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Jeudi 7 Janvier 1999 Didier Mion ![]() |
Gérard de Nerval s’est pendu dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855.
Cet acte extrême d’annulation de soi-même est à resituer dans la constellation particulière de son histoire. Ce raptus suicidaire s’inscrit dans une logique mélancolique dont on retrouve les éléments du discours dans le manuscrit d’Aurélia dont la deuxième partie a été retrouvée dans les poches de Gérard de Nerval après son suicide. Il énonce desautoreproches: " je ne suis pas digne, etc… " ; il est fait état d’une douleur " morne " et les idées suicidaires sont clairement exprimées " tout est fini, tout est passé ! ".
" C’est moi maintenant qui dois mourir et mourir sans espoir ".
Même si les accès psychiatriques qui ont conduit aux hospitalisations
répétées de Nerval étaient de nature maniaque
ou schizophrénique voire paranoïaque, c’est la psychopathologie
mélancolique qui me semble éclairer le mieux son geste suicidaire.
En particulier, c’est la collusion du sujet à l’objet perdu,
et en l’occurrence pour Nerval il s’agit de la perte de sa mère
dans une identification qui s’éternise.
Quelle est cette ombre qui a obscurci le soleil au point de le rendre
noir ?
Il écrivait en son geste fatal à sa tante qui occupait
une fonction paternelle :
" ne m’attends pas ce soir car la nuit sera noire et blanche ".
Voici le récit d’Alexandre Dumas qui annonçait la mort de Nerval dans " Le Mousquetaire " le 30 janvier 1855 :
" Arrêtez-vous d’abord à la place du Châtelet. Remarquez l’étrange coïncidence de deux noms : rue de la Tuerie, rue de la Vieille Lanterne. On descend dans cette dernière. On craint à la fois de poser le pied sur ces marches glissantes, la main sur cette rampe mouillée. Dans l’obscurité, au fond de cette voûte, vous découvrez une fenêtre cintrée avec des barreaux de fer pareils à ceux qui grillent les fenêtres de prisons. Vous y êtes : c’est à ce croisillon de fer que le lacet était attaché. En face est un égout à ciel ouvert. L’endroit que je vous ai dit est sinistre. Eh bien c’est là, les pieds distants de cette marche de deux pouces à peine, que vendredi matin, à 7 heures 3 minutes, on a trouvé le corps de Gérard encore chaud et ayant son chapeau sur la tête ".
Quelle logique peut amener un sujet à laisser son propre corps
chuter sous l’effet de son poids réel, désarrimé,
désignifiant qui soutienne le désir de vie ? Faire ceci devant
un égout à ciel ouvert signe l’identification au déchet
si pathognomonique de la Mélancolie.
Actuellement, à l’emplacement de ce même égout,
après remaniement de ces quartiers, se trouve la bouche du souffleur
du théâtre de la ville. C’est une belle illustration de la
sublimation qui transcende les bas-fonds en souffle de vie. C’était
là la fin d’un long voyage pour Nerval puisque sa vie fut marquée
de nombreux déplacements, ce que les biographes nomment dromomanie.
Cette dromomanie n’était en fait qu’une recherche éperdue
de sa mère qui est morte quand il avait deux ans dans des conditions
particulières que je vais préciser dans quelques repérages
biographiques.
BIOGRAPHIE
Le père de Nerval, le Docteur Labrunie, ne rêvait pas
de la vie bourgeoise d’un médecin de Paris. Il rêvait de participer
à l’épopée napoléonienne. Ce rêve passe
avant l’enfant qu’attendait sa femme. Il est promu médecin ordinaire
de l’armée du Rhin puis rejoint l’armée d’Allemagne et prend
le service de l’hôpital de Globau. Marie-Antoinette Marguerite Laurent,
la mère de Nerval, suit son mari après la naissance de l’enfant
qui reste en nourrice dans le Valois chez son grand oncle maternel. C’est
alors que la mère de Nerval décède, il avait deux
ans. Elle est ensevelie loin de la France au cimetière catholique
de Gross-Glabau. Elle n’a laissé aucune relique. Ses lettres et
ses bijoux confiés au père ont disparu. Nerval dira " dans
les eaux de la Bérézina ".
Nous verrons que la question de ces lettres perdues n’est pas étrangère
au choix de la carrière des lettres pour Nerval, dans cette quête
de l’objet perdu.
De la même façon, son goût des voyages et son errance
s’inscrivent dans cette recherche. Cette perte de la mère est explicitement
placée par Nerval à l’origine de ses accès de folie
" la fièvre dont elle est morte m’a saisi trois fois. Toujours à ces époques, je me suis senti l’esprit frappé des images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau ".
Nous savons que la position mélancolique se caractérise par une incorporation de l’objet perdu de façon encryptée dans un état de stase endeuillée. Cette situation traduit la capacité fantasmatique de maintenir vivant l’objet perdu. Mais l’attachement à cet objet est de nature ambivalente et générale ; la haine inconsciente pouvait concerner l’abandon par la mère de son enfant pour faire le choix des épopées napoléoniennes. Il écrit à propos d’Angélique dans les faux saulniers :
" mais la masse des femmes françaises redoute la guerre, la cause de l’amour qu’elles ont pour leur enfant ".
