JACQUES LACAN, HENRI EY,
ET LA LIBERTE

Eduardo Tomás Mahieu
Jeudi 15 Avril 1999

(Texte publié dans L'Information Psychiatrique, N° 5, Volume 75, Mai 1999, pp. 514-520).
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Introduction

A Bonneval, lors des journées consacrées à la Psychogenèse des Psychoses et des Névroses, s'explicitait un point de discorde entre H. Ey et J. Lacan à propos des rapports entre folie et liberté. La désormais célèbre phrase de Lacan, était censée le cristalliser: "L'être de l'homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme limite de la liberté" (19, p. 41). On le sait, plus tard l'un dira du fou qu'il "est l'homme libre" (26) et l'autre fera de la folie "la pathologie de la liberté". Mais, chose curieuse, trente ans après Henri Ey recueillait cette même phrase "dans un rare mais commun accord [avec] J. Lacan" (8), pour illustrer le corps psychique comme l'envers de cette dissolution qu'est pour lui la folie. Alors accord ou discorde? Discorde, bien sur. Mais elle est présente dès les premiers travaux de Ey et de Lacan. Leur combat commun de jeunesse contre le mécanicisme et leur amitié, font occulter pendant quelques années leurs profondes différences derrière les points d'accord. En 1946 ils ne sont plus de jeunes auteurs, mais des personnages influents du milieu psychiatrique français et leur "querelle" va marquer nombreuses générations de psychiatres et psychanalystes dans tout le monde. Comment expliquer autrement que par un nouveau témoignage de leur amitié que Ey fasse appel à ce "rare mais commun accord" après trente ans de franche opposition?

Mais la véritable question est de savoir quel peut-être l'intérêt, autre qu'historique, à aborder une telle querelle dans le contexte actuel de la psychiatrie mondiale et au vue des avancées des neurosciences? Il semblerait qu'aujourd'hui dans notre monde de mort des idéologies, ou de classifications athéoriques, cette question soit dépassée. Nous allons tenter de montrer qu'il n'en est rien, et que derrière les apparences de la plus pure scientificité, les mêmes questions apparaissent. Nous pouvons les reconnaître dans les ouvrages d'auteurs tels que Jean Pierre Changeux, Sir John Eccles, éminent neurophysiologiste, Prix Nobel de médecine pour ses recherches dans les années soixante sur le cerveau et compagnon route de Karl Popper, ou bien Francis Crick, Prix Nobel lui aussi pour ses travaux sur la structure de l'ADN, ou évoquer encore des courants de pensée comme ceux nommés neurophilosphie ou sociobiologie, et constater que le plus souvent ces penseurs (note 1) oscillent entre un mécanicisme qui ferait pâlir La Mettrie, et un mysticisme religieux, que loin d'être des arguments scientifiques constituent des positions subjectives. Le débat entre Ey et Lacan aurait pu mieux les inspirer.

"La Liberté", thème philosophique

La liberté, cette notion "spécifiquement philosophique", selon l'expression de Heidegger, n'a pas de contenu concret en soi. D'autre part, comme le rappelle Quilliot (33), Valéry disait du mot liberté qu'il "chante plus qu'il ne parle", ce qui suffit à souligner l'implication subjective de celui qui le dit, et de celui qui l'écoute. C'est autant dire qu'il n'a pas le même sens dans la bouche de Ey ou celle de Lacan. Très arbitrairement, nous pouvons séparer d’un côté les connotations juridiques, socio-politiques et économiques, de la question du libre arbitre ou la liberté métaphysique de l'homme qui nous intéresse ici, dont l'ouvrage de R. Misrahi (32) trace l'évolution depuis l'antiquité jusqu'à nos jours (et qui constitue en quelque sorte le fondement idéologique de la première série).
Notre choix est de traiter la controverse entre Ey et Lacan par le biais des différentes conceptions anthropologiques, des différents concepts de l'homme autour desquels pivotent leurs pensées, et qui cristallisent ce qu'ils entendent par liberté. D'œuvres aussi profondes et rigoureuses, qui s'étalent sur plus d'un demi-siècle, portent les traces des courbes et des va-et-vient d'une vie de réflexion authentique, de "pensées qui se cherchent", et de ce point de vue il est toujours risqué de vouloir en quelque sorte les "figer". Mais aussi, ces mêmes œuvres laissent apparaître leurs fils conducteurs. Et à cet égard leurs conceptions de l'homme sont radicalement opposées. Leur opposition va s’illustrer autour de la notion de Liberté, qui a servi de terrain de débat à différentes positions philosophiques qui lient les notions d'essence de l'homme, d'individu, de déterminisme ou d'autonomie, qui depuis Kant (note 2) sert aussi à opposer "causalité naturelle" et "causalité par liberté".

