SUR LE FRATRICIDE

Eduardo MAHIEU
1996

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RESUME
Le cas d'une jeune fille a suscité notre réflexion sur le fratricide. A partir de la clinique, des récits mythologiques et littéraires ainsi que les grands personnages de l'histoire, nous isolons trois groupes distincts. Un type de fratricide qui participe à la fondation de la subjectivité, comme celui de Caïn et Abel ou Romulus et Rémus, et par des cas cliniques dans lesquels ce qui est en jeu concerne le sujet comme existant. Autre type dans lequel il y a meurtre et inceste adelphique, comme le mythe d'Isis et Osiris, ou le récit biblique d'Absalon et Amnon. Finalement, des fratricides rivalitaires comme celui d'Etéocle et Polynice, de Richard III ou César Borgia, ou encore ceux sanctionnés par une loi de l'Empire Ottoman.
 

" Le geste de Caïn n'a pas besoin d'une très grande complétude motrice pour se réaliser de la façon la plus spontanée, je dois même dire la plus triomphante. "  J. Lacan, Séminaire I.

I - ETHYMOLOGIE ET DEFINITIONS

Benveniste (3) étudie le mot frère à partir de sa racine indo-européenne, le mot bhrâther qui dénote une fraternité qui n'est pas nécessairement consanguine. Le mot grec phrater (frater) qui dérive du précédent, désigne pour les Grecs anciens un groupe d'hommes reliés par une parenté mystique. D'apparition postérieure est adelphos (adelfos) qui signifie: issue du même sein, introduisant la fraternité biologique. En latin, frater d'un côté, et frater germanus de l'autre distinguent fraternité de fratitude. D'après le Robert, le mot frère est apparu vers le XIème siècle comme une dérivation du mot fradre, lui-même apparu vers le IXème siècle et provenant du mot latin frater. Sa signification principale est: celui qui est né des mêmes parents. Les autres significations du mot incluent des significations sociales: homme considéré par rapport à ses semblables, comme membres de la race, semblable; qui a avec d'autres une communauté d'origine, qui est uni à eux par un lien affectif ou religieux, etc.

Le mot fratricide, rare avant le XVIIè siècle, dérive du mot fratrecide utilisé vers le XVè siècle, qui à son tour provient du bas latin fratricidium composé de frater, "frère", et caedere, "tuer" (le mot sororicide est inusité).

II - ASPECTS HISTORIQUES DU FRATRICIDE

Le fratricide a été, depuis le début de l'histoire humaine, subordonné au parricide. Une première interprétation du mot parricide provient d'une loi du roi Numa, successeur de Romulus: "Si quelqu'un tue sciemment et avec préméditation un homme libre, qu'il soit parricidas." "Au commencement, dit Gouteffangéas (14), "parricida" désignait le meurtre d'un membre de la "gens" par un autre." Postérieurement son sens s'est étendu au meurtre d'un homme étranger à la "gens". Il renvoi, donc, initialement au meurtre d'un parent par alliance et sa signification recouvre le fratricide. Cette signification a persisté longtemps en français: Corneille (9) l'utilise dans Les Horaces et Foucault pour Pierre Rivière.

Platon (30), dans le Livre IX des Lois, s'occupe du fratricide: "Dans le cas où c'est un frère qui, par emportement, tue son frère ou sa soeur, ou bien une soeur, son frère ou sa soeur, [...] l'obligation en devra être prescrite, [...] de la même façon qu'elle l'a été pour les parents à l'égard de leurs enfants. " Il assigne le même statut au fratricide qu’au meurtre des fils. Le parricide a un traitement différent, avec des peines plus importantes. Ochonisky (29) remarque que l'organisation de la famille romaine s'appuie sur une autorité parentale absolue, comportant une sévérité particulière pour les parricides. C'est avec la Loi des Douze Tables promulguée vers 450 av. J. C., que ces sanctions sont spécifiées. Dans la dernière réforme du Code Pénal en 1994, la qualification de parricide disparaît, mais le meurtre d'un ascendant demeure une circonstance aggravante: "l'aggravation est inapplicable au meurtre du frère, du conjoint, du fils" (21).

Plusieurs meurtres fratricides ont eu une place importante dans l'histoire: celui commis par César Borgia, ce personnage qui a inspiré le Prince de Machiavel, qui organisa le meurtre de son frère, pour hériter le trône papal, ou celui de Richard III d'Angleterre, qui accède au trône après le meurtre de son frère et ses neveux, inspirant une tragédie de Shakespeare. Un cas à part constituent les Ottomans, qui ont mis en place un fratricide légal pour régler les droits de succession de l'Empire: "En principe, dit R. Mantrant, tous les descendants mâles sont potentiellement légitimes. [...]. Or, par un acte fondateur, Osmân avait rompu avec cette pratique, en assassinant son oncle Dündâr pour s'assurer la succession de son père". "A l'âge de quatorze ans, dit B. Lewis (23) [...], les jeunes princes étaient envoyés comme gouverneurs de provinces en Anatolie". Le moment venu, l'un d'eux était choisi comme héritier du trône, et les autres mis à mort. "Les Ottomans adoptèrent ce qui est passé à l'histoire sous le nom de "loi du fratricide". A l'époque de Mehemmed le Conquérant, elle acquiert force de loi constitutionnelle et apparaît dans les lois fondamentales de l'Empire en ces termes: "Quel que soit celui parmi mes fils à qui le sultanat sera octroyé, il convient qu'il fasse mettre ses frères à mort pour préserver l'ordre du monde" ". A chaque succession, les frères encore en vie du nouveau sultan étaient étranglés. Ainsi en 1595, le sultan Mehemmed III ordonna la mise à mort de ses dix-neuf frères.

