10 Mai 2001
Retour au programme du Séminaire
Page d'accueil
________________________________________________________

LA COLLECTION PRINZHORN,
LA PSYCHIATRIE,
LA SHOAH
ET
L’OBJET (a)

E. Mahieu

Nous recevons aujourd’hui Rene Talbot, qui dirige une association à Berlin, qui tend à promouvoir la création d’un Musée de la Beauté Insensée, récupérant les toiles de la collection Prinzhorn qui sont toujours conservées dans les caves de l’Université d’Heidelberg.

L’extraordinaire destinée de cette collection et le projet de Rene Talbot, rentra en résonance avec les propos tenus par G. Wajcman dans notre séminaire sur l’art contemporain, la Shoah et l’objet (a), "petit tas" lacanien. Il nous parlera de son projet, que mérite notre attention et sympathie, même si nous ne partageons pas sa théorisation anti-psychiatrique, ni son raisonnement métonymique qui, de contiguïté en contiguïté, aboutit à des réductions frappantes. Mais avant, tentons de défaire un peu ce nœud.

L’Irréprésentable

Voilà ce qu’un officier disait à Primo Lévi à l’arrivée des déportés juifs: "De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà gagné contre vous; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croira pas. Peut être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitudes parce que nous détruisons les preuves en vous détruisant. Et même s’il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns d’entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus".

L’unicité de la shoah, ne procède pas simplement, dit Wajcman, de l’ampleur du crime, mais du fait que les nazis ont fabrique un crime comme déjà, de toujours et à jamais arraché aux pages de l’histoire. La grande industrie nazie ne produit pas des charniers, mais des cendres, rien de visible; elle fabrique de l’absence, l’Irreprésentable. Voilà le point où rentre en scène l’art. Car, ce sera l’œuvre que Lacan assigne à l’art: "ce dont l’artiste nous livre l’accès, c’est la place de ce que ne saurait se voir". Un problème qui relève à la fois d’esthétique et d’éthique: montrer ce qui ne saurait se voir.

L’objet (a)

"Petit tas", comme l’écrit Wajcman, est cet objet perdu sans image, l’irreprésentable dans la représentation, l’impensable dans la pensée, l’absence dans la présence. Cette petite lettre, continue Wajcman, dans la psychanalyse, inscrit que l’irreprésentable, que l’impensable a eu lieu dans ce siècle. "Que a est l’objet de l’art du XXème siècle et que le lacanisme, qu’on aurait quelques raisons de nommer Psychanalyse du XXème siècle, marche aux côtés de l’art du XXème siècle, voilà ce qui m’aura conduit" (G. Wajcman, L’art la psychanalyse, le siècle, in Lacan, L’écrit, l’image, Champs Flammarion, 2000, pp. 27-53). C'est ce qu'il est venu dire dans notre séminaire. Voyons maintenant comment la psychiatrie s'inscrit ici.

La collection Prinzhorn et la question de l’art

Nous laisserons à Rene Talbot le soin de nous parler de Hans Prinzhorn et son œuvre, qui est cette collection de plus de 6000 éléments. Cette collection suscita l'intérêt de Freud, chez qui Hans Prinzhorn est allé parler lors d'une conférence des mercredis à Vienne. En France, Henri Ey, qui en avait placé quelques reproductions dans sa bibliothèque de Sainte Anne, nous parle de cette collection dans son article "La Psychiatrie devant le surréalisme". Pour Ey, le projet artistique qui réunit le surréalisme et les artistes de la collection Prinzhorn est le même: anticonstructionnisme, antiréalisme, subversion. Il y voyait dans l’attrait qu’ils exercent un trait caractéristique d’une nuance schizophrénique de notre civilisation, devant lequel on ne peut que ressentir "un sentiment d’étrangeté inquiétant". Mais il se situait à l’opposé de certains psychiatres - Pfister, Bychowski, Burger-Prinz -, surtout Carl Schneider, qui "affectent le plus grand mépris pour l’art "dégénératif" de l’esthétique moderne, qui ne constitue rien d’autre à leurs yeux que l’expression d’un processus morbide" (Henri Ey, La Psychiatrie devant le surréalisme, L’Evolution Psychiatrique, 1947). Ey, loin de faire de l’art contemporain un projet de malades, il fait de l’art contemporain le reflet d’un certain malaise dans la civilisation - nuance schizophrénique de la civilisation -, qui est en tout homogène à l’art des artistes de la Collection.