Si la notion de liberté peut avoir un contenu concret, c'est en tant qu'énoncé de rapports, et elle engage ainsi une conception anthropologique déterminée. D'un côté un concept de l'homme dans lequel celui-ci reçoit ses déterminations essentielles de lui-même: celui de Ey. De l'autre côté, celui pour qui l'homme reçoit ses déterminations essentielles de l'extérieur, la conception de Lacan. Derrière eux affleure l'opposition entre un humanisme philosophique (note 3), ce "mouvement trouvant son déploiement dans l'Europe au XVIème siècle et constituant une nouvelle anthropologie qui fait véritablement émerger la catégorie philosophique d'individu" (3), et une conception de l'homme, qui face au matérialisme historique, l'individu social, le zv on politikon (35), "à l'aliénation que la production en tant que telle introduit dans le sujet, trouve-t-il ici un supplément, qui n'est pas moins matérialiste" (27), selon l’expression de Lacan lui-même.

L'humanisme philosophique de Ey

La pensée de Henri Ey s'enracine fermement dans l'humanisme, cette "poussée des forces vives qui fait de chaque individu l'auteur de son monde" (10), héritière à la fois de la conception chrétienne de l'homme et du matérialisme médical. Le point de départ de sa réflexion le constitue cet individu isolé, "devenir conscient comme […] développement sui-generis de la structuration biologique de l'individu" (15), où comme il le dit reprenant à son compte les mots de L. von Bertalanffy : "L'Homme n'est pas seulement un animal politique, il est d'abord et avant tout un individu" (8). Ey n'hésitera pas à qualifier cette anthropologie de "révolution anticopernicienne", puisqu'elle met l'individu au centre de tout. C'est bien le reproche que lui adresse Lacan quand il lui dit qu'il rapporte la genèse du trouble mental "à rien d'autre qu'au jeu des appareils constituants dans l'étendue intérieure au tégument du corps" (19, p. 24). Mais pour Ey, loin d'être un reproche cette métaphore du tégument du corps lui convient assez bien, et il la reprendra à son compte dans son dernier ouvrage "Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychiatrie".

Dans le débat psychogenèse-organogenèse, contrairement à ce que l'on suppose, c'est Henri Ey qui conserve la notion de psychogenèse, alors que Lacan l'abandonne (note 4). Et cette notion de psychogenèse se confond chez lui avec les notions de Volonté, d'Autonomie et en dernière instance de Liberté (note 5): "C'est précisément parce que nous donnons son plein sens à la notion de psychogenèse que nous la refusons à titre de condition déterminante, à l'objet même de la science psychiatrique. Par contre, toute position métaphysique négatrice de la liberté […] lui ôtent toute signification" (5, p. 205). Nous allons voir que la Liberté comme normalité, normativité, psychogenèse, conscience, commande toute la conception de la folie ou de la psychiatrie pour Ey: "La folie est un des termes du binôme automatisme-liberté. […] Sans la notion de liberté, celles connexes de folie ou de Psychiatrie n'ont pas de sens" (4), "Si un acte, une idée, une croyance sont normaux, cela ne veut pas dire autre chose que ceci qu'ils sont psychogénétiques et s'ils sont anormaux c'est justement parce qu'ils sont la conséquence des altérations que son substratum organique inflige à la pensée" (5, p. 14), sentences assez explicites pour signaler le caractère premier de cette conception anthropologique qui lui sert aussi de conception de l'histoire (10, pp. 18-20).

Mais cette Liberté est l'aboutissement d'un processus, "L'ETRE CONSCIENT se présente à nous comme un "DEVENIR CONSCIENT""(6, p. 32), phrase où le mot conscience n'a pas la même valeur dans le premier terme que dans le second, beaucoup plus proche de conscience morale, Idéal à atteindre, lieu du Choix. Ce processus par lequel l'ontologie est le déroulement de l'ontogenèse, marque son rattachement à l'évolutionnisme, point de rupture irréconciliable avec Lacan (note 6), qui imprègne l'œuvre de Huglings Jackson et boit ses sources chez Spencer (note7), bien qu'Henri Ey préfère rattacher son évolutionnisme à celui de Bergson (5, p. 203).