En psychiatrie comme en droit, le parricide a été le sujet d'un intérêt privilégié. Esquirol, Pinel, Morel, Magnan, Régis ou Dupré, entre autres, ont consacré des travaux aux meurtriers familiaux. Aucun de ces auteurs n'aborde le fratricide. L'entrée de la psychanalyse en criminologie n'a fait que renforcer la prépondérance donnée à l'étude du parricide.

III - UN CAS CLINIQUE

Nous nous sommes occupés d'Alice, jeune fille de 20 ans hospitalisée dans une institution spécialisée pour étudiants. D'origine asiatique, Alice a été mise au courant dès son plus jeune âge, par sa mère adoptive, de l'histoire tragique de ses parents biologiques: ils furent tués pendant la guerre alors qu’elle avait 2 mois. Mme. V., mère adoptive d'Alice, a une soeur jumelle avec qui tout le monde la confond, au point que Mme. V. ne peut pas se reconnaître sur des photos datant son enfance - prélude des difficultés avec son image que présentera Alice. Comme plusieurs de ses collègues de travail, Mme. V. décide adopter un enfant.

Après quelques problèmes avec son visa d'entrée en France, Alice doit transiter pendant un mois par un camp de la Croix Rouge. Alice a, lors de son arrivée, 11 mois, elle pèse 3500g, et se trouve dans un mauvais état général. Un médecin qui l'examine se demande si elle va survivre ... L'acquisition du langage se fait vers deux ans alors, dans l'inquiétude de Mme V. qui pense qu'elle ne parlera pas. Les premiers essais de séparation se passent mal et l'entrée en maternelle est impossible car Alice pleure beaucoup et elle est inconsolable.

Lorsque Alice atteint l'âge du cours préparatoire, la scolarité s'engage normalement et les résultats scolaires sont bons. Seuls persistent des cauchemars à répétition pendant lesquels Alice crie "maman ... maman!", et une terreur des photographes et des photographies. Lors du divorce de la soeur de Mme V., elle vient habiter à la maison familiale avec sa fille, de quatre ans l'aînée d'Alice, qui se montre très possessive avec sa mère. Elle noue, malgré tout, une bonne relation avec sa cousine, qu'elle appellera plus tard son "modèle". Quand Alice est âgée de 16 ans, Mme. V. décide d’adopter un autre enfant: une fille, âgée de deux mois, qu’elles vont chercher à l’étranger.
 
 

LE DECLENCHEMENT

L'image de sa petite soeur de deux mois dans les bras de sa mère, dans le bureau du juge, va briser l'équilibre de son existence. Elle se souvient d'une forte émotion, avec l'impression d'être délaissée et d'avoir déçu sa mère. A partir de ce moment commencent ses difficultés majeures. Alice refuse désormais d'aller à l'école. Un autre événement tragique survient à ce moment: sa grand-mère fait un accident vasculo-cérébrale, et doit être admise dans une maison de retraite. Apparaissent alors quelques manifestations agressives envers sa petite soeur: "je la poussais..., je lui donnais des tapes". Quelques mois après, Alice fait à 18 ans sa première tentative de suicide suivie, un an plus tard, d’un autre geste suicidaire.

Quand nous rencontrons Alice, elle nous expose ses difficultés: "Depuis petite à l'école, j'aurais voulu être née en France. Je rencontrais des personnes nées en Asie mais je n'aimais pas leur parler, me retrouver avec eux. Je n'aime pas la couleur de ma peau. Je voudrais être blonde, grande et avec des yeux bleus. J'avais peur des autres. Je pensais qu'ils se moquaient de moi à cause de la couleur de ma peau. Quand Sarah est arrivée, j'ai cru que je n'avais pas suffi à ma mère, que je l'avais déçue. Je pensais que je n'étais pas assez bien, qu'elle ne m'aimait pas aussi fort qu'elle le disait". Elle connaît son prénom asiatique, et se plaît à imaginer qu'elle a deux personnalités: une personnalité asiatique très courageuse, et une personnalité française plus paresseuse.

Quelque temps après, Alice nous confie la présence d'une voix dans sa tête qu'elle dit être celle de son "ange gardien". Sa "petite voix", ne l'inquiète pas mais elle se demande si ce n'est pas un signe de folie: "Alice secoue toi, arrête de rêver", c'est ce qu'elle entend. Puis, apparaissent des idées suicidaires: Alice se dit particulièrement bouleversée du fait que sa grand-mère ne la reconnaît pas et l'appelle par un autre prénom. Des cauchemars se répètent très souvent: elle rêve de mains qui l'étranglent. Alice dit qu'elle a un poids sur le coeur, que son esprit est ailleurs, dans le passé: "J'aimerais être quelqu'un d'autre ... n'importe qui. J'ai fait des choses horribles dans le passé à cause de la jalousie. J'aimerais avoir l'âge de ma soeur. J'ai à la fois envie d'être une femme et d'être une petite fille. Avant j'étais normale mais l'adolescence a tout foutu en l'air. J'ai tué deux de mes animaux parce que je voulais tuer ma soeur! Je sais qu'un jour je paierai tout ça. Je me sens abandonnée par mes parents et ce qui est le plus horrible pour moi, c'est qu'ils voient de là haut tout ce que je fais. Je me sens regardée par eux ... Certains jours je prie Dieu. Je ne me sens pas à ma place en France. J'ai peur qu'on me traite d'étrangère ... Je suis Française ... J'aimerais bien être blanche. Quand je me regarde dans la glace je ne me reconnais pas. Je n'agis plus, je subis la vie; je n'ai pas envie de me battre. Je pense qu'on vit plusieurs fois la vie ... je meurs, puis je revis après. J'ai presque plus envie de mourir que de vivre. J'ai peur de devenir folle ... il y a deux voix dans ma tête, une gentille et une mauvaise qui me dit: la vie n'est pas belle! va te suicider!"