Mais l’évocation que nous faisons de Carl Schneider n’est pas le fait du hasard. Elle est au cœur de ce que Rene Talbot est venu nous dire. Car il fut Professeur de Psychiatrie à Heidelberg pendant la période nazie, et c’est là où se trouvent les pièces de la Collection Prinzhorn.

Carl Schneider à Heidelberg

Il se présente comme un psychiatre converti au nazisme. Dans son esprit le rôle du psychiatre est de définir "l’homme nouveau" et d’éliminer "tout les êtres indignes de vivre". Sur le plan des recherches, Schneider a élaboré un programme d’études comparatives entre des enfants handicapés et des enfants bien portants; il commença également des études physiopathologiques sur les effets de la sismothérapie et de l’ergothérapie. Dès le début il travailla comme expert pour la Reichschauptstelle, le centre du programme d’euthanasie. Il conçut un programme de recherche sur les handicapés mentaux, qui furent d’abord examinés à la clinique de Heidelberg où ils subirent des examens cliniques et différentes mesures anthropomorphiques; ensuite transférés au Centre Hospitalier d’Eichberg où ils furent tués; puis leur cerveau remis à la clinique d’Heidelberg pour étude neuropathologique, où ils y sont peut être encore…. Il prévoyait une douzaine de malades par mois, mais la machine meurtrière partout en Allemagne mena 70000 malades mentaux à la mort. Schneider proteste à plusieurs reprises car il manque de malades, de formol pour préserver les cerveaux, de personnel, etc. A l’arrivée des américains en 1945 la plupart des documents témoignant de cette euthanasie furent brûlés. Les papiers qui restent ne permettent pas une estimation du nombre de victimes. Schneider quitte Heidelberg à l’arrivée des troupes américaines et se donne la mort par pendaison après son arrestation (W. Hofmann, B. Laufs, Carl Scnheider: sa personnalité et son influence sur l’euthanasie, L’Information Psychiatrique N° 8, Octobre 1996, pp. 823-825).

Les programmes d’éuthanasie

Dans la période 1925-1945 plus de deux tiers de médecins étaient membres d’une des quatre organisations nazies. Dans les universités, le taux d’adhésion au parti nazi des professeurs de médecine dépassait le 80%. A cause de la crise économique de 1929, l’Allemagne de Weimar connaît déjà une restriction drastique des dépenses pour les malades mentaux. Dans le cadre d’une modernisation de la psychiatrie tous les moyens thérapeutiques les plus modernes doivent être concentrés sur les patients présentant un espoir de guérison pour accélérer leur sortie et euthanasier les incurables improductifs, afin de réaliser des économies (B. Massin, L’euthanasie psychiatrique sous le IIIème Reich, La question de l’eugénisme, L’Information Psychiatrique, N°8, Volume 72 - 718 - Octobre 1996, pp. 811-822). Ne s’agit-il là que d’une question d’histoire? Nous lui trouvons un air si familier...

La guerre fait que les "meilleurs", ceux de "bonne race", meurent au front provoquant une sélection négative. Ce gâchis de "bon sang" doit être équilibré par l’augmentation du quota d’élimination des "inférieurs" réfugiés à l’arrière. "Nazisme et médecine eugénique se sont mutuellement modernisés, dit Massin, épaulés et radicalisés, dans un commun souci d’efficacité. Certes, sans ces technocrates médicaux, il y aurait eu les Einsatzgruppen, les fusillades de Juifs en masse et les camps de concentration. Mais sans l’euthanasie psychiatrique, il n’y aurait peut-être pas eu les chambres à gaz. Ce fut la contribution de la psychiatrie allemande et des techniciens de l’euthanasie de mettre en place les premières chambre à gaz".