Sa mère a préféré suivre un autre chemin " ma pauvre mère est morte en Silésie suivant le drapeau de la France mais laissant son fils orphelin ". Ce " mais " appuie le reproche et trace l’ambivalence qui est implicite dans plusieurs de ses lettres. Cette absence maternelle va marquer Nerval " je n’ai jamais vu ma mère, ses portraits ont été perdus ou volés ". Cet objet maternel perdu est fantasmatiquement appréhendé comme victime. Et les œuvres de Nerval insisteront sur le motif de la féminité martyr. Il découvrira outre Rhin c’est à dire là-bas en direction du lieu de la mère, des horizons littéraires riches de résonance personnelle. C’est le cas de la ballade de Lénor de Gotfried Auguste Burger. Il publiera huit traductions différentes de cette œuvre. Quel est le sujet de cette ballade ?
" Lénor attend le retour de son fiancé Wilhem parti faire la guerre. La paix est conclue, les troupes reviennent. Lénor parcourt les rangs. Wilhem ne s’y trouve pas. Voici que la nuit suivante le fiancé frappe à sa porte. Il arrive à cheval de Bohême. Il doit y retourner avec Lénor. Elle s’élance en croupe derrière le cavalier couvert d’une armure noire. La course aboutit à un cimetière où s’arrête le cavalier. Tout à coup, son armure tombe, la chair s’envole et découvre un squelette ".La fidélité de Nerval à cette histoire est significative des échos qu’elle éveille en lui quant à la destinée du couple de ses parents. Cette chevauchée du cavalier en armes et de son épouse dans les plaines de l’Allemagne qui se termine tragiquement représente une mise en scène littéraire du roman familial. Là, dans la ballade, c’est la femme qui subit une perte, et ce squelette peut être vu comme une métaphore de la présence vide et froide de la mère, morte sans laisser d’image.
On peut supposer pour Nerval une identification à cette femme qui subit une perte. La trace de cette féminité martyr se retrouvera dans Aurélia. Ce manuscrit inachevé, dont on a retrouvé la deuxième partie dans son veston après sa mort, cristallise en fait ce monde nervalien. Aurélia est la synthèse de toutes les femmes que Nerval a aimées. Sa mère, Jenny Colon, la Vierge Marie, la déesse éternelle Isis, etc… On peut lire dans Aurélia :
" partout mourait, pleurait, ou languissait l’image souffrante de la mère éternelle ".
Et plus loin " je crus alors me trouver au milieu d’un vaste charnier où l’histoire universelle était écrite en trait de sang. Le corps d’une femme gigantesque était peint en face de moi, seulement ses diverses parties étaient tranchées comme par le sabre ". Nous avons là une belle métaphore de la mère subissant l’œuvre du militaire de mari. Le sabre découpe la femme en divers objets partiels. Ceci écrira cette douleur enkystée en " trait de sang ". Ce trait de sang fera identification mais pour Nerval cette identification nélétale conduira à la marque du lacet sur le cou tranché. L’histoire douloureuse sera écrite en trait de sang. Les lettres perdues de la mère alimenteront cette sublimation dans la carrière des lettres. Dans Aurélia, il se propose de retrouver la lettre perdue qu’il nomme " le trésor de mon seul amour ". dans son poème, el destitchado, il écrit " mon front est rouge encore du baiser de la reine ".
Donc nous avons un trait identificatoire à la mère et à ses lettres perdues mais également une identification à son symptôme qui fut une fièvre. La fièvre, on le sait, donne le front rouge. Cette fièvre dont il parle à propos de ses accès maladifs de folie est un signifiant qui est repris à partir des fièvres dont la mère est morte. La fièvre du fils répète un traumatisme initial qui se confond avec celui de la naissance. C’est ainsi qu’il aura la fièvre des voyages. La dromomanie a pour lui des vertus curatives. Il court après un idéal et il effectue plusieurs voyages du côté de l’Est en direction de la Silésie où est morte la mère. Il espère trouver ainsi vers l’Est une terre maternelle. Il ne se lasse pas de sillonner l’Allemagne, l’Autriche et effectuera après l’une de ses crises un pèlerinage à Glabau sur la tombe de sa mère. A noter qu’Aurélia se termine par un sentiment d’indignité devant une tombe. Nerval se replie dans un passé qui le hante et ses multiples voyages ne font que déplacer la sensation de douleur.
" Aussi bien, c’est une impression douloureuse, à mesure qu’on va plus loin, de perdre, ville à ville et pays à pays, tout ce bel univers qu’on s’est créé jeune, par les lectures, par les tableaux et les rêves ".
La déception est si fatale que le voyageur nervalien préfère la devancer. Mais en décembre 1853, après sa crise de folie de mai 1853, Nerval manifeste le désir d’échapper à ce nomadisme sans fin. Un désir d’enracinement va se concentrer sur le valois natal. Il s’agit d’une terre maternelle qui lui offre le réceptacle le plus sûr de l’objet perdu.