La blague d'un patient qui la traite de "jaune d'oeuf" et de "bol de riz" entraîne une tentative de suicide par phlébotomie avec une punaise et de l'aspirine pour nourrissons. A cette occasion Alice évoque pour la première fois la tentative de meurtre sur sa soeur, deux ans auparavant.

LE PASSAGE A L’ACTE

Mme V. et Alice sont dans la cuisine en train de faire la vaisselle. C'est le soir et Sarah est couchée dans sa chambre. Alice dit à Mme V. qu'elle va faire dormir Sarah, et part vers la chambre à coucher. Des bruits qui viennent de la chambre attirent l'attention de Mme. V. qui retrouve Alice essayant d'étrangler Sarah avec une ficelle. Alice serre de toutes ses forces et n'obéit pas aux cris de sa mère. Finalement, Alice relâche la ficelle et s'effondre en sanglots. Mme V. essaye de la calmer, car Sarah est apparemment hors de danger. Elle va passer trois heures avec Alice avant qu'elle ne se calme et finisse par s'endormir. Le lendemain, les vacances ne sont pas interrompues, aucune consultation médicale n'a eu lieu, ni aucune intervention judiciaire. De l'acte le seul souvenir clair qu'Alice garde est le fait qu'une marque a persisté pendant quelques jours sur le cou de Sarah et Alice pensait qu'on pouvait deviner son geste à partir de cette marque.

Dans le service, l'évolution d'Alice est préoccupante: elle s'isole dans sa chambre, a peur d'être jugée par les autres, manifeste un désir de mort: "si je meurs je pourrais recommencer à vivre différemment". Elle a peur de devenir folle, puisqu'elle dialogue avec "ses voix". Il s'agit de plusieurs voix, toutes féminines: des voix "gentilles" et des voix "méchantes". Les voix méchantes lui donnent des ordres: "suicide-toi!"; les voix gentilles la rassurent par rapport à l'amour de sa mère. Elle s'inquiète de son image dans le miroir, elle ne se reconnaît pas. Alice se plaint que sa mère n'ait pas gardé son prénom asiatique. Elle aime penser qu'Alice serait la "fille française" que sa mère aurait adopté, la "méchante"; elle serait la fille asiatique qu'elle est dans la réalité. Une nouvelle tentative de suicide a lieu, cette fois-ci par auto-strangulation. Elle essaye avec ses mains de s'étrangler mais elle dit qu'elle "n'a pas tenu jusqu'au bout". Plus tard elle essaye de mettre le feu dans le service le jour du mariage de sa cousine. Elle se demande si la voix qu'elle entend ce n'est pas celle du Diable. Après plusieurs mois d'hospitalisation, son évolution se fait vers une relative stabilisation des troubles, mais tous les projets scolaires sont interrompus. Alice regagne son domicile et le suivi est désormais assuré par l'équipe de secteur.

IV - LE COMPLEXE FRATERNEL ET LA DIALECTIQUE DE LA JALOUSIE

LA JALOUSIE RIVALITAIRE

Pour H. Ey (12), la jalousie est une conscience douloureuse de frustration, une passion vécue dans l'angoisse, la colère, le dépit, une souffrance engendrée et exaspérée par l'image du rival. La jalousie apparaît, dit Lagache (20), comme la spécification d'une situation familiale typique: le complexe d'intrusion fraternelle. La jalousie est la manière dont la relation fraternelle a été vécue avant de devenir une particularité durable de la personne. Saint Augustin (35) notait: "Un enfant que j'ai vu, que j'ai observé, était jaloux. Il ne parlait pas encore et il regardait fixement, pâle et amer, son frère de lait."

"Les enfants, dit M. Klein (16), souffrent d'une grande jalousie à l'égard de leurs frères et soeurs plus jeunes ou plus âgés. La jalousie éveille une haine violente contre l'enfant dans le sein maternel, et suscite le désir-fantasme habituel chez un enfant pendant une nouvelle grossesse de sa mère, de mutiler le ventre de celle-ci et de défigurer l'enfant qui s'y trouve en le mordant et en le coupant". Pour S. Freud (13): "La jalousie [...] s'enracine profondément dans l'inconscient, est en continuité avec les motions les plus précoces de l'affectivité enfantine et est issue du complexe d'Oedipe ou du complexe de la fratrie de la première période sexuelle".

LA JALOUSIE COMME IDENTIFICATION

C'est avec Lacan (18), à la suite d'Henri Wallon, que la dialectique de la jalousie dépasse ses aspects purement rivalitaires pour devenir essentielle dans la constitution de l'être humain. L'essence de la jalousie n'est pas une rivalité vitale pour le sein de la mère, mais bien une identification mentale, car la jalousie peut se manifester alors que l'enfant est depuis longtemps sevré et n'est plus en concurrence vitale à l'égard de son frère. La jalousie exige, pour Lacan, une "certaine identification à l'état de frère". Le drame de la jalousie est le noeud du complexe d'intrusion fraternelle, qui représente "l'expérience que réalise le sujet primitif, le plus souvent quand il voit un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique, autrement dit lorsqu'il connaît des frères; [...] dès ce stade s'ébauche la reconnaissance d'un rival c'est-à-dire d'un autre comme objet". Lacan poursuit, "[La psychanalyse] insiste sur la confusion en cet objet de deux relations affectives: amour et identification". Le complexe fraternel est directement observable dans le comportement des enfants entre six mois et deux ans laissés à leur spontanéité: "Parmi ces réactions, un type se distingue, du fait qu'on peut y reconnaître une rivalité objectivement définissable: il comporte en effet entre les sujets une certaine adaptation des postures et des gestes, à savoir une conformité dans leur alternance, une convergence dans leur série, qui les ordonnent en provocations et ripostes et permettent d'affirmer, sans préjuger de la conscience des sujets, qu'ils réalisent la situation comme à double issue. [...] Bien que deux partenaires y figurent, le rapport qui caractérise chacun se révèle à l'observation, non pas comme un conflit entre deux individus, mais dans chaque sujet, comme un conflit entre deux attitudes opposées et complémentaires, et cette participation bipolaire est constitutive de la situation elle même. [...]C'est dire que l'identification, spécifique des conduites sociales, à ce stade, se fonde sur un sentiment de l'autre, que l'on peut que méconnaître sans une conception correcte de sa valeur toute imaginaire".