Les artistes de la collection Prinzhorn subirent cette destinée. Quelle sera maintenant la destinée de ses œuvres? C'est pour nous parler de son projet que Rene Talbot est là aujourd'hui.

BIBLIOGRAPHIE
* Hans Prinzhorn, Expressions de la folie. Dessins peintures scultpures d'asile. Jean Starobinski, Alain Brousse, Hans Prinzhorn, Gallimard, Connaissance de l'inconscient.
* La Beauté Insensée, Charleroi, Belgique
* L’Information Psychiatrique, Le sort des malades mentaux pendant la guerre 1939-1945, N°8, Volume 72 - 718 - Octobre 1996.
* Henri Ey, Le psychiatre devant le surréalisme, L’Evolution Psychiatrique, 1947.
* G. Wajcman, L’art, la psychanalyse, le siècle, in Lacan, L’écrit, l’image, Champs Flammarion, 2000.
Retour au programme du Séminaire
 
 

_________________________________________________________

(1)

 Rene Talbot

Bonjour Mesdames et Messieurs,
Mon nom est René Talbot ; j’ai interprété votre cordiale invitation comme l’expression de l’intérêt que vous portez à mon engagement en faveur de la « Haus des Eigensinns »  du n°4 de la Tiergartenstrasse, à Berlin.  Je suis effectivement à l’origine du concept de ce monument commémoratif, qui se trouve toujours à l’état de projet.

T4
_________________________________________
Un mot d’ailleurs au sujet de cette adresse : c’est au n°4 de la Tiergartenstrasse qu’ont été conçus toutes les horreurs nazies, les pires crimes jamais perpétrés contre l’humanité. C’est là que se trouvait la « centrale de la mort » ; l’extermination par gazage fut planifiée et organisée, systématisée et rationalisée à cette adresse, d’où son nom d’« Opération T4 » Comme vous le savez sans doute, cette machine à tuer a d’abord opéré dans les asiles, dont les occupants furent éliminés dans six centres de mort en Allemagne, avant qu’il ne soit décidé, en 1942, de transférer ce système, son idéologie eugéniste, son personnel et ses méthodes, en Pologne, où il prit une ampleur démesurée, débouchant sur le génocide des Juifs d’Europe, des Sinti et des Roms dans les camps d’extermination d’Auschwitz, de Treblinka, de Majdanek, etc.
Je tiens à souligner une fois encore que le crime nazi a d’abord eu pour cible les « malades mentaux » et autres « fous » des asiles. Je souhaite à ce titre vous lire un extrait d’une lettre de Max Horkheimer à Theodor Adorno, dans laquelle il établit, dès août 1941, un lien entre les crimes perpétrés dans les asiles et ce qui deviendra la Shoah : « C’est dans l’élimination des fous que réside la clé du pogrome juif... Parce qu’ils ne sont pas vraiment associés aux objectifs que se fixent les “normaux” dans la société contemporaine, les fous sont d’étranges spectateurs qu’il incombe d’éliminer... Sans cesse on constate que la liberté est impossible. » .