C'est la notion d'organisation, de hiérarchie qui lui fait placer en "haut" d'une "flèche téléologique" la Conscience, lieu de la psychogenèse et de l'affranchissement de la personne de ses déterminations matérielles, très proche de la notion d'impératif catégorique de Kant, puisqu'il est le siège d'accession à la moralité: "Bien entendu, cela signifie qu'accéder à la moralité c'est non pas se conformer nécessairement à un bien idéal prescrit par la "morale de la société", c'est-à-dire ses mœurs, mais c'est essentiellement être libre et responsable d'un choix individuel, quel que soit le contenu de l'impératif collectif […] c'est assumer sa propre responsabilité. Il n'y a pas de morale sans autodétermination, sans autonomie de la volonté, sans libre arbitre, sans personne, c'est-à-dire sans ce que tous ces synonymes désignent pour être la structure anthropologique, l'ontologie de l'être humain." (11) Mais cette responsabilité, la possibilité du choix, de fonder sa propre Weltanschauung, est restreinte au sujet normal. La maladie mentale constitue son empêchement. Et de ce point de vue, l’objet de la psychiatrie ne peut être autre que la "pathologie de la liberté".

"Aucune psychologie ni aucune psychopathologie ne sont possibles si elles ne s'ordonnent pas par rapport à une idée fondamentale: celle de l'organisation de l'organisme psychique" (7), et cette organisation architectonique qui implique la subordination de l'Inconscient à la Conscience, implique aussi la notion de cause finale (note 8): "Qui pourrait, qui oserait prétendre que l'idée d'une organisation, c'est-à-dire d'une hiérarchie ordonnée de moyens vers une fin ne définit pas l'organisme en général et l'organisme psychologique en particulier?" (7).

Ce concept de Liberté, aboutissement d'un processus d'évolution créatrice, d'affranchissement aux déterminations inconscientes par une conscience dénégatrice, ce lieu de spontanéité et d'autonomie, de la Raison, ne peut nullement être identifié avec la folie (note 9), cette "forme inférieure de la pensée" (4), qui reçoit ses déterminations propres de l'inconscient: "Le champ de la psychiatrie étant celui de la pathologie de la liberté, il est naturellement circonscrit par la notion même d'un déterminisme inconscient qui se définit lui-même en se distinguant, plus ou moins mais nécessairement, de la sphère des actes et pensées libres qui caractérisent la "norme" de l'Homme" (9).

Ainsi, "L'anthropologie de Ey se présente fondamentalement comme un néovitalisme psychobiocentrique […] impliquant une priorité donnée au déploiement des activités structurantes de l'organisme sur les actions exogènes de modelage par le milieu" (1), les notions d'autoconstruction du moi montrant bien que l'essentiel est du côté de l'interne, donnant priorité à l'essence sur le rapport, et dont la Liberté, toujours indissociable de la causalité, est du côté de la cause finale: L'être conscient se présente "comme libre de se déterminer par la connaissance de ses propres fins" (6, p. 12), aux antipodes de la conception de Liberté de Hegel, des rapports dialectiques entre liberté et nécessité, reprise par Engels (note 10) et qui deviendra celle de Lacan avec cette marge de liberté qui fait que le sujet "consent" à sa causalité (30), à sa cause matérielle (selon les termes des quatre causes, hérités d’Aristote).

Dans l'opposition entre le "Déterminisme (Spinoza) qui fait de la liberté une illusion, ou indéterminisme qui fait du libre arbitre la loi interne de notre raison (Leibniz, Kant)" (12), Ey tranche clairement faisant appel explicitement à l'Aufhebung hégélienne, dont son modèle serait la synthèse. On pourrait, en quelque sorte envisager la construction de l'organo-dynamisme comme un effort pour "sauver" cette conception de l'homme, pour la dépasser tout en la conservant, en un siècle qui l'a bien maltraité jusqu'à proclamer sa "dissolution". Effort analogue à celui de Kant, "le plus grand des philosophes", selon l'expression de Ey, pour sauver la causalité par liberté (17) lors de naissance de la causalité physique.