C’est en mai de cette même année qu’il écrit le poème " el desdichado ", le déshérité, mais de quoi ? C’est une privation, non pas d’un objet mais de quelque chose antérieur à la constitution de l’objet. Il prend pour l’imaginaire la consistance d’une mère archaïque qu’aucune image précise ne réussit à englober.
Les psychanalystes qui se sont penchés sur la question de la mélancolie, Freud et Abraham essentiellement, se sont accordés à noter dans la mélancolie l’installation de l’objet perdu en soi. Il s’effectue une collusion avec cet objet. Nous savons que l’investissement de cet objet était de nature narcissique, si bien que sa disparition a privé le sujet de la part la plus valable de lui-même.
Freud écrit " le sujet sait qui il a perdu mais ne sait pas ce qu’il a perdu en la personne qu’il avait choisie ". Dans cette phrase, nous passons d’une personne " qui " à un " ce " indéfini qui déplace la question sur l’objet, en particulier l’objet petit a. Chez tout sujet, ce qu’on nomme la chose, ce territoire innommable, ce paradis initial est nécessairement perdu pour qu’advienne le langage. En général, ce paradis perdu prend la forme d’un traumatisme initial en cette perte de nature réelle de sa mère.
Nous savons que la mélancolie derrière ses plaintes cache
une agressivité contre l’objet perdu dans une ambivalence inconsciente.
Ce qui est vécu dans la peine comme privation ou blessure n’est
que l’ajournement de la haine ou du désir d’emprise que je nourris
pour celle qui m’a trahi ou abandonné. La plainte de soi serait
donc une plainte contre l’autre et la mise à mort de soi, un déguisement
tragique du massacre d’un autre. Une telle logique suppose un surmoi sévère
et une dialectique complexe de l’idéalisation et de la dévalorisation
de soi et de l’autre. C’est de m’identifier avec l’autre aimé-haï
par incorporation que j’installe en moi sa part sublime qui devient mon
juge tyrannique. Mais j’y installe aussi sa part abjecte que je désire
liquider. C’est en fait de liquider cette part que le sujet se liquide
lui-même.
Qu’est-ce qui pouvait être ressenti comme abject dans cet objet
maternel perdu chez Nerval ? Nous avons vu qu’il reprochait à sa
mère d’avoir suivi le père aux armées plutôt
que d’avoir privilégié son amour pour son fils.
Dans Promenades et souvenirs, Nerval écrit :
" elle est morte à 25 ans des fatigues de la guerre, d’une fièvre
qu’elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres où
sa voiture manqua d’être renversée ".
Qu’est-ce qui peut s’entendre sur le plan fantasmatique derrière
cette question des fatigues de la guerre ? Qu’est-ce que sont ces fatigues
de la guerre quand on est la femme d’un médecin militaire qui a
signalé les dangers de la continence sexuelle, notamment la fureur
utérine ? Le Docteur Labrunie, son père, avait fait sa thèse
de médecine sur les dangers de l’abus des plaisirs vénériens
chez les femmes. Ce Docteur Labrunie écrit dans " les maladies des
filles " la chose suivante :
" j’ai vu une fille de 24 ans qui après un accès de fureur utérine abandonne sa famille et devient errante, se livrant aux premiers hommes, qu’elle rencontrait. Elle suivit un régiment d’infanterie et mourut des fatigues qu’elle avait supportées par l’excès de ses jouissances ".On voit bien la construction fantasmatique qui a pu élaborer le roman familial. Cette femme autour de 25 ans a préféré suivre cet homme et laisser son enfant. Ce sont les abus sexuels qui tuent, qui séparent définitivement de l’enfant. A noter que Nerval s’est trouvé toute sa vie à la recherche d’une compagne dans une façon qui différa la réalisation d’un acte sexuel heureux et seule la jouissance létale du suicide a pu apporter un apaisement à cette recherche éperdue. Donc, nous trouvons dans cette organisation fantasmatique la mise en place de l’ambivalence à l’égard de cet objet perdu maternel.
C’est Abraham qui décrit le cannibalisme mélancolique dans cette pression de tenir l’autre intolérable que j’ai envie de détruire pour mieux le posséder vivant, c’est à dire plutôt morcelé, déchiqueté, coupé, avalé, que perdu . En témoigne ce thème de la femme coupée au sabre dans Aurélia.
L’imaginaire mélancolique de Nerval est un désaveu de la réalité de la perte.
En ce sens, l’écrivain n’est pas en train d’accomplir un travail de deuil, il est dans un état de stase endeuillée. C’est une position défensive témoignant de l’impossibilité du deuil, en particulier du deuil de l’idéalité. En témoigne chez Nerval la quête infatigable des maîtresses ou l’accumulation des divinités féminines ou de déesses mères comme autant de figures maternelles de la chose perdue. Mais objet réel et objet fantasmatique sont insuperposables. L’inadéquation radicale de l’objet au désir vient de ce que l’objet que l’on retrouve n’est jamais l’objet perdu. La chose perdue, c’est ce réel rebelle à la signification qui apparaît indéterminée, insaisissable. Chez Nerval, la chose prend la forme d’un soleil rêvé, clair et noir à la fois. L’attachement archaïque à la mère a laissé Nerval le mélancolique déshérité (el desdichado) d’un suprême bien innommable, irreprésentable.