Lacan va se servir de deux concepts pour expliquer, tout au long de son oeuvre, différents aspects de cette expérience humaine: le stade du miroir lui sert à analyser la problématique d'identification, et le complexe d'intrusion, exemplifié par Saint Agustin, pour les avatars de l'agressivité. Les deux aspects s’intriquent par leur base commune, la jalousie.

Lacan aborde la problématique narcissique dans ses rapports avec le complexe fraternel. Pour lui, l'unité affective promeut, chez le sujet, les formes où il représente son identité, dont la forme privilégiée à cette phase est l'image spéculaire: "Ce que le sujet salue en elle, c'est l'unité mentale qui lui est inhérente. [...] La perception de l'activité d'autrui ne suffit pas à rompre l'isolement affectif du sujet. Tant que l'image du semblable ne joue que son rôle primaire, limité à la fonction d'expressivité, elle déclenche chez le sujet émotions et postures similaires. Mais tandis qu'il subit cette suggestion émotionnelle ou motrice, le sujet ne se distingue pas de l'image elle même. Dans la discordance caractéristique de cette phase, l'image ne fait qu'ajouter l'intrusion temporaire d'une tendance étrangère: l'intrusion narcissique. L'unité qu'elle introduit dans les tendances contribuera pourtant à la formation du moi. Mais avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme".

LA JALOUSIE ET LE FRATRICIDE

"Le sujet engagé dans la jalousie par identification, poursuit Lacan, débouche sur une alternative nouvelle: ou bien il retrouve l'objet maternel et va s'accrocher au refus du réel et à la destruction imaginaire de l'autre; ou bien conduit à quelque autre objet, il le reçoit comme objet communicable, puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord; mais en même temps il reconnaît l'autre avec lequel s'engage la lutte ou le contrat, bref, il trouve à la fois l'autrui et l'objet socialisé".

L'agressivité est caractéristique de ce complexe: "C'est tout spécialement dans la situation fraternelle primitive que l'agressivité se démontre pour secondaire à l'identification". Lacan situe dans le malaise du complexe de sevrage la source du désir de la mort sublimé et surmonté par le sujet dans le jeu de la bobine, ou dans le dépassement de la haine suscitée par l'image du frère appendu au sein de sa mère: "L'agressivité domine alors l'économie affective, mais elle est toujours subie et agie, c'est-à-dire sous-tendue par une identification à l'autre, objet de la violence". Dans le jeu de la bobine le sujet s'inflige de nouveau le sevrage maternel, mais cette fois d'une façon triomphale car il est actif dans sa reproduction. "Le dédoublement ainsi ébauché dans le sujet, c'est l'identification au frère qui lui permet de s'achever: elle fournit l'image qui fixe l'un des pôles du masochisme primaire. Ainsi, la non violence du suicide primordial engendre la violence du meurtre imaginaire du frère" (18).

"L'agressivité dont il s'agit est du type de celle qui entre en jeu dans la relation spéculaire, dont le ou moi ou l'autre est toujours le ressort fondamental. [...] Que devient le sujet dans le drame où il est? Comme nous le décrit la dialectique freudienne, c'est un petit criminel. C'est par la voie du crime imaginaire qui entre dans l'ordre de la loi" (19).

V - LE FRATRICIDE ET LES FONDEMENTS DE LA SUBJECTIVITE

LE MEURTRE IMAGINAIRE

"Le frère, dit M. Chatel (8), au sens neutre, c'est lui parmi mes semblables, lui ce faux semblable qui soudain me présente mon image corporelle, mais dans cette image qu'il me présente, ce n'est pas moi qui l'ai, l'objet du désir, c'est lui qui s'en satisfait. Son image, qui est l'image de moi et non-moi à la fois, me révèle que cet objet, j'en suis fondamentalement manquant. [...] Avec le frère vont se jouer les variations qui iront de l'épreuve de l'intrusion à la chance d'une rivalité, modulant la haine destructrice en agressivité. [...] La haine jaillissant à la vue de mon frère appendu à la mamelle est éprouvée par celui qui regarde et qui se sent soudain ravi [...]. La jouissance jalouse, la "jalouissance" comme disait Lacan éprouvée à la vue d'un frère, n'est pas éprouvée seulement au temps de l'enfance, au temps où se constitue le moi. Elle revient de façon élective au travers de rencontres où le désir est vu dans l'autre sous la figure du traître, ou aussi celle de l'autre femme. [...] La question est: comment se sort-on de la parano du frère autrement que par le coup?".

Pour José Attal (2) dans le "premier temps" du stade du miroir, l'assomption jubilatrice est révélatrice par anticipation de l'appartenance humaine (être un homme). Le "deuxième temps" introduit à la question du frère. L'image du frère permet de fixer un des pôles du masochisme primaire: "La non violence du suicide primordial engendre la violence du meurtre imaginaire du frère".

