de cette euthanasie
furent brûlés. Les papiers qui restent ne permettent pas une
estimation du nombre de victimes. Schneider quitte Heidelberg à
l’arrivée des troupes américaines et se donne la mort par
pendaison après son arrestation (W. Hofmann, B. Laufs, Carl Scnheider:
sa personnalité et son influence sur l’euthanasie, L’Information
Psychiatrique N° 8, Octobre 1996, pp. 823-825).
Les programmes d’éuthanasie
Dans la période 1925-1945 plus de deux tiers de
médecins étaient membres d’une des quatre organisations nazies.
Dans les universités, le taux d’adhésion au parti nazi des
professeurs de médecine dépassait le 80%. A cause de la crise
économique de 1929, l’Allemagne de Weimar connaît déjà
une restriction drastique des dépenses pour les malades mentaux.
Dans le cadre d’une modernisation de la psychiatrie tous les moyens thérapeutiques
les plus modernes doivent être concentrés sur les patients
présentant un espoir de guérison pour accélérer
leur sortie et euthanasier les incurables improductifs, afin de réaliser
des économies (B. Massin, L’euthanasie psychiatrique sous le IIIème
Reich, La question de l’eugénisme, L’Information Psychiatrique,
N°8, Volume 72 - 718 - Octobre 1996, pp. 811-822). Ne s’agit-il là
que d’une question d’histoire? Nous lui trouvons un air si familier...
La guerre fait que les "meilleurs", ceux de "bonne race",
meurent au front provoquant une sélection négative. Ce gâchis
de "bon sang" doit être équilibré par l’augmentation
du quota d’élimination des "inférieurs" réfugiés
à l’arrière. "Nazisme et médecine eugénique
se sont mutuellement modernisés, dit Massin, épaulés
et radicalisés, dans un commun souci d’efficacité. Certes,
sans ces technocrates médicaux, il y aurait eu les Einsatzgruppen,
les fusillades de Juifs en masse et les camps de concentration.
Mais sans l’euthanasie psychiatrique, il n’y aurait peut-être pas
eu les chambres à gaz. Ce fut la contribution de la psychiatrie
allemande et des techniciens de l’euthanasie de mettre en place les premières
chambre à gaz".
Les artistes de la collection Prinzhorn subirent cette
destinée. Quelle sera maintenant la destinée de ses œuvres?
C'est pour nous parler de son projet que Rene Talbot est là aujourd'hui.
BIBLIOGRAPHIE
* Hans Prinzhorn, Expressions de la folie. Dessins peintures
scultpures d'asile. Jean Starobinski, Alain Brousse, Hans Prinzhorn, Gallimard,
Connaissance de l'inconscient.
* La Beauté Insensée, Charleroi, Belgique
* L’Information Psychiatrique, Le sort des malades mentaux
pendant la guerre 1939-1945, N°8, Volume 72 - 718 - Octobre 1996.
* Henri Ey, Le psychiatre devant le surréalisme,
L’Evolution
Psychiatrique, 1947.
* G. Wajcman, L’art, la psychanalyse, le siècle, in Lacan,
L’écrit, l’image, Champs Flammarion, 2000.
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_________________________________________________________
(1)
Rene
Talbot
Bonjour Mesdames et Messieurs,
Mon nom est René Talbot ;
j’ai interprété votre cordiale invitation comme l’expression
de l’intérêt que vous portez à mon engagement en faveur
de la « Haus des Eigensinns » du n°4 de la Tiergartenstrasse,
à Berlin. Je suis effectivement à l’origine du concept
de ce monument commémoratif, qui se trouve toujours à l’état
de projet.
T4
_________________________________________
Un mot d’ailleurs au sujet de cette
adresse : c’est au n°4 de la Tiergartenstrasse qu’ont été
conçus toutes les horreurs nazies, les pires crimes jamais perpétrés
contre l’humanité. C’est là que se trouvait la « centrale
de la mort » ; l’extermination par gazage fut planifiée et
organisée, systématisée et rationalisée à
cette adresse, d’où son nom d’« Opération T4 »
Comme vous le savez sans doute, cette machine à tuer a d’abord opéré
dans les asiles, dont les occupants furent éliminés dans
six centres de mort en Allemagne, avant qu’il ne soit décidé,
en 1942, de transférer ce système, son idéologie eugéniste,
son personnel et ses méthodes, en Pologne, où il prit une
ampleur démesurée, débouchant sur le génocide
des Juifs d’Europe, des Sinti et des Roms dans les camps d’extermination
d’Auschwitz, de Treblinka, de Majdanek, etc.