Haus des Eigensinns
_________________________________________
Mais revenons à la « Haus des Eigensinns – Musée de la beauté insensée », pour laquelle, chers auditeurs, votre intérêt est vraisemblablement le plus grand. Notre projet du n°4 de la Tiergartenstrasse sera un lieu d’information sur les crimes nazis, érigé en mémoire des victimes ; nous souhaitons en outre y exposer des œuvres artistiques réalisées par des personnes qui à l’époque ont été internées sous prétexte qu’elles étaient schizophrènes, souffraient de psychose maniaco-dépressive ou d’une autre maladie dite mentale. Il faut ce faisant que les parrains et marraines des personnes concernées, en l’occurrence le Bundesverband Psychiatrie-Erfahrener, l’association des personnes ayant été confrontées à la psychiatrie, entrent en possession des œuvres de la collection Prinzhorn et que des tableaux sélectionnés parmi les quelque 6000 œuvres de la collection soient exposés selon une rotation sur environ 60% de la superficie de la « Haus des Eigensinns ». Il est prévu que cette dernière soit gérée par la section berlinoise de l’association.
Je suis moi-même le porte-parole d’un cercle d’amis composé de personnes connues qui soutiennent le projet, notamment le Dr Ram Ishay, qui fut pendant deux ans président de l’Association médicale mondiale et pendant près de vingt ans président de l’Association des médecins israéliens. Font également partie de notre cercle Wolfgang Huber, évêque de Berlin et du Brandebourg, Horst Eberhard Richter, président de la Société Sigmund Freud, et Walter Jens, qui fut durant de nombreuses années président de l’Académie des arts de Berlin.
Nous sommes actuellement dans l’attente d’un aval politique pour la concrétisation du projet « Haus des Eigensinns ». Si des personnes parmi vous souhaitent plus de précisions, je les informerai volontiers des derniers développements à l’issue du séminaire.

La stigmatisation de la "maladie mentale"
_________________________________________
Sur le plan du contenu, l’« opération T4 » et la collection Prinzhorn étaient tellement imbriquées l’une dans l’autre que ces liens ont été lourds de conséquences. Mais j’y reviendrai plus tard. Je souhaiterais tout d’abord m’attarder sur la notion de « maladie mentale » et vous dire d’emblée que je la réfute, pour la simple et bonne raison que la conception qu’il convient d’avoir des d’œuvres réalisées par des personnes déclarées schizophrènes est fonction de ce que l’on entend par « maladie » et « santé ». S’il est difficile d’en avoir une juste vision, c’est parce qu’elle s’accompagne implicitement d’une critique de l’institution psychiatrique, méprisante du genre humain, que je ne suis pas le seul à considérer comme un système carcéral aux méthodes tortionnaires. Les principales considérations formulées à ce sujet l’ont été dès 1961 par le philosophe Michel Foucault ; je ne prendrai donc pas la peine de vous les citer ici.
La critique se fonde principalement sur l’emploi injurieux et diffamant de termes tels que « schizophrénie », « psychose maniaco-dépressive », « débilité », etc. Le psychanalyste et psychiatre américain Thomas Szasz explique très bien cet emploi : « La schizophrénie, écrit-il, est une étiquette stratégique, au même titre que le terme “juif” dans l’Allemagne nazie. Si l’on veut exclure des personnes de l’ordre social, on est obligé de se justifier devant autrui, mais surtout devant soi-même. On utilise donc une formule de justification. Et l’on procède de la sorte avec toute cette horrible terminologie psychiatrique : les termes n’existent qu’à des fins de justification et sont une étiquette apposée sur le terme “poubelle”, signifiant “enlevez-moi ça”, “ôtez cela de ma vue”, etc. Dans l’Allemagne nazie, le mot “juif” avait cette acception, et non celle d’une personne caractérisée par ses convictions religieuses. Juif signifiait “vermine”, “gazez-la”. J’ai bien peur que “schizophrène”, “trouble social de la personnalité” et nombre d’autres notions psychiatriques ne recouvrent la même idée et ne signifient “déchet humain”, “enlevez-le”, “ôtez-le de ma vue”. »
Extrait de « Entretien avec Thomas Szasz », The New Physician, 1969.
Cette critique de l’emploi de termes psychiatriques, lesquels ont légitimé des pratiques violentes, finira par provoquer la disparition de la notion de maladie mentale, notamment lorsqu’il ne sera plus possible d’imposer aux personnes stigmatisées cette notion de la psychiatrie et de la maladie à grands renforts de moyens radicaux tels que l’enfermement, la camisole et l’administration forcée de drogues.
La psychiatrie telle qu’elle est exercée dans notre société, c’est-à-dire l’Etat en tant que thérapeute, est à l’origine d’une conception colonisatrice de l’art, dont sont victimes les œuvres d’artistes internés, acquises de mauvaise foi et rassemblées à l’université de Heidelberg dans une collection portant le nom de l’idéologue nazi Hans Prinzhorn.
Comme vous le voyez, il s’agit là d’une imbrication d’acceptions qui tranchent singulièrement avec des valeurs telles que les droits de l’homme. Au cœur de cette imbrication se trouvent les exactions d’un appareil qui exclut, punit et contrôle : l’internement psychiatrique.