Lacan et l'excentration du sujet

La notion de liberté n'occupe pas dans l'œuvre de Lacan la même place que dans l'organodynamisme. Lacan a varié ses positions à cet égard, selon le contexte dans lequel il traitait le sujet. Une place importante en est faite dans le rapport de Bonneval en 1946, mais en 1956 il disait à propos de la fonction du moi: "… le discours de la liberté, essentiel à l'homme moderne en tant que structuré par une certaine conception de son autonomie [est de] caractère fondamentalement partiel et partial, inexplicitable, parcellaire, différencié et profondément délirant" (20). Puis en 1964 dans son séminaire il la traite de "fantôme", pour ensuite nier d'avoir jamais parlé de liberté dans une interview à la télévision belge dans les années soixante-dix… Il est de sa volonté de s’éloigner de l’idéalisme que peut contenir cette notion, mais il est aussi un opposant ferme au mécanicisme qu’enferment les positions déterministes absolues.

Dans sa thèse, placée sous l'autorité de Spinoza pour qui "L'expérience elle-même n'enseigne donc pas moins clairement que la Raison que les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorant des causes par lesquelles ils sont déterminés" (36), et inscrite dans l'inspiration du projet de psychologie concrète de Politzer, Lacan souligne pour contester toute imputation de "spiritualisme": "ils méconnaissent quelle liberté assurent à notre thèse les positions modernes du matérialisme, particulièrement celles du matérialisme historique" (18), cette philosophie pour qui les individus sont déterminés par l'histoire (note 11). D'autre part une large place est faite au bovarysme inspiré de J. de Gaultier, qui disait à ce sujet: "L'homme se croit libre, il s'estime pourvu d'un libre arbitre […] Cette illusion est si forte que des philosophes ont été dupes […] dont l'enseignement, donné sous forme spiritualiste ou kantienne, fonde la morale sur cette croyance" (16) . D'emblée la notion de Liberté tel que l'entend Ey dans le sillage kantien est mise à mal par les référents de Lacan.

A ceci il faut ajouter la position de Freud: "On se croit en général libre de choisir les mots et les images pour exprimer ses idées. Mais une observation plus attentive montre que ce sont souvent des considérations étrangères aux idées qui décident de ce choix et que la forme dans laquelle nous coulons nos idées révèle souvent un sens plus profond, dont nous ne nous rendons pas compte nous-mêmes" (13). D'autre part, Freud dit que "la puissance collective [se substitue] à la force individuelle […]. La liberté individuelle n'est donc nullement un produit culturel. C'est avant toute civilisation qu'elle était la plus grande" (14).

Dans cette anthropologie, l'homme reçoit ses déterminations essentielles de l'extérieur (note 12). Cette excentration de l'essence, dont l'œuvre de Freud constitue pour Lacan une "révolution de la connaissance à la mesure du nom de Copernic: […] par elle le centre véritable de l'être humain n'est plus désormais au même endroit que lui assignait toute une tradition humaniste" (25, p. 401), cet être social pour qui "la "nature" de l'homme est sa relation à l'homme" (25, p. 88), explicite "la détermination que l'animal humain reçoit de l'ordre symbolique (25, p. 46)". Ce sujet, "effet du signifiant", est déterminé par la production: "La production est un domaine original, un domaine de création ex nihilo, pour autant qu'il introduit dans le monde naturel l'organisation du signifiant" (22), ce qui renverse, sans les faire disparaître, les rapports entre cerveau et pensée.

Les rapports entre Inconscient et Conscience ne sont pas les mêmes chez Lacan, que chez Ey: "Quelqu'un de mes meilleurs amis, très proche de moi, bien sûr dans la psychiatrie, lui a redonné sa meilleure touche - discours de la synthèse, discours de la conscience qui maîtrise. […] C'est à lui que je répondais dans certains propos que j'ai tenus il y a un bout de temps sur la causalité psychique […] - Comment pourrait-on appréhender toute cette activité psychique autrement que comme un rêve […]?" (24). Les rapports hiérarchiques, chers à Ey, sont déplacés chez Lacan: "Lacan […] entend précisément ôter de l'Inconscient et de la psychanalyse le mythe d'un "dessous" qui se perdrait dans la biologie par la substitution d'un "à côté" qui se perd, lui, dans la sociologie" (6, p. 464).

Dans son texte sur le stade du miroir, dont Lacan donnait la priorité à Marx (21), il signale à propos de l'existentialisme de Sartre: "cette philosophie ne la saisit [la négativité existentielle] que dans les limites d'une self suffisance de la conscience, qui pour être inscrite dans ses prémisses, enchaîne aux méconnaissances constitutives du moi l'illusion d'autonomie où elle se confie" (25, p. 99). Cette nature imaginaire du Moi, lieu de méconnaissance, d'aliénation imaginaire et d'illusion d'autonomie, constitue un nouveau point de rupture avec l'anthropologie de Ey: "Le Moi est pour Lacan sans réalité, comme s'il n'était que l'objet d'une illusion, d'une folie. Inutile de souligner que nous nous situons à l'antipode de cette position." (6, p. 317).