Voici un rêve dans Aurélia " une femme vêtue de noir apparaissait devant mon lit, il me semblait qu’elle avait les yeux cave. Seulement au fond de ses orbites vides, il me semble voir sourdre des larmes brillantes comme des diamants. Cette femme était pour moi le spectre de ma mère morte en Silésie ". Ce spectre, comme dans Hamlet, représente cette morte qui ne peut disparaître et qui témoigne d’une collusion entre l’objet et le Moi. Cet objet est gardé comme éternisé et tué. Selon la phrase de Freud " l’ombre de l’objet s’est portée sur le Moi ". Cette question de l’ombre s’inscrit dans une succession métonimique qui ira du patronyme Labrunie où on entend aussi brun, ombre, au clos Nerval qui signifiait noir val, lieu de l’ombre jusqu’au soleil noir final. Nerval a suivi deux voies pour approcher ce lieu de l’irreprésentable de la chose perdue. Il a tenté dans un premier temps un chemin sublimatoire qui a permis un équilibre précaire dans certains moments de sa vie. C’est une tentative de désavouer ce chagrin dans une fétichisation de l’œuvre. Il y est parvenu partiellement dans une façon de faire advenir la lettre au niveau du lieu vide permettant de supporter la souffrance qu’impose le manque inéluctable de l’autre. C’est en fait le projet sublimatoire, tout comme cette tentative de réparer le mal fantasmatique fait à la mère. La deuxième voix, malheureusement, le conduisit au suicide qui fait de la mélancolie ce que Freud nomme " pure culture de la pulsion de mort ".
En effet, on ne vit pas impunément avec l’objet mort intériorisé et ce moment de retour à l’état tensionnel est en fait un triomphe final sur l’objet perdu. Le déni dépressif qui annihile le sens du symbolique, annihile aussi le sens de l’acte et conduit le sujet à commettre le suicide sans angoisse comme une réunion aussi létale que jubilatoire dans un sentiment océanique. Il écrit dans Les filles du feu : " la mort ! ce mot ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée. Elle m’apparaît couronnée de roses pâles comme à la fin d’un festin ". Nous retrouvons la notion du festin cannibalique soulignée par le psychanalyste Abraham dans la mélancolie.
Nous avons dans la mélancolie une défaillance de l’élaboration de la position dépressive au sens où elle est décrite par les auteurs kleiniens. Ce qui rend possible chez le sujet un triomphe sur la tristesse, ce qui aurait pu être pour Nerval le deuil de l’objet maternel, c’est en fait la capacité du Moi à s’identifier non plus avec l’objet perdu mais avec une instance tierce, et spécialement le père. Cette identification qu’on peut appeler phallique ou symbolique assure l’entrée du sujet dans l’univers des signes et de la création.
Mais pour Nerval cet univers des signes s’est inscrit en trait de sang
dans une création littéraire qui n’a pu soutenir une sublimation
efficiente. Le langage s’amorce par une dénégation de la
perte chez tout sujet. On pourrait dire en ce sens :
" Mais non je n’ai pas perdu ma mère, je l’ai retrouvée dans les signes, je peux la récupérer dans le langage ".Le mélancolique au contraire dénie la dénégation. Il se replie nostalgiquement sur la chose. Il reste river douloureusement à l’objet perdu qu’il n’arrive précisément pas à perdre.
Pour Nerval cette instance tierce ne permet aucun appui face au trou laissé par la mort de la mère. Il est confronté à un père froid qui ne soutiendra pas la création littéraire de son fils, le considérant comme un " raté ". n’ayant pas choisi la médecine comme son père même s’il en a débuté les études, il apparaît aux yeux de celui-ci comme un raté c’est à dire qu’il reste lettre morte pour le père.
Cette question des lettres qui constitue pour lui une identification à la lettre perdue de la mère, d’être resté lettre morte au regard du père l’amènera à un destin tragique, c’est à dire que de ne pouvoir compter le sujet s’éjecte dans le suicide.
Nous savons que l’apprentissage de la vie consiste en une succession de deuils à résoudre. Toutes décisions supposent l’acceptation d’une perte, or le mélancolique ne cesse de proclamer son savoir. La perte s’est aussi le dévoilement du réel, or pour le mélancolique le réel s’est trouvé dés l’origine signifié par la castration. Donc tuer la mère fantasmatiquement est une nécessité vitale. Si l’objet maternel est introjecté, la mise à mort mélancolique du Moi s’ensuit à la place de cette destruction ou de cette séparation de l’objet maternel. On pourrait dire " pour protéger Maman, je me tue ". Se faire objet (a) dans la défenestration ou la pendaison c’est perdre toutes possibilités de deuil, c’est le constat d’un plein de présence par cet objet enkysté et on peut se poser la question de savoir si s’éjecter dans le suicide n’est pas une façon de créer un manque ?
La mélancolie résulte d’une impossible constitution de l’image de soi.