"Le petit frère, c'est l'introduction du social dans le spéculaire, le virage du je spéculaire en je social" dit Lacan (17). Le "troisième temps" du miroir permettra que la jalousie envers le frère "fabriqué en rival" se règle par l'identification secondaire au père. L'identification oedipienne est celle par laquelle le sujet transcend l'agressivité constitutive de la première individualisation subjective, abandonnant le complexe fraternel et rentrant dans l'Oedipe.

LE MEURTRE REEL

Quand cette inscription symbolique n'a pas lieu, le sujet reste rivé à une alternative imaginaire qui est de l'ordre de ou lui ou moi dont le passage à l'acte est sa culmination logique. Lacan (17) reprend une expression de P. Guiraud quand il affirme que "ce n'est rien d'autre que le kakon de son propre être, que l'aliéné cherche à atteindre dans l'objet qu'il frappe". Pour Maleval (26), "la découverte du stade du miroir, en posant au fondement de la constitution du sujet un processus d'aliénation dans l'image de l'autre, introduit la notion d'un être antérieur à toute aliénation. En cet endroit, où l'imaginaire défaille, nous pouvons situer ces trois dénominations successives du réel que constituent le kakon de Guiraud, le ça freudien et l'objet a lacanien. [...] Le meurtre immotivé est en effet, comme le délire, une tentative de guérison. [...] Il s'agit d'un effort éperdu pour parer à une angoisse paroxystique. [...] Faute d'une soustraction de l'objet a, le psychotique devient captif de jeux de miroirs. Dans l'image de l'autre, [...] c'est lui-même qu'il cherche à atteindre. Le transitivisme est inhérent aux violences du psychotique. [...] Quand le symbolique défaille, le sujet s'avère parfois tenté de se précipiter vers la production réelle d'une perte, la sienne propre ou celle d'un autre, parce qu'il sait confusément que l'aliénation dans le langage passe par un nécessaire sacrifice. [...] L'on sait que le double, les sosies et les jeux de miroirs des identifications imaginaires ont une propension à s'imposer dans la réalité quand les repères symboliques viennent à défaillir".

"Selon Aristote, dit Lemoine-Luccioni (22), le couple d'amis engendre la société parce qu'il est ouvert. Le couple dissemblable serait donc impair et impropre à engendrer une société. [...] Ce sont précisément les couples fraternels dans les mythes, voire les couples de jumeaux, et non pas le couple hétérosexuel, qui prenaient en main la grande affaire de la génération des humains". Cependant certains mythes, et pas des moindres, montrent qu'il s'agit plutôt d'éliminer l'autre, le frère, pour prendre en main la génération des humains.

ABEL ET CAIN

R. Graves (15) cite plusieurs versions différentes de l'histoire d'Abel et Caïn d'après certaines sources mythiques prébibliques. Dans ces différentes versions nous retrouvons toute la problématique du lien fraternel: jumeaux, doubles, inceste adelphique, fratricide: "La Bible ne nous fournit que de brèves allusions à ces richesses mythologiques perdues". Mais dans la Bible l’accent est mis dans le meurtre fratricide et son lien avec l'origine de l'humanité.

Dans le livre de la Genèse (1), Dieu préfère l’offrande d’Abel à celle de Caïn: "Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu [...]. Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu'ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. Le Seigneur dit à Caïn: "Où est ton frère?" "Je ne sais pas, répondit-il, Suis-je le gardien de mon frère?" "[...] Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. [...] Tu seras errant et vagabond sur la terre". Caïn dit au Seigneur: "Ma faute est trop lourde à porter. Si tu me chasses aujourd'hui de l'étendue de ce sol, je serais caché à ta face, je serais errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera". [...] Le Seigneur mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe. Il s'éloigna de la présence du Seigneur et habita dans le pays de Nod à l'orient d'Eden" où il fonda une ville.

J. Attal (2) met l'accent dans le fait que le premier meurtre des écritures soit le meurtre d'un frère: "Voyons, dit-il: une femme enceinte de son homme Adam, donne naissance à Caïn et dit: "J'ai acquis un homme avec Dieu". [...] Le plus important à noter, est qu'en vérité, il ne s'agit justement pas d'un enfant ni d'un fils, mais d'abord d'un homme. [...] Puis, "Eve enfanta son frère Abel". Là notons-le, il ne s'agit plus d'un homme, et pas non plus d'un fils, mais bien d'un frère". Après l'offrande, "Abel est agréé, Caïn ne l'est pas. [...] Que se passe-t-il après? Caïn est condamné à l'errance sur la terre pour le meurtre de son frère.[...] Caïn réalise non seulement qu'il est mortel, mais tuable par le premier venu, c'est à dire [...] un autre frère. Ce frère à venir est annoncé, mais accompagné de cette menace que quiconque tuera Caïn, en sera puni sept fois. [...] Le troisième qui naîtra, Seth, sera nommé, lui non pas homme, non pas frère, mais fils. Pour celui-là, il y a pour la première fois un père".

"Est-il possible de dire que, s'interroge Attal, d'une certaine façon, Caïn a raté son stade du miroir, soit ce que nous considérons avec Lacan comme étant le paradigme d'une identification résolutive - ce par quoi se produit une métamorphose des relations de l'individu à son semblable, à son frère, c'est à dire ce qui permet au petit d'homme de passer de la "frérocité" la plus radicale à la fraternité la moins insupportable? [...] Caïn n'a pas d'autre possibilité pour être délivré de son rapport fraternel, que le passage à l'acte fratricide?"