C'est assez pour dire que pour Lacan, l'homme normal n'est pas libre, mais "assujetti" au symbolique, au signifiant. Au "Nul sujet ne peut être cause de soi" (25, p. 841) qu'on peut opposer à l'autoconstruction du moi de Ey, nous pouvons ajouter que pour Lacan la psychanalyse "accentue l'aspect de la cause matérielle. […] Cette cause matérielle est proprement la forme d'incidence du signifiant que je définis" (25, p. 875), qui s'oppose au sujet déterminé librement par sa cause finale chez Ey. L'impératif est alors non de choisir librement, mais de consentir: "Cette cause, c'est ce que recouvre le soll Ich, le dois-je de la formule freudienne, qui […] fait jaillir le paradoxe d'un impératif qui me presse d'assumer ma propre causalité" (25, p. 865), ce qui place la conception de Lacan plus proche de la Moira et du Destin antique. Lorsqu'il illustre l'aliénation constitutive du sujet avec la figure de Hegel, "la liberté ou la vie" (23, Chap. XIV), là, le choix de l'aliénation est un choix forcé (29). Mais c'est précisément à ce point que la question de liberté se noue avec celle de la folie, et qui persiste une marge de liberté pour le sujet. Et à ce propos c'est lorsqu'il avait en face de lui Henri Ey, qui "faisait le poids", selon l'expression de J. A. Miller, qu'il donne sa version la plus construite de la fonction de la liberté dans la psychose. Le fou est celui qui "rejette" - première traduction de verwerfung, plus tard forclusion - cette causalité, tel Schreber qui envoie balader l'imposture paternelle. Miller signale le caractère paradoxal entre le déterminisme du sujet effet du signifiant, de la théorie psychanalytique et cette insondable décision de l'être (30), frange d'humanisme indispensable pour soutenir l'efficace de la cure analytique, d'où apparaît dans l'œuvre de Lacan l'importance de distinguer entre Loi et Cause pour faire la part entre ces deux points de vue.

Avec l'élaboration du concept d'objet (a) cause du désir, Lacan trouve une nouvelle formulation de la liberté du psychotique: "le "a" est toujours demandé à l'Autre. C'est la vrai nature du lien qui existe [pour] cet être que nous appelons normé. […] Les hommes libres, les vrais, ce sont précisément les fous. Il n'y a pas de demande du petit a, son petit a il le tient, c'est ce qu'il appelle ses voix […]. Le fou est véritablement l'être libre. […] Disons qu'il a sa cause dans sa poche, c'est pour ça qu'il est fou" (26), il est causa sui.

Le psychotique est celui qui n'est pas assujetti à l'ordre symbolique, qui ne consent pas à sa causalité, qui est "libre" des déterminations essentielles, de l'aliénation constituante de l'homme normal. Mais, au contraire de l'antipsychiatrie, il n'existe pas d'éloge de la folie (2), et cette "paradoxale liberté dont souffre le psychotique de n'avoir pu s'assujettir à ce qui a pu causer le refoulement originaire" (34), est l'objet d'un effort pour penser son traitement possible.

A la différence de Ey pour qui seul le sujet normal est capable de choix, et au sein du déterminisme dont est tributaire la théorie psychanalytique, une "marge de liberté" (note 13), de consentir ou refuser, d'être responsable de sa position subjective, est supposée aux psychotiques et aux névrosés.

Mais la liberté du psychotique, affranchissement de ses déterminations, non-assujettissement à l'ordre symbolique, n'est pas identique à cette liberté qui consent ou qui refuse. Lacan y reviendra lorsqu'il cherche à cerner les positions subjectives (23, Chap. XIX) dont le sujet est responsable, bien qu'il fasse la distinction entre positions subjectives de l'existence, insuffisantes pour les positions psychotiques, et positions subjectives de l'être avec lequel il peut rendre compte des deux. Une Liberté au sein de la contrainte pour échapper au mécanicisme enfermé dans le déterminisme absolu, mais cette liberté n'est pas un lieu d'initiative ou de spontanéité. "Ce n'est rien qui modifie quelque chose d'existant. La liberté définie par rapport à l'être, au fond, c'est ce qui consent" (30), le sein-lassen, le laisser-être heideggerien.