Le sujet se serait identifié à la haine d’un regard ou à l’indifférence. Pour Nerval, on peut supposer une certaine indifférence du regard maternel qui a préféré choisir la cause militaire à son enfant. Il s’ensuit un défaut d’amour de soi, inversion vers soi même qui sera ranimée par la perte d’objet. Ce fut le cas avant le suicide où une perte d’objet précise que nous décrirons ultérieurement a précipité le passage à l’acte. On suppose une problématique spéculaire à l’origine de la structuration du modèle mélancolique. Cette impossible constitution de l’image de soi au moment du stade du miroir. Normalement ce stade par la présence active de la mère permet à l’enfance par le jeu réciproque du regard, du sourire et de la voix de se précipiter dans cette identification au reflet spéculaire et de se l’approprier sous la forme du Moi idéal.
Le Moi est donc une fiction, une image fantôme qui peut faire retour dans l’image du double. Cette thématique du double traduisant l’altération de cette étape du miroir est très insistante dans le texte Aurélia. Le caractère d’inquiétante étrangeté que revêt l’image du double résulte de l’absence de délimitation entre le Moi et le monde extérieur.
L'épanchement du songe dans la vie réelle
C’est ainsi qu’il faut parler plus de déréalisation plutôt que de dépersonnalisation dans la mélancolie, car elle est liée au fait que le Moi s’efface au profit de l’objet. cette dévotion à l’imaginaire est contingente de la prédominance et de la figure maternelle qui efface quasiment le nom et le rôle du père qui apparaît presque comme un intrus. Nerval a dit n’avoir jamais vu sa mère si ce n’est à travers une reconstruction imaginaire " je sais seulement qu’elle ressemblait à une gravure du temps d’après Prud’hon ou Fragonard que l’on appelait la modestie ". C’est un modèle fuyant par ce qu’a jamais perdu que le désir poursuivra de copie en copie. Aussi le désir nervalien s’attache essentiellement à une image et non à la réalité de l’être aimé. C’est l’envahissement du monde extérieur par son monde onirique, il écrit " ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle ".
Le narrateur de Sylvie le précise a propos de l’actrice dont il fait son idole " depuis un an, je n’avais pas encore songé à m’informer de ce qu’elle pouvait être ". " D’ailleurs je craignais de trouver le miroir magique qui me renvoyait son image ". Nerval dit préférer " les formes vagues " et " les fantômes métaphysiques à la femme réelle.
Dans ses histoires lorsqu’il décrit des conflits entre personnes,
il refuse d’entrer dans la compétition avec un rivale car pour lui:
" c’est une image qui le poursuit rien de plus ".
Donc dans la mélancolie il s’agit d’une fonction défaillante
du regard maternel.
L’infans s’efforce de capter un regard qui traverse le corps au point
de le rendre transparent c’est à cela que s’efforce le sujet mélancolique.
Normalement le sujet doit se dégager de cette capture imaginaire
de la constitution du Moi et une régulation de ses repères
doit s’effectuer sous l’effet du champ symbolique ouvert par l’autre.
Chez Nerval cette omniprésence de la fonction imaginaire est liée à l’insuffisance de la fonction métaphorique paternelle. L’insuffisance et non pas forclusion. En effet comme le dit Lacan dans son séminaire " Le transfert ", le mélancolique est dans le symbolique, la preuve en est, qu’il peut s’identifier au rien. Cette insuffisance de la métaphore paternelle contingente d’une certaine haine chez Nerval à l’égard de son père. Il dit à Victor Hugo " Dieu est mort " c’est à dire qu’il y a une place à prendre mais ce fut un destin funeste. Lorsqu’en 1814, le père rentre ; Nerval a 6 ans. Le médecin militaire aurait embrassé l’enfant avec une telle effusion que celui-ci se serait écrié " père tu me fais mal ".
Nerval dit " de ce jour mon destin changea ". alors né d’une mère victime des brutalités d’un père soldat, d’une mère morte " des fatigues de la guerre ", l’enfant craint de devenir victime à son tour du baiser paternel brutal. De fait il se réfugie dans l’imaginaire de par l’insuffisante inscription de l’autre.
L’objet du désir Nervalien se réduit à une image désincarnée " amour, hélas ! des formes vagues et des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques ! ". Les amours imaginaires constellent les récits nervaliens ainsi que des rêveries religieuses qui ont pour fonction de suturer le manque originel. Parallèlement il n’hésite pas à proclamer la mort des religions " Dieu n’est plus ". Il s’agit là d’un refus d’une religion des pères, de ceux qui obéissent à la loi d’un dieu sévère, celle que représente l’image du père militaire.
Cette pregnance de l’imaginaire des figures maternelles se retrouve dans la référence des grandes divinités, Isis devient " la mère de la nature ". Si le catholicisme est réhabilité c’est par l’image de la vierge et du couple qu’elle forme avec le fils. Ainsi l’amour de Nerval est toujours ailleurs que dans ses objets " tu me rappelais l’autre, rêve de mes jeunes amours " dans Pandora. Le désir glisse de ressemblance en ressemblance. Le sujet s’identifie à son objet sans jamais en reconnaître l’altérité. il dépasse son objet vers une plus lointaine image à laquelle il est noué.
