UNE LECTURE DE MINKOWSKI 
Eduardo T. Mahieu
Séminaire du 20 Avril 2000
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INTRODUCTION                                                                                           BIOGRAPHIE D'EUGENE MINKOWSKI

Lacan écrivit en 1935 un compte-rendu du Temps Vécu dans la revue Recherches Philosophiques (13), dirigée par Kojève, et Henri Ey en 1966 en fait un du Traité de Psychopathologie dans leur revue à tous, L'Evolution Psychiatrique (7). Que pouvons nous écrire d’autre après ça? Seulement témoigner de ce que nous avons appris à la lecture de ce Maître de la psychiatrie française, avec les questions qui sont les nôtres dans notre contexte actuel.

MINKOWSKI, BLEULER ET LA PSYSCHIATRIE FRANCAISE

L'œuvre psychiatrique de Minkowski va a se développer en France, mais non sans difficultés. Comme le rappelle Lantéri Laura (18), quand Minkowski sinstalle à Paris, il ne trouve pas l'hospitalité que sa trajectoire devait lui assurer. Russe, on le prend pour une espèce de bolchevique. Ayant travaillé en Suisse allemande, on le prend pour un allemand. Juif, on voit en lui un coreligionnaire de Trotski.

Henri Claude, lui ouvre les portes de sa prestigieuse révue, L'Encéphale. On attend de lui un exposé de la conception de Bleuler pour un publique qu'ignore l'allemand. En 1921, il rédige un article en trois parties: "La schizophrénie et la notion de maladie mentale (sa conception dans l'œuvre de Bleuler)". C'est aussi dans ces temps dans lesquels il participe à la création, en 1925, du groupe L'Evolution Psychiatrique.

Peut-être son enfance en Russie aidant, l'œuvre de Minkowski est construite sur le modèle des mamouschkas, ces poupées russes s'emboîtant les unes dans les autres. Ainsi, la ponctuation introduite par ses trois grands ouvrages, sont des moments de synthèse de la myriade de travaux dans les différentes revues dans lesquelles il a participé. Remarquable dans la fidélité à ses sources, Minkowski, laisse évoluer sa pensée en intégrant toutes ses références précédentes.

Bergson, Rationnel et Irrationnel

Allen (1) remarque que la conviction intime de Minkowski est que la psychopathologie a besoin d’une théorie dialectique du sujet, et que la clinique ne peut se nourrir d’elle-même dans un champ clos et tautologique, et il aborde la schizophrénie avec comme référence privilégiée la philosophie de Bergson qui lui fournit sa problématique Note 1.

Nous verrons que son apport original, le constitue la notion de rationalisme morbide et sa conception de l'autisme, envers et revers d'une même médaille.

Raison et Instinct

Minkowski avait lu et été fortement impressionné par l'Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson dès 1909. Il faut donc resituer le contexte épistémologique de cette période. Nous avions déjà abordé dans un travail précédent la mécanisation de la nature, résultante de la tendance réductionniste issue du physicalisme allemand et du positivisme français et anglais. Le modèle de la causalité mécanique, qui se veut le paradigme de la scientificité, et de la rationalité tout court, s'étend à tous les domaines. Il s'ensuit une réaction de ceux qui traitent les phénomènes de la vie (biologie, histoire) qui reprochent la mortification de la nature qu'induit cet identité.

Nous pouvons voir reflété dans le binaire kantien entre causalité naturelle et causalité par liberté, la justification d'une révolution industrielle triomphante, en même temps qu'une sorte de nouvelle "Guide Pour Egarés" avec sa distinction entre science et sagesse.

C'est alors contre cette identification entre rationalité et mécanique que va s'élever une philosophie de la nature qui fera l'éloge de l'irrationnalité (en règle générale il été donné peu de crédit à cette autre rationalité, la rationnalité dialectique qui avait depuis toujours et dans les différentes variantes de son histoire intégré le temps, le concret particulier, le devenir, banni de la mécanique, comme le dit Sève - 30).

Nietzsche, de son côté, oppose raison à verité: le langage, l'ordre, illusions qui se présentent comme des aeternae veritaes, à la nécessité de l'illogique et de l'irrationnel; l'univers dyonisiaque, de la volonté de puissance, à celui d'Apollon, monde de la mesure et de la soumission à la règle (27).