En guise de conclusion

Alors que nous voyons revenir le mécanicisme ou le mysticisme enrobé dans les nouvelles données des neurosciences, cette querelle entre Ey et Lacan est d'une grande actualité. "Mécanicisme" est d'ailleurs la pire des accusations qu'ils vont s'échanger: mécaniciste, fabricant d'automates, homme machine… Dans un premier temps Lacan fait de la conception de l'homme malade de son ami Henri Ey une nouvelle forme de mécanicisme, puisque négatrice de liberté. Mais la conception anthropologique de Lacan est celle d'un homme dont les déterminations essentielles proviennent de l'extérieur, qui font de l'individu normal un être non autonome, déterminé de l'extérieur, autrement dit sans liberté dans le sens kantien du terme. Ce sera l'occasion pour Henri Ey de retourner l'accusation de jadis de mécaniciste, pour la diriger vers le structuralisme, englobant Lacan là dedans, dans le mécanicisme du défilé du signifiant, celui du sujet effet du signifiant, ou l'homme-machine-signifiant, selon l'expression de Miller (31).

Alors, certainement si l'accusation de Lacan concernant le mécanicisme de Ey n'est pas exacte, faute de voir l'autre facette de la conception organodynamique, tout aussi indispensable à la doctrine, celle de la liberté de l'homme normal, inscrite tout entière dans le registre du sens, en dehors d'un physicalisme mécaniciste, celle de Ey l'est aussi en retour puisque Lacan n'a jamais adhéré aux thèses de la disparition du sujet derrière la structure (tel l'antihumanisme théorique d'Althusser), et on peut suivre tout au long de son œuvre cette frange d'indétermination du sujet, reflétée dans des expressions telles que position subjective ou insondable décision de l'être ou encore choix du sujet. Mais cette liberté n'est pas symétrique de la liberté kantienne, elle n'est pas un lieu de spontanéité ou de création, mais de consentement de la causalité, inspirée du sein-lassen, le laisser être heideggerien. De même que la liberté du psychotique n'est que l'impossible assujettissement à l'ordre symbolique, un désir que ne se constitue pas lié au désir de l'autre, mais qui devient causa-sui; et qui n'est en rien un éloge de la folie, comme pourraient l'être les thèses de l'antipsychiatrie.

Cette controverse, montre bien l'implication d'une conception anthropologique, c'est à dire d'un concept de l'homme, dans l'interprétation des phénomènes naturels, tels que la folie, ou les rapports entre le corps et la psyché. Ey et Lacan le savaient bien, et la liberté leur servait comme catalyseur pour débattre. Encore faudrait-il que les catégories dans lesquelles nous pensons ces phénomènes soient pertinentes d'un point de vue épistémologique: psychogenèse vs. organogenèse, déterminisme vs. hasard, causalité vs. spontanéité, cerveau vs. pensée… catégories que nous héritons de la logique et non de l'expérience. Mais nous savons qu'il en existe au moins deux logiques opposées: la logique formelle et la logique dialectique. Ce sont justement ceux qui s'imaginent pouvoir se passer d'un tel travail de réflexion épistémologique, qui tombent le plus facilement dans des apories qu'un manque de réflexion leur tend comme piège. Il nous apparaît alors, aussi important aujourd'hui comme hier, de poursuivre et approfondir la réflexion anthropologique, afin de ne pas oublier le seul objet de la psychiatrie: l'être humain souffrant.

Nous voudrions, pour finir, illustrer la querelle entre Ey et Lacan à travers de ce tableau de Goya qui les sépare et les réunit à la fois, et qu'un auteur très proche ramenait à notre mémoire lors du Congrès de Perpignan (28), le Caprice N° 33 de 1799, "Le sommeil de la raison produit des monstres", qui attirât l'attention de nos adversaires: le sujet du tableau est pour Ey un sujet qui dort, dont sa conscience est déstructurée, privé de sa liberté par une cause contingente; alors que le sujet de Lacan est un sujet qui est bel et bien éveillé, mais dont le sommeil de la raison, fait de lui un être aliéné dans sa méconnaissance (25, p. 46).

NOTES

1. Pour plus de détails concernant la bibliographie de ces auteurs, voir la Cybersession du 19 Novembre 1998 "Psychiatrie et Libertés", site internet de la Fédération Française de Psychiatrie (http://psydoc-fr.broca.inserm.fr).

2. Comme le montre l'ouvrage de HEIDEGGER (M.), De l'essence de la liberté humaine, Editions Gallimard, 1982, consacré à l'étude de la notion kantienne de liberté.