ROMULUS ET REMUS

Autre exemple de cette problématique le constitue le mythe fondateur de Rome. J. Schmidt (38) raconte que les deux jumeaux décident de fonder une ville. Ils interrogent pour ce faire les présages. Rémus vit six vautours, tandis que Romulus en voyait douze. Le ciel ayant ainsi décidé en faveur de Romulus, il se met en devoir de tracer l'enceinte de sa ville. Rémus déçu de n'avoir pas été favorisé par le ciel, se moque de cette enceinte si aisément franchissable et, d'un saut, pénètre à l'intérieur du périmètre que vient de consacrer son frère. Celui-ci, irrité devant ce sacrilège tue Rémus, fonde la ville et s’occupe de la peupler. Tandis que les légendes grecques où interviennent des jumeaux font remonter généralement l'hostilité des frères à leur plus tendre enfance, celle de Romulus et Rémus les montre d'abord unis d'une affection fraternelle. Ce n'est qu’avec l'affronte de Rémus que la haine se déclenche.

"Un des thèmes qu'on peut associer avec Abel et Caïn, dit R. Quinones (32), est le sacrifice fondateur. Ce n'est pas une association au hasard; elle dérive de l'essence du thème lui-même. Augustin a été le premier à pointer les similitudes entre le récit biblique et Rémus et Romulus. [...] L'un et l'autre situent la fondation de la cité dans le sacrifice sanglant du frère. [...] Le frère sacrifié, a toutes les possibilités de nous montrer une partie perdue de soi-même, un soi-même qui est abandonné, le jumeau, le double, l'autre obscur, l'autre sacrifié qui devrait partir, mais qui ne pourra jamais partir".

ALICE

Lors d'un travail précédent (25) nous avons fait une revue de la littérature concernant les cas de fratricide. Ici nous nous limitons aux plus significatifs. Nous pensons que le cas d'Alice est paradigmatique de ce type de problématique. La vue de sa soeur dans les bras de sa mère brise la prothèse imaginaire qui lui donnait jusqu'à ce moment une certaine consistance. Dépersonnalisation, dysmorphophobie ainsi que d'autres phénomènes tels qu'hallucinations et le vécu persécutif montrent à quel point le conflit qu'elle vit avec sa soeur entraîne l'effondrement des fondements symboliques de sa personne. Ce dont Sarah prive à Alice n'est pas seulement de sa mère mais surtout de sa "substance" subjective. Le transitivisme prend place prépondérante, et c'est le retour à la deuxième phase du stade du miroir. Tout symbolique devient réel et le lien social se brise: son nom, son appartenance ethnique, sa place dans une famille. Face à ce conflit Alice ne trouve qu'une solution pour dépasser l'inertie dialectique qui l'atteint: l'exclusion. C'est ou elle ou moi. Après le ratage de son geste meurtrier, l'agressivité se renverse en son contraire: c'est le temps du suicide. Pommier (31) remarque que "le narcissisme en jeu dans ces relations fraternelles, la relation à l'image de l'alter ego, doit être prise en considération spécifiquement. [...] Si le déclenchement de l'accès psychotique peut apparaître directement coordonné à un signifiant de la paternité, [...] le déclenchement peut aussi bien être articulé à la relation à l'image du semblable. [...] On comprend ainsi que dans un grand nombre d'observations, [...] les seuls signes manifestes se retrouvent avec le frère ou la soeur". L'arrivée de Sarah met en question le désir de l'Autre maternel, primitif, de cette femme sans homme. Faute de tiers, Alice agit comme le fou masqué, cet oiseau qui éjecte toujours du nid son puîné (36).

PIERRE

C. Mille (28) rapporte l'observation de Pierre, autiste de 16 ans. La simple présence de son frère aîné dans la maison déclenche en lui une vive émotion et suscite le désir impérieux de le faire disparaître. Un soir, lorsqu'il rentre de l'hôpital de jour où il est soigné, il perçoit son frère installé au fond du jardin. Il monte précipitamment dans sa chambre et se met à vociférer quand il s'aperçoit que même dans cet espace privé il ne parvient pas à échapper à cette "vision" intolérable. Rivé devant la fenêtre, il ne peut détacher son regard de ce spectacle qui paraît le fasciner et le terrifier si l'on croit à sa mère qui assiste à la scène. Pierre se défait de son blouson et lance cette "dépouille" en direction de son frère. Après cet épisode bref mais porteur d'une grande intensité dramatique, Pierre tente de nier l'existence du frère, d'affirmer son absence contre toute évidence.

VI - FRATRICIDE ET INCESTE ADELPHIQUE

Le complexe fraternel présente aussi un versant d’amour fraternel, de "philadelphie" (de philia, amour, et adelphos, frère). Comme s’interroge C. Boulakias (5) "La philadelphie peut-elle exister dans un désir plus ou moins latent, plus ou moins obscur du fratricide? Le fratricide habite-t-il toute philadelphie? La philadelphie n’est-elle pas plutôt la victoire sur la tentation du fratricide?". Dans certains fratricides, cette pair dialectique, amour et haine, fratricide et philadelphie, peuvent se trouver frappés d’inertie et apparaître ensemble.

Berchet (4) dans son étude sur l'oeuvre de Chateaubriand dit: "Le désir chateaubrianesque oscille entre une double polarité, qu'incarne la double figure de la soeur et de la sylphide; mais celles-ci ne sont peut être que des variantes secondaires sur un motif initial que j'identifierais volontiers avec le mythe de Narcisse. [...] Il est probable qu'au coeur de la philadelphie, réside un fantasme androgyne: une irrémédiable nostalgie de la plénitude antérieure à la section mutilante opérée par la sexualisation. [...] La relation amoureuse du frère et de la soeur est une relation spéculaire qui reconstitue un androgyne originel: un nom unique, actualisé dans un double genre. Dans la mesure où elle récuse toute différenciation, cette configuration constitue bien le plus absolu des incestes, le plus libre aussi. Mais c'est en même temps le plus narcissique". Dans l'inceste adelphique, la reconstitution du "Un" a-sexué peut générer des passages à l'acte meurtriers qui réalisent cette perte nécessaire à tout avènement de l'ordre symbolique. Dans les mythes le frère incestueux et le frère fratricide sont souvent dédoublés en deux personnages différents.