Hans Prinzhorn
_________________________________________
Je tiens ici à préciser que le simple fait de parler d’esprit malade ou sain pour caractériser un art est une injure à l’art même. Hans Prinzhorn a largement contribué à cet outrage et à cet avilissement qui, tout logiquement, débouchent sur le racisme et l’idéologie nazie. Il a en effet été un important précurseur de cette idéologie qui a atteint son apogée dans l’extermination par gazage et dans les expériences soi-disant médicales effectuées sur des êtres humains.

Je suis conscient qu’il s’agit là d’une accusation grave qui nécessite une explication. Je commencerai par la partie la plus simple qui consiste à vous prouver que Hans Prinzhorn était un adepte du nazisme. Pour étayer ma thèse, je me contenterai d’aligner des citations provenant toutes de Hans Prinzhorn lui-même. Ce dernier s’exprime sur le problème juif : « Il ne faut infliger des outrages qu’à ceux que l’on est en mesure d’anéantir ou de réduire en esclavage. » L’un de ses essais s’intitule : « Communauté et Führertum. Essai sur une théorie de la communauté biocentrique » ; ailleurs il est question de « théorie complète de la communauté » et d’« image exemplaire de la fonction de führer » Le « destin de ce führer prométhéen » qu’est pour lui Hitler consiste à, je cite : « s’appuyer sur de nouvelles connaissances et sur de nouveaux objectifs au sein de son groupe pour faire exploser la communauté et poser les jalons d’une nouvelle forme de communauté ». Enfin, sur un ton enthousiaste : « Parlez aux autres du national-socialisme. Vous identifierez d’emblée le lien qui l’unit au destin allemand. »
Dans son livre « Psychothérapie », Prinzhorn met sur un pied d’égalité la « forme fasciste » d’une « éthique du pouvoir des masses » et les formes américaine et bolchevique du pouvoir, qu’il connote négativement. C’est également lui qui ébauche le « portrait idéal » d’un médecin surhomme à même de « se faire le bienfaiteur de toute la société ». Pour faire face à « l’omniprésence de l’esprit juif, qui s’est affirmée très rapidement, en deux générations à peine », il recommande de ne pas opter pour la lutte mais de s’imposer en donnant de soi une représentation plus persuasive, autrement dit en « laissant s’exprimer pleinement, à travers des faits et des gestes, ces valeurs ariennes si dérangeantes pour les Juifs de sorte que seule la haine tendancieuse pourra encore faire l’objet d’attaques ».
Pour avoir une vue d’ensemble complète de cette Lingua Tertii Imperii, ce langage nazi parlé par Hans Prinzhorn, je recommande le livre de Thomas Röske « Der Arzt als Künstler » (Le médecin artiste), d’où j’ai extrait les précédentes citations.
Ces propos sont à l’origine même de ce qui a rendu célèbre Hans Prinzhorn : le pillage d’œuvres d’art réalisées par des personnes internées, dans l’optique de créer un musée psychopathologique. Ce faisant, Prinzhorn n’a aucun scrupule à user de la situation de ces personnes dépossédées de leurs droits : il dépouille ceux et celles qui sont enfermés et placés sous tutelle des derniers objets qui leur appartiennent encore en tant que créateurs, leurs œuvres. Faisant preuve d’une arrogance et d’une suffisance dignes d’un empire colonial, on agit envers ces personnes comme si aucune loi ne les protégeait plus. On ne prend même pas la peine d’obtenir l’accord écrit de leurs tuteurs ; les œuvres sont tout simplement saisies par les médecins, qui règnent en maîtres dans les hôpitaux. Dans nombre de cas, on use de l’état de dépendance dans lequel se trouvent les patients pour soi-disant se faire offrir les œuvres. Aucune de ces méthodes ne permet de prétendre à un transfert de propriété légal, ces œuvres ayant été acquises de mauvaise foi. Une expertise de ces acquisitions effectuée par Raue, spécialiste allemand des droits d’auteur, a même été reconnue par Michael Naumann, ancien ministre de la Culture. Mais les protagonistes de la thématique « art et folie » continuent d’ignorer le fait que le transfert de propriété des œuvres de la collection à Hans Prinzhorn ne s’est pas fait dans la légalité. Le milieu de la psychiatrie s’acharne à taire cette situation.