Je tiens à souligner une fois
encore que le crime nazi a d’abord eu pour cible les « malades mentaux
» et autres « fous » des asiles. Je souhaite à
ce titre vous lire un extrait d’une lettre de Max Horkheimer à Theodor
Adorno, dans laquelle il établit, dès août 1941, un
lien entre les crimes perpétrés dans les asiles et ce qui
deviendra la Shoah : « C’est dans l’élimination des fous que
réside la clé du pogrome juif... Parce qu’ils ne sont pas
vraiment associés aux objectifs que se fixent les “normaux” dans
la société contemporaine, les fous sont d’étranges
spectateurs qu’il incombe d’éliminer... Sans cesse on constate que
la liberté est impossible. » .
Haus des Eigensinns
_________________________________________
Mais revenons à la «
Haus des Eigensinns – Musée de la beauté insensée
», pour laquelle, chers auditeurs, votre intérêt est
vraisemblablement le plus grand. Notre projet du n°4 de la Tiergartenstrasse
sera un lieu d’information sur les crimes nazis, érigé en
mémoire des victimes ; nous souhaitons en outre y exposer des œuvres
artistiques réalisées par des personnes qui à l’époque
ont été internées sous prétexte qu’elles étaient
schizophrènes, souffraient de psychose maniaco-dépressive
ou d’une autre maladie dite mentale. Il faut ce faisant que les parrains
et marraines des personnes concernées, en l’occurrence le Bundesverband
Psychiatrie-Erfahrener, l’association des personnes ayant été
confrontées à la psychiatrie, entrent en possession des œuvres
de la collection Prinzhorn et que des tableaux sélectionnés
parmi les quelque 6000 œuvres de la collection soient exposés selon
une rotation sur environ 60% de la superficie de la « Haus des Eigensinns
». Il est prévu que cette dernière soit gérée
par la section berlinoise de l’association.
Je suis moi-même le porte-parole
d’un cercle d’amis composé de personnes connues qui soutiennent
le projet, notamment le Dr Ram Ishay, qui fut pendant deux ans président
de l’Association médicale mondiale et pendant près de vingt
ans président de l’Association des médecins israéliens.
Font également partie de notre cercle Wolfgang Huber, évêque
de Berlin et du Brandebourg, Horst Eberhard Richter, président de
la Société Sigmund Freud, et Walter Jens, qui fut durant
de nombreuses années président de l’Académie des arts
de Berlin.
Nous sommes actuellement dans l’attente
d’un aval politique pour la concrétisation du projet « Haus
des Eigensinns ». Si des personnes parmi vous souhaitent plus de
précisions, je les informerai volontiers des derniers développements
à l’issue du séminaire.
La stigmatisation de la "maladie
mentale"
_________________________________________
Sur le plan du contenu, l’«
opération T4 » et la collection Prinzhorn étaient tellement
imbriquées l’une dans l’autre que ces liens ont été
lourds de conséquences. Mais j’y reviendrai plus tard. Je souhaiterais
tout d’abord m’attarder sur la notion de « maladie mentale »
et vous dire d’emblée que je la réfute, pour la simple et
bonne raison que la conception qu’il convient d’avoir des d’œuvres réalisées
par des personnes déclarées schizophrènes est fonction
de ce que l’on entend par « maladie » et « santé
». S’il est difficile d’en avoir une juste vision, c’est parce qu’elle
s’accompagne implicitement d’une critique de l’institution psychiatrique,
méprisante du genre humain, que je ne suis pas le seul à
considérer comme un système carcéral aux méthodes
tortionnaires. Les principales considérations formulées à
ce sujet l’ont été dès 1961 par le philosophe Michel
Foucault ; je ne prendrai donc pas la peine de vous les citer ici.