Le montage mélancolique était présent au moment
où la bascule de l’idéalisation lèvera le voile et
entraînera cette précipitation dans le " rien " et fera apparaître
le soleil noir. Dans ce moment le cadre vide surgit brusquement et amène
le geste suicidaire. La fréquence des défenestrations chez
le mélancolique, signe cette précipitation dans le vide.
C’est le retour à cette première exclusion fondamentale celle
du regard vide de la mère qui a traversé l’enfant sans s’y
arrêter. La mère de Nerval n’a pour lui pas de visage, pas
d’image. Ruiné, le mélancolique n’aura pas à faire
à la mort comme symbolisée. Il se coltine à la mort
comme pur vide, catastrophe d’avant le manque.
Le mélancolique est sous l’effet d’un modèle idéal
inaccessible. A la place de son reflet qu’il aurait dû investir de
la même façon qu’il aurait dû se sentir l’objet d’un
investissement, le mélancolique a vu se dresser devant lui un modèle
idéal inaccessible que tous ses efforts ne parviennent pas à
rendre humainement présent. Les amours de Nerval sont marqués
de cette idéalisation. Ses lettres à Eugénie Colon
en témoignent, son engouement pour Marie Pleyel également.
Le modèle idéal est resté extérieur au sujet
et il ne peut y renoncer sous peine de voir son cadre spatial s’effondrer.
C’est au risque d’halluciner ce modèle en la personne de l’autre
(Aurélia) que le sujet s’aventure dans une relation affective qui
ne peut verser que dans la trahison ou l’échec.
C’est l’illusion phallique qui revient et se précipite dans le narcissisme dans une figure spéculaire éblouissante. Image de moi même à l’extérieur de moi, fascinante car elle conjugue mon idéal intime à l’inquiétante étrangeté de la figure du double.
Ecrasé par l’idéal, le sujet mélancolique cherche une explication dans la médiocrité de ses capacités. Nerval ne se sent pas à la hauteur de l’idéal paternel, il se sent médiocre. Le père ayant choisi l’épopée napoléonienne à son fils, c’est à dire la recherche d’un père symbolique tout puissant, la recherche insignifiant paternel, Nerval va chercher un univers de création littéraire à la hauteur de cet idéal. En fait il ne rencontrera que l’incrédulité du père là il aurait pu attendre la foi en son œuvre et en son destin littéraire. Notons qu’il disait précédemment " de ce jour mon destin changea ". après le baiser mortifère du père. Cet idéal de perfection étant inaccessible, Nerval est amené à se nier lui même. C’est par défaut d’image de soi que le mélancolique s’accroche d’autant plus fortement à l’idéal du Moi.
L’autre phase de la position mélancolique c’est la maîtrise
maniaque de l’objet. Le sujet triomphe et se trouve dans l’illusion de
coller à l’idéal. Nerval s’est trouvé sur ce versant
maniaque lors de ses crises. Le narrateur d’Aurélia dit " avoir
enlevé l’âme de Napoléon qui l’inspire et lui commande
de grandes choses ", Nerval va essayer d’en écrire avant d’être
précipité dans ce rien le souffle coupé par le poids
du réel de son corps rue de la vieille lanterne dans ce moment du
Soleil Noir.
Il va essayer d’éclairer son destin. Lors de sa crise de 1841,
il demandera à son père de lui pardonner son peu de goût
pour la profession de Docteur. Il va conquérir une identité
avec le choix du patronyme NERVAL quittant donc celui de son père
Labrunie.
Il utilise le nom de Nerval à partir de 1836 montrant le souci d’être le fils de ses œuvres et non d’un père qui lui restera lointain et hostile. C’est un effacement de la filiation paternelle au profit de l’ascendance maternelle. Le clos NERVAL c’est le lieu dit Nerval à Mortefontaine nom qui semble dériver de Noirval ce qui traduit l’ombre dûe au dense feuillage des arbres. Dans la mélancolie l’ombre de l’objet se porte sur le Moi. La prononciation de ce nom au début du siècle est NERVA ce qui permet à Gérard de se doter d'une ascendance d'illustre latinité selon l'empereur Romain du même nom.
Donc, Nerval constitue l’adoption d’un pseudonyme qui est emprunté
à la terre maternelle. Après le décès de sa
grand-mère en 1828, il hérite avec son cousin
" il est naturel que je ne laisse pas aller à
d’autres la terre où mes parents maternel sont ensevelis ".
Il récupère ainsi un lieu de sépulture plus proche
que celui de la mère en Silésie. Un clos, sa borne, la structure
et l’errance. A propos de l’héritage, il écrit : " cela me
serait un moyen d’économie et d’avenir ". Malheureusement, l’avenir
ce sera la rue de la Vieille Lanterne. Le choix du pseudonyme et l’abandon
du patronyme n’ira pas sans certains retours dans le réel des éléments
forclos. C’est ce qui resurgira lors des crises délirantes. En 1830,
il écrit dans le quotidien " La Charte ", les signe " Granger "
dans une première tentative de gommage du patronyme. Ce patronyme
est en effet associé au retour du père "
mon père, tu me fais mal ". C’est l’image des officiers
de l’armée napoléonienne vaincue. Ils cachent sous de vulgaires
capotes l’or noirci de leurs uniformes. A la différence de l’oncle
maternel, adorateur du Soleil, le capitaine Labrunie porte dans son nom
l’ombre qui succède à l’éclat impérial. Il
n’est plus que le soleil noir, cet or noirci. Nerval compare la défaite
de Napoléon à " l’éclipse d’un astre ", " du crêpe
de la nuit, la terre est rembrunie ". Donc c’est un père qui est
parti chercher du signifiant paternel du côté de Napoléon
qui revient vaincu, ayant pour le fantasme tué la mère dans
un baiser qui donne la fièvre.