ISIS ET OSIRIS

Leyne (24) se réfère à la version du mythe donnée par Plutarque: "De Rhéa, ou Nuit, [...], nacquirent en cinq jours Osiris, Seth, Horus-le-Vieux, Isis et Nephtys. Horus étant le fruit de l'union prénatale d'Osiris et Isis qui, très amoureux l'un de l'autre, s'étaient unis dans le ventre maternel. Osiris va régner sur les égyptiens [...]. Il leur donne des lois et apporte la paix. Seth, jaloux d'Osiris, [...] l'enferme dans un coffre et le jette dans le Nil. Le coffre va s'échouer près de Byblos. [...] Isis, révélant alors son caractère divin, obtient le coffre [et] ranime son époux défunt. Mais Seth s'empare à nouveau du corps d'Osiris et le découpe en quatorze morceaux qu'il disperse dans toute l'Egypte. Isis se met à leur recherche et les retrouve tous, à l'exception du pénis qui, jeté dans le Nil, a été dévoré par les poissons". Pour Leyne ce mythe illustre l'individuation à travers la castration. Selon Rosolato il arrive que "dans le développement mythique, l'aspect bénéfique se dégage de la puissance maléfique et que deux images se séparent". Seth et Osiris pourraient représenter deux figures différentes du lien fraternel: Osiris uni à sa soeur reconstituant l'androgyne originaire, incestueux, dont Seth s'extrait par le coup fratricide. J. Broustra (6) a étudié aussi ces aspects du mythe.

ABSALON ET AMNON

Autre exemple le constitue le récit biblique d'Absalom et Amnon. Amnon inventa une ruse pour attirer Tamar, dans son lit: "Viens, couche avec moi, ma soeur!". Elle lui répondit: "Non, mon frère, ne me violentes pas, car cela ne se fait pas en Israël. Ne commet pas cette infamie. Moi, où irais-je porter ma honte? Et toi, tu serais tenu en Israël pour un infâme. Parle donc au Roi. Il ne t'interdira pas de m'épouser". Il ne l'écouta pas. Il la maîtrisa et coucha avec elle. Amnon se mit alors à la haïr violemment". Retrouvant sa soeur, Absalom lui demanda: "Est-ce que ton frère Amnon a été avec toi? Maintenant ma soeur, tais-toi. C'est ton frère. N'y pense plus". Deux ans après, Absalom organisa le meurtre de son frère (1).

DIDIER

P. Scherrer (37) rapporte le cas de Didier, adolescent meurtrier de sa soeur Murielle âgée de 11 ans. Un jour, lorsqu'il accompagne sa soeur et ses deux frères, il renverse Murielle sur l'herbe et il se couche sur elle. Il serre son cou entre ses mains et au bout d'un certain temps elle devient inerte. Il prend le corps dans ses bras et la jette dans un étang. Il abandonne la poussette dans laquelle se trouvent les deux autres enfants, une centaine de mètres plus loin. "Didier n'a pas serré le cou dans un deuxième temps et après l'acte sexuel, mais pour ainsi dire simultanément, sans qu'on puisse en déceler la motivation profonde, soit qu'il s'agit de maîtriser sa résistance, d'empêcher ses cris, ou d'accomplir l'acte sexuel comme une possession agressive allant jusqu'à l'anéantissement de l'autre", dit Scherrer.

VII- LE FRATRICIDE RIVALITAIRE

Dans ce groupe, l'enjeu ne relève plus de la dialectique de l'être mais de l'avoir. Rabain (33) soutient: "Deux perspectives différentes, mais liées, cherchent à rendre compte de la tension et de la relation d'agressivité qui unit les partenaires rivaux. La première privilégie l'objet de la frustration et la deuxième se réfère surtout aux conflits d'identification". Nous avons pris la haine destructrice, liée à la problématique de l'identification, comme le substrat du fratricide "fondateur" de la subjectivité. Maintenant nous abordons la face rivalitaire du fratricide: l’enjeu de la possession de l'objet. "La rivalité, dit Rabain, est définie par rapport à ce tiers qu'est l'objet du désir et [...] nous avons vu que le frère rival qui vient de naître peut apparaître comme le représentant privilégié de la frustration".

ETEOCLE, POLYNICE ET AUTRES PERSONNAGES LITTERAIRES

Parmi toutes les histoires de fratricide, la plus célèbre est celle d'Etéocle et Polynice, les fils incestueux d'Oedipe et Jocaste. Elle a fait l'objet de tragédies célèbres dans la plume d'Eschyle (10), Euripide (11), Sophocle (40) et Racine (34). Une fois découvert les rapports incestueux entre Oedipe et Jocaste, ses fils décident enfermer leur père pour jeter l’oubli sur ce qu’ils découvraient. Oedipe "Egaré par l'excès du malheur, il a maudit ses fils d'imprécations sacrilèges: à coups d'épée, ils devront se tailler chacun sa part de patrimoine" (11). Ils tombèrent d'accord que Polynice, le cadet, consentirait à s'exiler, tandis qu'Etéocle régnerait ici, pour revenir, l'an écoulé prendre sa place. Mais une fois assis au gouvernail, Etéocle n'a pas voulu renoncer au pouvoir, et il bannit Polynice de Thèbes, qui reviendra avec une armée "pour réclamer le sceptre et sa part de terre." "Je ne sais si mon coeur s'apaisera jamais: ce n'est pas son orgueil, c'est lui seul que je hais. Nous avons l'un et l'autre une haine obstinée [...]; Elle est née avec nous; et sa noire fureur aussitôt que la vie entra dans notre coeur. Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance; Que dis-je? Nous l'étions avant notre naissance. Triste et fatal effet d'un sang incestueux!" s'exclame Etéocle faisant appel à la figure du Destin antique (34). "J'irais au firmament jusqu'au point où les astres se lèvent, dit Etéocle, j'irais jusqu'au fond de la terre, si j'en étais capable, pour posséder la déesse suprême, la Royauté. Et ce bien-là, ma mère, je refuse, de le concéder à un autre quand je puis le garder pour moi". Les deux frères pactisent un duel à mort: celui qui gagne conserve le sceptre. Toutes les versions de la tragédie se terminent par le double fratricide et la mort de Jocaste: "Oedipe le parricide, qui dans le sillon sacré d'une mère, où il avait été nourri, osa planter une racine sanglante", dit le Choeur d'Eschyle (10).