3. C'est presque dans ces termes que PALEM (R.)décrit cette opposition, lorsqu'il confronte "le chrétien" à "l'athée", in Henri Ey, Psychiatre et Philosophe, Editions Rive Droite, 1997, p. 113.

4. "[Quelqu'un] me demandait si je croyais que les psychoses étaient organiques ou pas, je lui dis que cette question était complètement périmée, qu'il y avait très longtemps que je ne faisais pas de différence entre la psychologie et la physiologie", LACAN (J.), Le Séminaire Livre III, Les Psychoses, Seuil, 1981, p. 24, ou quand il affirme "le grand secret de la psychanalyse, c'est qu'il n'y a pas de psychogenèse", idem, p. 15.

5. "comme si Kant […] n'avait, mieux que personne, fondé l'autonomie de la volonté: la liberté", EY (H.), Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en Psychiatrie, Privat, 1975, p. 240.

6. LACAN (J.), "…. méfiez vous du registre de la pensée qui s'appelle évolutionnisme […] Une évolution qui s'oblige à déduire d'un processus continu le mouvement ascendant qui aboutit au sommet de la conscience, implique forcément que cette conscience et cette pensée étaient à l'origine", in Le Séminaire Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, pp. 252-253.

7. "Le mot évolution n'existe ni chez Darwin en 1859, ni a fortiori chez Lamarck en 1809; c'est un concept dominant dans la première moitié du XIXème siècle", TREMINE (T.), in Henri Ey et le fil rouge du jacksonisme, L'Information Psychiatrique, 73, 7, 1997, p.712. Voir aussi les ouvrages du paléontologue S. J. GOULD (Le Pouce du Panda, Un hérisson dans la tempête, La vie est belle, etc.).

8. "Avec le corps psychique, Ey reprend et porte à sa plus haute expression la notion d'organisation, venue de Cuvier, et répond aux finalistes en des termes aristotélico-thomistes qui sont ceux de l'hylémorphisme", PALEM (R.), La modernité d'Henri Ey, L'organodynamisme, Desclée de Brouwer, 1997, p. 81.

9. "L'envers de cette "self organisation", du mouvement même de cette flèche téléologique du temps vécu, c'est naturellement l'anomalie psychopathologique pour autant qu'elle en représente le contretemps et le contresens", EY (H.), Des Idées de Jackson…, Op. cit., p. 219.

10. "La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement" ENGELS (F.), Anti-Dühring, Editions Sociales, 1973, pp. 142-143.

11. "…individus […] tels qu'ils sont réellement, tels qu'ils travaillent et produisent matériellement, donc tels qu'ils agissent sur des bases et dans des conditions et entre des limites matérielles déterminées, indépendantes de leur volonté", MARX (K.), L'Idéologie Allemande, Les Intégrales de Philo, Nathan, p. 43.

12. "La prise en compte de la matière-espace-temps rend aussi intenable le postulat […] selon lequel […] l'essentiel serait toujours du côté de l'interne et du nécessaire. […] L'inépuisable interpénétration du nécessaire et du contingent, du possible et du réel induit dans la pensée du développement des éléments non hégéliens en leur fond: provenance externe des déterminations essentielles" SEVE (L.), Nature, Science, Dialectique: Un chantier à rouvrir, in Sciences et dialectiques de la nature, La dispute, 1998, p. 65.

13. Selon l'expression de Freud lui-même dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci: "…même en possession de la plus ample documentation historique et du maniement certain de tous les mécanismes psychiques, l'investigation psychanalytique, resterait impuissante à rendre compte de la nécessité qui commanda à un être de devenir ce qu'il fut et de ne devenir rien d'autre. […] Il nous faut reconnaître ici une marge de liberté que la psychanalyse reste impuissante à réduire" (trad. M. Bonaparte, Idées Gallimard, 1977, pp. 147-149).