Cette version sadique de la scène originaire laissera l’image
d’une mère martyr. Ces éléments se marquent dans Aurélia
"partout mourait, pleurait, languissait l’image souffrante
de la mère éternelle. A travers les vagues civilisations
de l’Asie et de l’Afrique, on voyait se renouveler toujours une scène
sanglante d’orgie et de carnage ".
On sait que le carnage marquera la fin de l’écrivain. Donc,
ce père qui était parti chercher du signifiant paternel ne
soutient pas grand chose de métaphorique chez son fils en proie
à l’imaginaire, cette défaillance de l’inscription paternelle
trouvant ses effets dans les crises délirantes. En 1841, dans l’une
de ses crises, il recherche une famille idéale et se dit fils de
Joseph Bonaparte ou fils du Comte de Paris : " moi je descends de Napoléon,
je suis fils de Joseph, le frère de l’empereur ". C’est une tentative
infructueuse de redonner du poids au nom du père.
Il fera usage d’autres pseudonymes, ailleurs il fait des jeux de mots autour de son patronyme, Labrunie, qu’il transforme en Schoenbrunn. Ayant récusé l’identification oedipienne et le nom du père, Nerval ne sait pas qui il est. Faute d’une identification stable ancrée dans le symbolique, il se livre à la dérive des identifications imaginaires.
Ces identifications plurielles ne font que reconduire à une foncière incertitude sur soi-même, comme on le voit dans el destitchado où le verbe " être " d’abord support à la forme affirmative passe à la forme interrogative " je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé ".
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie et plus loin retournement
interrogatif : suis-je amour ou Phoebus, imaginaire ou byron ? Cette vacillation
de l’identité est résumée par la formule inscrite
en marge du portrait de Nadar dans lequel Nerval, refusant de se reconnaître,
aurait écrit " je suis l’autre ".
Notons qu’il accepte de se faire photographier juste avant sa mort,
peut-être dans un ultime effort pour laisser une image là
où il a souffert de l’absence de celle de sa mère. La manifestation
la plus spectaculaire et la plus insistante de son trouble de l’identité
c’est l’obsession du double. Dans Aurélia, les références
sont fréquentes parfois dans des phénomènes hallucinatoires.
Il y parle d’une rencontre en rêve " un être à la fois
différent et participant de lui-même ". "
Je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne
qui dit que chaque homme a un double et que lorsqu’il le voit la mort est
proche ". D’ailleurs, ces phénomènes se retrouvent
dans un fantasme de gémellité. Par exemple, la figure du
frère de lait dans Sylvie. Dans un autre rêve d’Aurélia,
le narrateur joue avec l’oncle maternel et les signes verbaux sont remplacés
par des images. " Je ne puis dire que j’entendis sa voix…
Les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées
". Contrairement à l’identification oedipienne qui donne
accès au jeu symbolique des différences, l’identification
à l’autre est de type spéculaire. Dans cette logique réversible
de l’imaginaire, le combat contre son double ne peut que se retourner contre
le sujet. Le suicide guette celui qui, étant incapable d’égaler
un Moi idéal tout-puissant, se sent " à jamais destiné
au désespoir et au néant ".
Qu’est-ce qui a pu amener Nerval à commettre cet acte final suicidaire ? Nous avons vu que par manque de repères identificatoires le mélancolique occupe la place du rien , de l’objet petit a ou du déchet dans un moment de bascule où il figure le reste d’une opération manquée. Mais le passage à l’acte se produit sous l’effet d’un élément qui catalyse cette opération. Nous le voyons bien chez nos patients qui commettent des tentatives de suicide où il suffit parfois que l’image empruntée à autrui subisse une légère altération, alors elle s’évanouit sous l’intransigeance du modèle idéal et entraîne la désillusion. Quels sont les éléments qui ont pu précipiter la chute de Nerval ? On peut les regrouper au nombre de quatre :
1) C’est l’échec de l’identité littéraire par l’incapacité
à achever Aurélia sous la pression des soucis financiers
exprimés par les éditeurs ? Il est renvoyé au rien
dans cette logique du tout ou rien où il est impossible d’accepter
toute entorse à l’idéal. Il faut dire que le Docteur Esprit
Blanche qui le soignait dans sa clinique de Montmartre réputée
pour son traitement psychologique avait un peu manqué d’esprit.
En effet, il avait déconseillé à Nerval d’écrire,
pensant que cette activité participait de son exaltation mentale.
Nous pouvons supposer que ce médecin, investi paternellement,
redoublait de ce fait l’absence de soutien dont Nerval avait manqué
chez son père. Faute d’avoir été circonscrit par le
désir de l’autre, le sujet régresse alors vers cette place
primitive orientée par l’objet petit a. Ce docteur n’était
pas si blanc que cela, dans cette position qui conduisit au soleil noir.