Shakespeare met en scène dans le Roi Lear, un double sororicide suivi du suicide de Gonéril, la soeur meurtrière, après l'échec de son complot afin d'écarter du pouvoir son père fou, ses deux soeurs rivales et leurs maris respectifs. Dans Richard III (39), il fait dire au personnage: "Moi en qui est tronquée toute proportion, moi que la nature décevante a frustré de ses attraits, moi qu'elle a envoyé avant le temps dans le monde des vivants, difforme, inachevé, tout au plus à moitié fini, tellement estropié et contrefait que les chiens aboient quand je m'arrête près d'eux! [...] J'ai par des inductions dangereuses, par des prophéties, par des calomnies, par des rêves d'homme ivre, fait le complot de créer entre mon frère Clarence et le roi une haine mortelle". Dans la pièce, après le meurtre fratricide par des tueurs à gages, la santé du Roi Edouard se détériore. Richard fait emprisonner ses neveux dans la Tour en attendant la mort d'Edouard. Une fois le roi mort, il assassine ses petits neveux, qui étaient les héritiers légitimes, et il se fait couronner roi.

P. Corneille (9) reprend la légende des Horaces dont la toile de fond est la guerre qu'oppose Rome à Albe. Les familles des Horaces et des Curiaces représentent respectivement chacune des villes. Horace tue Curiace dans un combat et Camille, sa soeur, pleure amèrement la mort de son amant. Horace dit: "Qui vit jamais une pareille rage! Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage, que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur? [...] C'est trop, ma patience à la raison fait place; va dedans les enfers plaindre ton Curiace", et il tue Camille.

En clinique nous retrouvons fréquemment ce type de meurtre. Carek, Watson et Arbor (7) décrivent le cas d'un jeune fratricide de 10 ans. Le patient est l'aîné d'une fratrie de 7 enfants. Le frère qui le suit, de deux ans plus jeune, a toujours été traité comme le grand frère. Il est brillant à l'école et il est très ouvert avec sa famille. Le frère qui suit, la victime, est quatre ans plus jeune que le patient. Il est décrit, lui aussi, comme brillant, très apprécié par les voisins. Le jour du meurtre, le patient garde à la maison ses deux frères cadets et ses trois petites soeurs tandis que son père est au travail et sa mère fait des courses. Les deux frères le provoquent et, dans un accès de colère, il prend le revolver de son père et tue son petit frère. L'affaire est classée comme "mort accidentelle".

VIII - CONCLUSION

De même que dans le langage le mot frère dépasse son sens strictement biologique pour avoir une signification sociale, qui est son sens originel, nous procédons de la sorte en psychopathologie: la place du frère est essentiellement imaginaire. D'après notre travail, trois groupes de fratricide se dégagent nettement. Un premier groupe, qui s'inscrit dans la dialectique de ou lui ou moi. Le passage à l'acte fratricide apparaît comme une tentative de frapper l'inertie dialectique de l'être du sujet, qui reste enfermé dans un monde de transitivisme, de violence, un effort pour produire cette séparation fondatrice. Ce meurtre constitue dans la réalité le "meurtre imaginaire du frère" dont parle Lacan, nécessaire à cette "première individualisation subjective". Un deuxième groupe où le meurtre fratricide s'associe avec inceste, nous paraît d'un abord plus difficile, du fait de la superposition de différents cas de figure comme celle du viol, celle de l'inceste adelphique ou les éventuels déplacements des imagos parentales sur un frère ou une soeur. Nous sommes conscients de l’insuffisance de nos considérations concernant ce groupe, mais il ne constitue pas moins une réalité clinique. Le troisième groupe que nous avons isolé, le fratricide rivalitaire, s'inscrit dans la dialectique de l'avoir. Ce ne sont pas les identifications symboliques qui sont en jeu, mais la possession de l'objet de la convoitise. Dans les récits mythologiques, littéraires, dans l'histoire, nous trouvons électivment ce type de fratricide. Nous pensons que le fratricide mérite notre intérêt comme structure psychopathologique à part, fondamental comme fantasme dans la structuration subjective de l'individu et comme mythe universel de l'humanité.

BIBLIOGRAPHIE
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12) Ey (H.), Etude N°18: La jalousie morbide, Etudes Psychiatriques Tome II, Desclée de Brouwer, 1950, pp. 483-514.
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15) Graves (R.), Les Mythes Hébreux, Fayard 1987.
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20) Lagache (D.), La jalousie amoureuse, Presses Universitaires de France, 1947.
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37) Scherrer (P.), Crimes d'adolescents, in Approche Clinique de la Psychiatrie, Tome III, pp. 479-490.
38) Schmidt (J.), Dictionnaire de la Mythologie Grecque et Romaine, Larousse, 1971.
39) Shakespeare (W.), Roméo et Juliette, Hamlet et Richard III, Flammarion, 1979, pp. 17-141.
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