BIBLIOGRAPHIE

1) BLANC (Cl.), Le Référent philosophique dans les modèles d'Henri Ey, in Spécificité de la Psychiatrie, sous la direction de Caroli, Masson 1980, p. 108.
2) CHORNE (M.), GALLANO (C.), GLASSERMAN (M.), Lacan y la locura, Uno por Uno, N° 24-25, 1991, pp. 24-28.
3) Encyclopédie Philosophique Universelle, Les Notions Philosophiques, Tome I, Presses Universitaires de France, 1990.
4) EY (H.), Esquisse du Plan de l'Histoire Naturelle de la Folie, Imprimerie Vendéenne de La Roche Sur Yon, VIIIème partie, 1942, hors commerce.
5) EY (H.), Le Problème de la Psychogenèse des névroses et des psychoses, Desclée de Brouwer, 1950.
6) EY (H.), La Conscience, Desclée de Brouwer, (1963), 3ème édition, 1983, p. 32.
7) EY (H.), Ontologie du corps psychique, Totus Homo, 3 (3): 91-94 - 1971.
8) EY (H.), Des Idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en Psychiatrie, Privat, 1975, p. 210.
9) EY (H.), La psychose et les psychotiques, L'Evolution Psychiatrique, XL, I, 1975, p. 100.
10) EY (H.), La naissance de la Psychiatrie, Actualités Psychiatriques, N° 5, 1977, p. 17.
11) EY (H.), La notion de "Maladie Morale" et de "Traitement moral" dans la psychiatrie française et allemande au début du XIXème siècle, Perspectives Psychiatriques, 1978, I, N° 65, p. 35.
12) EY (H.), Manuel de Psychiatrie, Masson 1978, p. 6.
13) FREUD (S.), Psychopathologie de la vie quotidienne, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 239.
14) FREUD (S.), Malaise dans la civilisation, Presses Universitaires de France, 1971, p. 45.
15) GARRABE (J.), Intervention au Séminaire de Psychiatrie B, décembre 1997, Service du Dr Trémine, C. H. G. R. Ballanger, Aulnay-sous-bois.
16) GAULTIER (J.), Le Bovarysme Essentiel de l'Humanité, in Sept références introuvables de la Thèse de psychiatrie de J. Lacan, Les documents de la Bibliothèque de l'E.C.F. N°1, 1993, pp. 11-12.
17) HEIDEGGER (M.), De l'essence de la liberté humaine, Editions Gallimard, 1982, p. 227.
18) LACAN (J.), De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Point Essais, 1975, p. 309.
19) LACAN (J.), Propos sur la causalité psychique, in Le Problème de la Psychogenèse des Névroses et des Psychoses, Desclée de Brouwer, 1950.
20) LACAN (J.), Le Séminaire Livre III, Les Psychoses, Editions du Seuil, 1981, p. 165.
21) LACAN (J.), Le Séminaire Livre V, Les formations de l'inconscient, Editions du Seuil, 1998, p. 81.
22) LACAN (J.), Le Séminaire Livre VII, L'éthique de la psychanalyse, Editions du Seuil, 1986, p. 253.
23) LACAN (J.), Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, 1973.
24) LACAN (J.), Le Séminaire Livre XVII, L'envers de la psychanalyse, Editions du Seuil, 1991, pp. 79-80.
25) LACAN (J.), Ecrits, Editions du Seuil, 1966
26) LACAN (J.), Petit Discours aux Psychiatres, Conférence au Cercle d'Etudes dirigé par H. Ey, 1969, inédit.
27) LACAN (J.), Petit discours à l'O.R.T.F., Ornicar?, Oct-Déc. 1985, N° 35, p. 10.
28) MAHIEU (E. L.), La conception organo-dynamique d'Henri Ey: Paradigme dialectique, in Henri Ey, Psychiatre du XXIème siècle, Actualité de l'œuvre de H. Ey, Actes du Colloque international de Perpignan, (oct.-nov. 1997), L'Harmattan, 1998, pp. 81-114.
29) MENARD (A.), Le fou c'est l'homme libre, Pas Tant, Revue de la Découverte Freudienne, N° 23/24, Presses Universitaires du Mirail, 1990, p. 39.
30) MILLER (J. A.), Cause et Consentement, Séminaire de 1988, Université Paris VIII, inédit.
31) MILLER (J. A.), Sur la leçon des psychoses, Actes de l'Ecole de la Cause Freudienne, L'expérience psychanalytique des psychoses, Vol XIII, Paris, Juin 1987, p. 143.
32) MISRAHI (R.), Qu'est-ce que la liberté?, Armand Colin, Paris, 1998.
33) QUILLIOT (R.), La Liberté, Collection Que sais-je?, Presses Universitaires de France, 2ème édition, 1993.
34) SAUVAGNAT (F.), La liberté du psychotique, in Autonomie et Automatisme dans la Psychose, sous la direction d'Henri Grivois, Masson, 1992, p. 137.
35) SEVE (L.), Marxisme et Théorie de la Personnalité, Editions sociales, 4ème édition, 1975.
36) SPINOZA (B.), L'Ethique, Folio Essais, Editions Gallimard, 1954, p. 186.