La critique se fonde principalement
sur l’emploi injurieux et diffamant de termes tels que « schizophrénie
», « psychose maniaco-dépressive », « débilité
», etc. Le psychanalyste et psychiatre américain Thomas Szasz
explique très bien cet emploi : « La schizophrénie,
écrit-il, est une étiquette stratégique, au même
titre que le terme “juif” dans l’Allemagne nazie. Si l’on veut exclure
des personnes de l’ordre social, on est obligé de se justifier devant
autrui, mais surtout devant soi-même. On utilise donc une formule
de justification. Et l’on procède de la sorte avec toute cette horrible
terminologie psychiatrique : les termes n’existent qu’à des fins
de justification et sont une étiquette apposée sur le terme
“poubelle”, signifiant “enlevez-moi ça”, “ôtez cela de ma
vue”, etc. Dans l’Allemagne nazie, le mot “juif” avait cette acception,
et non celle d’une personne caractérisée par ses convictions
religieuses. Juif signifiait “vermine”, “gazez-la”. J’ai bien peur que
“schizophrène”, “trouble social de la personnalité” et nombre
d’autres notions psychiatriques ne recouvrent la même idée
et ne signifient “déchet humain”, “enlevez-le”, “ôtez-le de
ma vue”. »
Extrait de « Entretien avec
Thomas Szasz », The New Physician, 1969.
Cette critique de l’emploi de termes
psychiatriques, lesquels ont légitimé des pratiques violentes,
finira par provoquer la disparition de la notion de maladie mentale, notamment
lorsqu’il ne sera plus possible d’imposer aux personnes stigmatisées
cette notion de la psychiatrie et de la maladie à grands renforts
de moyens radicaux tels que l’enfermement, la camisole et l’administration
forcée de drogues.
La psychiatrie telle qu’elle est
exercée dans notre société, c’est-à-dire l’Etat
en tant que thérapeute, est à l’origine d’une conception
colonisatrice de l’art, dont sont victimes les œuvres d’artistes internés,
acquises de mauvaise foi et rassemblées à l’université
de Heidelberg dans une collection portant le nom de l’idéologue
nazi Hans Prinzhorn.
Comme vous le voyez, il s’agit là
d’une imbrication d’acceptions qui tranchent singulièrement avec
des valeurs telles que les droits de l’homme. Au cœur de cette imbrication
se trouvent les exactions d’un appareil qui exclut, punit et contrôle
: l’internement psychiatrique.
Hans Prinzhorn
_________________________________________
Je tiens ici à préciser
que le simple fait de parler d’esprit malade ou sain pour caractériser
un art est une injure à l’art même. Hans Prinzhorn a largement
contribué à cet outrage et à cet avilissement qui,
tout logiquement, débouchent sur le racisme et l’idéologie
nazie. Il a en effet été un important précurseur de
cette idéologie qui a atteint son apogée dans l’extermination
par gazage et dans les expériences soi-disant médicales effectuées
sur des êtres humains.
Je suis conscient qu’il s’agit là
d’une accusation grave qui nécessite une explication. Je commencerai
par la partie la plus simple qui consiste à vous prouver que Hans
Prinzhorn était un adepte du nazisme. Pour étayer ma thèse,
je me contenterai d’aligner des citations provenant toutes de Hans Prinzhorn
lui-même. Ce dernier s’exprime sur le problème juif : «
Il ne faut infliger des outrages qu’à ceux que l’on est en mesure
d’anéantir ou de réduire en esclavage. » L’un de ses
essais s’intitule : « Communauté et Führertum. Essai
sur une théorie de la communauté biocentrique » ; ailleurs
il est question de « théorie complète de la communauté
» et d’« image exemplaire de la fonction de führer »
Le « destin de ce führer prométhéen » qu’est
pour lui Hitler consiste à, je cite : « s’appuyer sur de nouvelles
connaissances et sur de nouveaux objectifs au sein de son groupe pour faire
exploser la communauté et poser les jalons d’une nouvelle forme
de communauté ». Enfin, sur un ton enthousiaste : «
Parlez aux autres du national-socialisme. Vous identifierez d’emblée
le lien qui l’unit au destin allemand. »
Dans son livre « Psychothérapie
», Prinzhorn met sur un pied d’égalité la « forme
fasciste » d’une « éthique du pouvoir des masses »
et les formes américaine et bolchevique du pouvoir, qu’il connote
négativement. C’est également lui qui ébauche le «
portrait idéal » d’un médecin surhomme à même
de « se faire le bienfaiteur de toute la société ».