2) Il y a la mort de Jenny Colon en 1842. Il s’agit de son amour manqué puisqu’elle s’est mariée avec un musicien peu après la déclaration d’amour de Nerval. Dans le poème il écrit " ma seule étoile est morte, le poète est veuf de cette étoile ". Il est évident que cette perte vient faire écho à celle de l’objet maternel enkysté. Notons qu’il avait déjà essayé de se suicider pour Jenny Colon qui s’appelait Marguerite comme sa mère. Dans le poème, il écrit sur le pozilip la paix lumineuse de Naples et remarquons qu’en grec pozilipon signifie cessation de la tristesse.
3) Dans la catégorie des désillusions, quant au modèle idéal, j’ai déjà parlé de l’échec de l’épopée napoléonienne comme il l’écrit éclipse d’un astre. Cette absence d’appui du côté d’un signifiant paternel transformera dans une éclipse l’étoile en soleil noir.
4) Enfin, en décembre 1854, il avait éprouvé un grand chagrin à la mort de Stéphanie Bourgeois, la femme d’Arsène Houssaille. Cette Madame Houssaille avait cessé de veiller sur lui c’est elle qui prête sa silhouette à la grande amie dans Aurélia. Il s’enfonce alors dans le désespoir après cette perte qui elle aussi réactive celle de la figure maternelle. Son désespoir est alors nommé dans sa lettre à Alexandre Dumas qui est évoquée dans Aurélia, " un être d’une grandeur démesurée, homme ou femme, je ne sais, voltigeait péniblement au-dessus de l’espace. Il était coloré de teinte vermeil et ses ailes brillaient de reflets changeants ; vêtu d’une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l’ange de la mélancolie d’Albrech Durer ".
Aussi, nommer la mélancolie le constitue au seuil d’une expérience cruciale.
Mais la sublimation ne peut être un allié puissant pour le déshérité qu’à condition qu’il puisse recevoir la parole de quelqu’un d’autre. Or, l’autre ne fut pas au rendez-vous comme nous le savons. Il écrit " n’être pas aimé et n’avoir pas l’espoir de l’être jamais. C’est alors que je fus tenté d’aller demander compte à Dieu de ma singulière existence ". Et aussi dans Aurélia qui annonce le soleil noir " je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait car elle semblait s’évanouir dans sa propre grandeur… Des voix disaient : l’univers est dans la nuit. Je me dis il est trop tard !. Des voix me répondirent elle est perdue ! une nuit profonde m’entourait ". Elle semblait s’évanouir comme le désir de vie chez Nerval. Le projet suicidaire est alors peut-être un moyen de constituer un trou dans ce trop plein constitué par l’objet perdu enkysté qui fait de l’ombre sur le moi. Privé du paradis perdu, le déshérité est alors infortuné. L’écriture par la constitution d’un moi littéraire mélancolique a tenté de dominer cette infortune. Nous savons que son père fut déchargé du souci que lui auraient causé les obsèques de son fils et le corps a été réclamé par la société des gens des lettres " je viens au nom de la société des gens des lettres et par suite du refus de sa famille de s’occuper de son inhumation etc… ".
On voit que se répète alors pour ce fils la même chose que pour la mère morte loin sans image, sans portrait, sans trace pour le fils avec un père qui n’est pas parvenu à soutenir la valeur symbolique que constitue l’exécution du rite funéraire. " la mort horrible de notre pauvre Gérard de Nerval, ténébreuse et navrante histoire d’un fils renié par son père " signé les gens des lettres. La concession au Père Lachaise fut temporaire, le complément des droits n’ayant pas été versé par la société des gens des lettres.
Une exhumation fut nécessaire et dans la biographie qu’il consacre à Gérard de Nerval, Pichois dans son chapitre intitulé Mort sans transfiguration cite le commentaire d’Houssaille qui rend plus imagé et souligne en quoi la mélancolie est une identification au rien.
" Le pauvre squelette était en pièces, la mort ayant fait rapidement son œuvre. Spectacle horrible : la tête qui avait représenté la beauté virile n’était même plus représentée par un crâne sévère. Des milliers de vers s’y étaient suspendus en grappe et s’y étaient presque ossifiés. Ce fut tout un travail pour la dégager, nous ne respirions plus. Il ne fallut qu’un cercueil d’enfant pour recueillir tout ce qui avait été Gérard de Nerval ".
Le biographe cite alors une odelette de Nerval: " Dans
les bois ". " Hélas ! qu’elle doit être heureuse, la mort
de l’oiseau dans les bois ".
BIBLIOGRAPHIE
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psychologique sur Gérard de Nerval.
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PUF, 1992.
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mort de Gérard de Nerval.
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de Nerval, Prince des ténèbres, Semaine des Hôpitaux,
N° 72 - 3339.
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KRISTEVA J., Soleil Noir, Dépression et Mélancolie, Gallimard.
PICHOIS C., Gérard de Nerval, Biographie, Fayard, 1995.
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Eluard, Point.