Le regard sur les artistes de la collection
_________________________________________
Les artistes ne sont considérés comme des personnes juridiques ni par Hans Prinzhorn et l’institution au nom de laquelle il agit, ni par les médecins complices du pillage dans de nombreux autres asiles, ce qu’illustre le regard jeté par Prinzhorn sur les œuvres dans son livre « Expression de la folie ». Dans le concept « Haus des Eigensinns – Musée de la beauté insensée », Petra Storch décrit ce regard comme suit : « Il convient de considérer d’un peu plus près le comportement psychiatrique adopté par Prinzhorn à l’égard des patients. Celui-ci est empreint de la distance et de la froideur dont fait preuve l’observateur vis-à-vis de son objet, lequel ne présente pas d’intérêt en tant qu’être humain, mais en tant que porteur d’un syndrome psychopathologique digne d’intérêt pour la recherche. A lui seul, le style employé par l’auteur traduit cette approche ; il en est ainsi lorsqu’il parle d’un exemple “particulièrement joli”7 pour le symptôme de la contamination. Pour Prinzhorn, la folie est synonyme d’un retrait du monde, autiste et complètement subjectif, lequel retrait est examiné par le médecin de manière quasiment zoologique. L’approche de la folie par Prinzhorn est dénuée de toute compassion. Cette conception fait de la folie une simple expression somatique amputée d’emblée de toute capacité à communiquer. »
La description la plus réussie de cette conception revient à Primo Levi lorsqu’il parle d’un regard échangé à travers la vitre d’un d’aquarium.
Dans son livre « Si c’est un homme », Primo Levi décrit l’interrogatoire que lui fait subir Pannwitz, chef de la section de chimie d’Auschwitz. Levi était chimiste de métier, et un travail au sein de cette section pouvait le faire échapper à l’extermination. Alors qu’il se tenait dans son uniforme rayé de l’autre côté du bureau, Pannwitz le regardait comme il aurait regardé un poisson à travers la vitre d’un aquarium. Personne n’avait encore jamais observé Primo Levi de cette manière et ce dernier n’a jamais oublié le sens de ce regard.
La genèse de ce « regard d’aquarium » de Pannwitz pourrait donner lieu à une fable moralisante de notre temps. On assiste à la rencontre de deux êtres, dont on pourrait croire qu’ils sont de deux espèces différentes.
Le point de vue de Hans Prinzhorn trouve sa source dans son modèle biologique de l’esprit appelé à exprimer la domination médicale et psychiatrique, l’objectif étant une idéologisation raciste et psychiatrique de l’art en tant qu’acte colonisateur de la folie. D’un point de vue philosophique, ce concept idéologique s’appuie sur une interprétation biologique étriquée de l’œuvre de Nietzsche. Je cite un passage extrait du livre de Hans Prinzhorn intitulé « Nietzsche et le XXe siècle ». Page 38, on peut lire concernant le passage d’une conception statique à une conception dynamique de l’homme : « De la personne, il ne reste plus qu’un point de rencontre de nombreuses instances agissantes dont les plus importantes sont ces forces issues de l’héritage d’un peuple qui parviennent encore à s’imposer, tandis que l’individu se persuade que ce sont des motifs conscients qui le font agir. » Et page 40 : « Si le secret de la vie réside vraiment dans la nature et dans l’histoire, si seul le droit du plus fort ressort indemne d’un combat pour l’existence aux accents hétéroclites, alors il devrait être possible d’en tirer enfin une conclusion radicale et d’orchestrer l’évolution de l’être humain, à l’instar de l’éleveur qui planifie patiemment et méticuleusement l’élevage de différentes races. Cet avènement par Nietzsche du prophète d’une nouvelle humanité supérieure découle d’une profonde impulsion consistant à s’approprier les tréfonds de l’âme, les instincts et les véritables objectifs de la pensée, du sentiment et des actes humains. » Et enfin, le summum en page 59 : « La morale est une crânerie de l’homme devant la nature ».
Un seul commentaire me vient : En avant, Monsieur Prinzhorn, place à l’entrain et à l’extermination !