Pour faire face à « l’omniprésence de l’esprit juif,
qui s’est affirmée très rapidement, en deux générations
à peine », il recommande de ne pas opter pour la lutte mais
de s’imposer en donnant de soi une représentation plus persuasive,
autrement dit en « laissant s’exprimer pleinement, à travers
des faits et des gestes, ces valeurs ariennes si dérangeantes pour
les Juifs de sorte que seule la haine tendancieuse pourra encore faire
l’objet d’attaques ».
Pour avoir une vue d’ensemble complète
de cette Lingua Tertii Imperii, ce langage nazi parlé par Hans Prinzhorn,
je recommande le livre de Thomas Röske « Der Arzt als Künstler
» (Le médecin artiste), d’où j’ai extrait les précédentes
citations.
Ces propos sont à l’origine
même de ce qui a rendu célèbre Hans Prinzhorn : le
pillage d’œuvres d’art réalisées par des personnes internées,
dans l’optique de créer un musée psychopathologique. Ce faisant,
Prinzhorn n’a aucun scrupule à user de la situation de ces personnes
dépossédées de leurs droits : il dépouille
ceux et celles qui sont enfermés et placés sous tutelle des
derniers objets qui leur appartiennent encore en tant que créateurs,
leurs œuvres. Faisant preuve d’une arrogance et d’une suffisance dignes
d’un empire colonial, on agit envers ces personnes comme si aucune loi
ne les protégeait plus. On ne prend même pas la peine d’obtenir
l’accord écrit de leurs tuteurs ; les œuvres sont tout simplement
saisies par les médecins, qui règnent en maîtres dans
les hôpitaux. Dans nombre de cas, on use de l’état de dépendance
dans lequel se trouvent les patients pour soi-disant se faire offrir les
œuvres. Aucune de ces méthodes ne permet de prétendre à
un transfert de propriété légal, ces œuvres ayant
été acquises de mauvaise foi. Une expertise de ces acquisitions
effectuée par Raue, spécialiste allemand des droits d’auteur,
a même été reconnue par Michael Naumann, ancien ministre
de la Culture. Mais les protagonistes de la thématique « art
et folie » continuent d’ignorer le fait que le transfert de propriété
des œuvres de la collection à Hans Prinzhorn ne s’est pas fait dans
la légalité. Le milieu de la psychiatrie s’acharne à
taire cette situation.
Le regard sur les artistes de la
collection
_________________________________________
Les artistes ne sont considérés
comme des personnes juridiques ni par Hans Prinzhorn et l’institution au
nom de laquelle il agit, ni par les médecins complices du pillage
dans de nombreux autres asiles, ce qu’illustre le regard jeté par
Prinzhorn sur les œuvres dans son livre « Expression de la folie
». Dans le concept « Haus des Eigensinns – Musée de
la beauté insensée », Petra Storch décrit ce
regard comme suit : « Il convient de considérer d’un peu plus
près le comportement psychiatrique adopté par Prinzhorn à
l’égard des patients. Celui-ci est empreint de la distance et de
la froideur dont fait preuve l’observateur vis-à-vis de son objet,
lequel ne présente pas d’intérêt en tant qu’être
humain, mais en tant que porteur d’un syndrome psychopathologique digne
d’intérêt pour la recherche. A lui seul, le style employé
par l’auteur traduit cette approche ; il en est ainsi lorsqu’il parle d’un
exemple “particulièrement joli”7 pour le symptôme de la contamination.
Pour Prinzhorn, la folie est synonyme d’un retrait du monde, autiste et
complètement subjectif, lequel retrait est examiné par le
médecin de manière quasiment zoologique. L’approche de la
folie par Prinzhorn est dénuée de toute compassion. Cette
conception fait de la folie une simple expression somatique amputée
d’emblée de toute capacité à communiquer. »
La description la plus réussie
de cette conception revient à Primo Levi lorsqu’il parle d’un regard
échangé à travers la vitre d’un d’aquarium.