Art et pathologie
_________________________________________
Je souhaite maintenant aborder la question de l’éclairage de l’art par la pathologie. Hans Prinzhorn ne l’a pas vécu dans sa forme la plus radicale puisqu’il est décédé avant l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933. Il n’empêche que cette radicalisation s’inscrit dans la logique de sa conception d’un art pathologique.
Le professeur Carl Schneider, successeur de l’ancien supérieur hiérarchique de Prinzhorn, n’avait plus qu’à dépouiller cette logique de Hans Prinzhorn de son aspect romantique pour disposer d’un modèle d’art dit dégénéré. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’article de Carl Schneider dans les « Archives de la Psychiatrie » de 1939 (volume 110), intitulé Art dégénéré et art fou.
Ce modèle a permis d’atteindre deux objectifs.
a) Il a servi l’idéologie selon laquelle existeraient des êtres dits dégénérés. Car si l’on s’appuie sur les œuvres de personnes internées pour prouver la « dégénérescence » de l’art moderne, on suppose implicitement que ces personnes sont « dégénérées ». Cette approche n’est en fait qu’une vision exacerbée de cette rhétorique qui parle de l’esprit malade des personnes internées dans les asiles. On voit là la méthode qui a permis à cette idéologie et à cette rhétorique de préparer la voie aux chambres à gaz. Il était dès lors possible de nier l’application du fondement moral de notre civilisation, « Tu ne tueras point », à ceux que l’on disait dégénérés, qui n’étaient plus que de la chair, un matériau comme un autre, et que l’on ne considérait plus comme des êtres humains, et par là même comme des personnes juridiques faisant partie de la société.
b) L’éclairage de l’art par la pathologie devait servir à préparer un parallèle esthétique et une épuration : en cas de victoire des nazis, tous les artistes modernes d’Europe auraient pris, de même que les fous, la direction des chambres à gaz. Il n’était prévu de conserver leur art que dans l’optique de montrer qu’ils étaient des sous-hommes, dans le but pour ainsi dire de présenter une vue stéréoscopique d’une espèce en voie de disparition. On ne peut ici s’empêcher de penser aux rêves d’élevages humains qu’avait Prinzhorn.