Dans son livre « Si c’est un
homme », Primo Levi décrit l’interrogatoire que lui fait subir
Pannwitz, chef de la section de chimie d’Auschwitz. Levi était chimiste
de métier, et un travail au sein de cette section pouvait le faire
échapper à l’extermination. Alors qu’il se tenait dans son
uniforme rayé de l’autre côté du bureau, Pannwitz le
regardait comme il aurait regardé un poisson à travers la
vitre d’un aquarium. Personne n’avait encore jamais observé Primo
Levi de cette manière et ce dernier n’a jamais oublié le
sens de ce regard.
La genèse de ce « regard
d’aquarium » de Pannwitz pourrait donner lieu à une fable
moralisante de notre temps. On assiste à la rencontre de deux êtres,
dont on pourrait croire qu’ils sont de deux espèces différentes.
Le point de vue de Hans Prinzhorn
trouve sa source dans son modèle biologique de l’esprit appelé
à exprimer la domination médicale et psychiatrique, l’objectif
étant une idéologisation raciste et psychiatrique de l’art
en tant qu’acte colonisateur de la folie. D’un point de vue philosophique,
ce concept idéologique s’appuie sur une interprétation biologique
étriquée de l’œuvre de Nietzsche. Je cite un passage extrait
du livre de Hans Prinzhorn intitulé « Nietzsche et le XXe
siècle ». Page 38, on peut lire concernant le passage d’une
conception statique à une conception dynamique de l’homme : «
De la personne, il ne reste plus qu’un point de rencontre de nombreuses
instances agissantes dont les plus importantes sont ces forces issues de
l’héritage d’un peuple qui parviennent encore à s’imposer,
tandis que l’individu se persuade que ce sont des motifs conscients qui
le font agir. » Et page 40 : « Si le secret de la vie réside
vraiment dans la nature et dans l’histoire, si seul le droit du plus fort
ressort indemne d’un combat pour l’existence aux accents hétéroclites,
alors il devrait être possible d’en tirer enfin une conclusion radicale
et d’orchestrer l’évolution de l’être humain, à l’instar
de l’éleveur qui planifie patiemment et méticuleusement l’élevage
de différentes races. Cet avènement par Nietzsche du prophète
d’une nouvelle humanité supérieure découle d’une profonde
impulsion consistant à s’approprier les tréfonds de l’âme,
les instincts et les véritables objectifs de la pensée, du
sentiment et des actes humains. » Et enfin, le summum en page 59
: « La morale est une crânerie de l’homme devant la nature
».
Un seul commentaire me vient : En
avant, Monsieur Prinzhorn, place à l’entrain et à l’extermination
!
Art et pathologie
_________________________________________
Je souhaite maintenant aborder la
question de l’éclairage de l’art par la pathologie. Hans Prinzhorn
ne l’a pas vécu dans sa forme la plus radicale puisqu’il est décédé
avant l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933. Il n’empêche
que cette radicalisation s’inscrit dans la logique de sa conception d’un
art pathologique.
Le professeur Carl Schneider, successeur
de l’ancien supérieur hiérarchique de Prinzhorn, n’avait
plus qu’à dépouiller cette logique de Hans Prinzhorn de son
aspect romantique pour disposer d’un modèle d’art dit dégénéré.
Il suffit pour s’en convaincre de lire l’article de Carl Schneider dans
les « Archives de la Psychiatrie » de 1939 (volume 110), intitulé
Art dégénéré et art fou.
Ce modèle a permis d’atteindre
deux objectifs.
a) Il a servi l’idéologie
selon laquelle existeraient des êtres dits dégénérés.
Car si l’on s’appuie sur les œuvres de personnes internées pour
prouver la « dégénérescence » de l’art
moderne, on suppose implicitement que ces personnes sont « dégénérées
». Cette approche n’est en fait qu’une vision exacerbée de
cette rhétorique qui parle de l’esprit malade des personnes internées
dans les asiles. On voit là la méthode qui a permis à
cette idéologie et à cette rhétorique de préparer
la voie aux chambres à gaz. Il était dès lors possible
de nier l’application du fondement moral de notre civilisation, «
Tu ne tueras point », à ceux que l’on disait dégénérés,
qui n’étaient plus que de la chair, un matériau comme un
autre, et que l’on ne considérait plus comme des êtres humains,
et par là même comme des personnes juridiques faisant partie
de la société.
b) L’éclairage de l’art par
la pathologie devait servir à préparer un parallèle
esthétique et une épuration : en cas de victoire des nazis,
tous les artistes modernes d’Europe auraient pris, de même que les
fous, la direction des chambres à gaz. Il n’était prévu
de conserver leur art que dans l’optique de montrer qu’ils étaient
des sous-hommes, dans le but pour ainsi dire de présenter une vue
stéréoscopique d’une espèce en voie de disparition.