L'hôpital psychiatrique d'Heidelberg
_________________________________________
On peut se poser la question de savoir ce qu’il en est aujourd’hui. Est-ce que je vous aurais à l’instant parlé de faits rapportés de la planète Mars des nazis et qui seraient à des années-lumière de nous ? On peut en douter. Car aujourd’hui, l’administrateur des œuvres acquises de mauvaise foi et rassemblées sous le nom de collection Prinzhorn n’est autre que l’hôpital psychiatrique de l’université de Heidelberg, bien que, comme je viens de vous le prouver, il n’ait jamais pu prétendre à la propriété de ces œuvres.
L’interprétation des œuvres par l’hôpital psychiatrique de Heidelberg demeure aujourd’hui encore, en dépit de dénégations purement rhétoriques, implicitement enfermée dans le carcan idéologique de « l’art dégénéré ». Les catalogues de l’hôpital, reflet du regard échangé à travers la vitre d’un aquarium par leur apologiste, Hans Prinzhorn, en sont l’illustration parfaite.
Voici quelques exemples extraits du dernier catalogue de l’hôpital :
((présentation d’images))
L’auteur de cette œuvre est taxé de paranoïa, cet autre de schizophrénie.
Aujourd’hui encore, on dénie les œuvres d’artistes non identifiés en y associant les termes « schizophrénie », « paranoïa », « folie dégénérative », etc.
L’artiste et son identité sont inconnus, il ou elle n’existe plus en tant que personne ; seuls comptent le cas, le diagnostic, tels qu’ils ont été établis par les psychiatres il y a des années.
Dès lors, une seule et unique conclusion s’impose : cette œuvre est schizophrène, cette autre paranoïaque.
Le groupe des parrains et marraines des artistes, le Bundesverband Psychiatrie-Erfahrener, a exhorté l’hôpital de Heidelberg à lui confier les œuvres de la collection Prinzhorn, ou tout au moins, dans un premier temps, à lui permettre de sélectionner 400 tableaux afin de les exposer, selon une rotation, à la « Haus des Eigensinns ». La réponse a été négative. Même le médiateur Wolfgang Huber, évêque de l’Eglise évangélique de Berlin-Brandebourg et professeur à l’université de Heidelberg, s’est vu essuyer un refus sans appel.
Car, et cela montre bien le cynisme dont fait preuve l’hôpital dans son approche de la problématique, il est prévu que les tableaux viennent orner l’ancien amphithéâtre réservé aux cours de neurologie et de psychiatrie. Le programme des séminaires de l’époque nous apprend que le professeur Carl Schneider, psychiatre en chef de l’opération T4, y a enseigné.
Pour vous donner une représentation tangible de la chose, sans avoir malheureusement l’occasion d’entrer ici dans les détails, je vous dirai que le professeur Carl Schneider a à l’époque sillonné l’Allemagne à la recherche d’« objets » pour ses « recherches » médicales. Ces personnes furent transportées à Heidelberg et vraisemblablement présentées dans l’amphithéâtre avant d’être conduites à l’asile d’Eichberg pour y être exécutées. On assistait alors à une mort sur commande, les cadavres étaient découpés en morceaux et étripés.
J’aimerais une dernière fois revenir à cette image du regard échangé à travers la vitre d’un aquarium. Les cerveaux des victimes étaient transportés à l’université où ils étaient présentés aux étudiants conservés dans du formol, selon la méthode de Schneider. Je vous le demande : y a-t-il plus obscène que de vouloir exposer dans cet amphithéâtre les œuvres de personnes internées en psychiatrie ?
Je ne peux pas imaginer pire outrage aux victimes.
_________________________________________
© René Talbot
Traduction Jeanne Belleil
Retour au programme du Séminaire
 
 
 
 
 


 
 
 
 

Note de la traductrice : « Eigensinn » étant difficilement traduisible, une explication s’impose. L’adjectif « eigensinnig », beaucoup plus courant que le substantif « Eigensinn », signifie « n’en faire qu’à sa tête » ou encore « être têtu ». « Eigensinn » est composé des mots « Sinn » et « eigen ». Le substantif « Sinn » signifie « sens » et peut faire naître bien des associations (sensé – insensé par exemple ; la folie, Wahnsinn, est également composée à partir de cette racine). L’adjectif « eigen » veut dire propre, individuel, et inclut l’idée d’un monde intérieur auquel on donne son propre sens. Quant au terme « Haus », il signifie « maison ».