On ne peut ici s’empêcher de penser aux rêves d’élevages
humains qu’avait Prinzhorn.
L'hôpital psychiatrique d'Heidelberg
_________________________________________
On peut se poser la question de savoir
ce qu’il en est aujourd’hui. Est-ce que je vous aurais à l’instant
parlé de faits rapportés de la planète Mars des nazis
et qui seraient à des années-lumière de nous ? On
peut en douter. Car aujourd’hui, l’administrateur des œuvres acquises de
mauvaise foi et rassemblées sous le nom de collection Prinzhorn
n’est autre que l’hôpital psychiatrique de l’université de
Heidelberg, bien que, comme je viens de vous le prouver, il n’ait jamais
pu prétendre à la propriété de ces œuvres.
L’interprétation des œuvres
par l’hôpital psychiatrique de Heidelberg demeure aujourd’hui encore,
en dépit de dénégations purement rhétoriques,
implicitement enfermée dans le carcan idéologique de «
l’art dégénéré ». Les catalogues de l’hôpital,
reflet du regard échangé à travers la vitre d’un aquarium
par leur apologiste, Hans Prinzhorn, en sont l’illustration parfaite.
Voici quelques exemples extraits
du dernier catalogue de l’hôpital :
((présentation d’images))
L’auteur de cette œuvre est taxé
de paranoïa, cet autre de schizophrénie.
Aujourd’hui encore, on dénie
les œuvres d’artistes non identifiés en y associant les termes «
schizophrénie », « paranoïa », « folie
dégénérative », etc.
L’artiste et son identité
sont inconnus, il ou elle n’existe plus en tant que personne ; seuls comptent
le cas, le diagnostic, tels qu’ils ont été établis
par les psychiatres il y a des années.
Dès lors, une seule et unique
conclusion s’impose : cette œuvre est schizophrène, cette autre
paranoïaque.
Le groupe des parrains et marraines
des artistes, le Bundesverband Psychiatrie-Erfahrener, a exhorté
l’hôpital de Heidelberg à lui confier les œuvres de la collection
Prinzhorn, ou tout au moins, dans un premier temps, à lui permettre
de sélectionner 400 tableaux afin de les exposer, selon une rotation,
à la « Haus des Eigensinns ». La réponse a été
négative. Même le médiateur Wolfgang Huber, évêque
de l’Eglise évangélique de Berlin-Brandebourg et professeur
à l’université de Heidelberg, s’est vu essuyer un refus sans
appel.
Car, et cela montre bien le cynisme
dont fait preuve l’hôpital dans son approche de la problématique,
il est prévu que les tableaux viennent orner l’ancien amphithéâtre
réservé aux cours de neurologie et de psychiatrie. Le programme
des séminaires de l’époque nous apprend que le professeur
Carl Schneider, psychiatre en chef de l’opération T4, y a enseigné.
Pour vous donner une représentation
tangible de la chose, sans avoir malheureusement l’occasion d’entrer ici
dans les détails, je vous dirai que le professeur Carl Schneider
a à l’époque sillonné l’Allemagne à la recherche
d’« objets » pour ses « recherches » médicales.
Ces personnes furent transportées à Heidelberg et vraisemblablement
présentées dans l’amphithéâtre avant d’être
conduites à l’asile d’Eichberg pour y être exécutées.
On assistait alors à une mort sur commande, les cadavres étaient
découpés en morceaux et étripés.
J’aimerais une dernière fois
revenir à cette image du regard échangé à travers
la vitre d’un aquarium. Les cerveaux des victimes étaient transportés
à l’université où ils étaient présentés
aux étudiants conservés dans du formol, selon la méthode
de Schneider. Je vous le demande : y a-t-il plus obscène que de
vouloir exposer dans cet amphithéâtre les œuvres de personnes
internées en psychiatrie ?
Je ne peux pas imaginer pire outrage
aux victimes.
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© René Talbot
Traduction Jeanne Belleil
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