Une certaine parenté entre la pensée de Bergson et celle de Nietzsche a été signalée en particulier au sujet d'une posture anti-rationaliste. Pour Bergson, l'intelligence se caractérise par une incompréhension naturelle de la vie. "Notre intelligence, telle qu'elle sort des mains de la nature, a pour objet principal le solide inorganisé" (in L'Evolution Créatrice, cité par Russ 27, p. 414). Il existe aussi chez Bergson, une critique du langage en tant qu'il "écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle" (in, Essai sur les Données…, cité par Russ - 27). Il va l'opposer à la durée, continuité qualitative de l'expérience intérieure, durée qui s'oppose profondément au temps homogène de la science. Le troisième grand concept de Bergson, très proche de la volonté de puissance de Nietzsche est l'élan vital, processus créateur imprévisible, propre à la vie, et profondément antimécaniste.

LA SCHIZOPHRENIE

Le renversement de Minkowski

Minkowski oppose à l'associationnisme de son Maître Bleuler, la philosophie de Bergson, et applique son binaire "élan vital-intuition-durée vs raison-mécanicisme-analyse" à la schizophrénie. Il dit en 1929 (23, p. 126): "L’intuition et l’intelligence, le vivant et la mort, le devenir et l’être, le temps vécu et l’espace, telles sont les diverses expressions des deux principes fondamentaux qui, d’après Bergson, gouvernent notre vie et notre activité. En réalité, ces deux principes s’harmonisent fort bien. L’intuition et l’intelligence se rejoignent à la poursuite d’un but commun, le devenir se déploie sans heurt dans l’être, et l’être supporte, sans être réduit en cendres, le contact du devenir. Il a fallu l’intuition géniale d’un grand philosophe pour disjoindre ces deux principes Note 2". Et à partir de ces deux principes il va opposer schizophrénie à psychose maniaco-dépressive lorsque la pathologie les désagrège: une défaillance des facteurs intuitifs et une hypertrophie morbide des facteurs rationnels d'un côté, l’autre présentant un état de choses diamétralement opposé Note 3.

Lantéri-Laura évoque la situation de la psychiatrie française à l'époque, période qu’on pourrait qualifier de positiviste, où il se font de repérages qui paraissent à tous pérennes, tant il semblent correspondre à la nature des choses. Le champ des délires chroniques dispose des "distinctions assez claires fondées sur la référence à des mécanismes tenus pour authentiquement originaux: le délire d’interprétation, la psychose hallucinatoire chronique, et un peu plus tard, les délires d’imagination, les psychoses à base d’automatisme et les psychoses passionnelles. Ce domaine demeurait définitivement discontinu" (20, p. 18).

Avec la notion de schizophrénie venue de Suisse, nous assistons à un renversement de la situation, bien illustré par le tableau qu’Henri Ey ajoutait dans l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale, en 1955. Cette notion, qui est celle de Minkowski, est donc une notion large.

La nécessité de postuler un trouble essentiel, c'est à dire psychopathologique, Minkowski l'hérite de Bleuler. Mais: "Sur bien des points je m'écarte de Bleuler, et plus particulièrement, sous l'influence de Bergson, je vois le trouble initial de la schizophrénie non pas dans un relâchement des associations, mais dans la perte de contact vital avec la réalité; c'est de cette perte de contact que j'essaie de déduire les symptômes cardinaux et les manifestations les plus caractéristiques de la schizophrénie" (22, p. 5). Fort de cet appui de Bergson, Minkowski prend parti décidément contre la méthode analytique, contre l'analyse factorielle: "Observer en spectateur impassible, comme on le fait quand on regarde une coupe au microscope, énumérer et classer les symptômes psychotiques, pour aboutir à un diagnostic soi-disant "scientifique" par raison pure, ne nous suffira point", (22, p. 70). "Au "diagnostic par raison" viendra se joindre "le diagnostic par pénétration" Note 4" (22, p. 71), car en psychiatrie "avec le diagnostic l'analyse clinique ne fait que commencer" (22, p. 67). Devons-nous conclure à une posture anti-rationaliste, que Lacan ne manquera pas de critiquer chez Minkowski? Rien n'est moins sur, car il va exiger du trouble essentiel qu'il donne l'accès à l'interprétation, à l'explication et à la pratique Note 5, mais il est vrai, par ailleurs que c'est dans cette terminologie qu'il s'exprime, de généalogie bergsonienne et nietzschéenne, qui est celle aussi de ses inclinations spiritualistes.

L'harmonie avec la vie ou le contact vital.

Nous avions signalé plus haut la divergence entre le point de vue minkowskien et celui freudien, concernant les rapports entre être et devenir. Ici l'œuvre de Minkowski touche à ce point qui fait frontière, et qui concerne la conception anthropologique qu'engagent les conceptions soutenues. Il fait partie de l'illustre lignée d'humanistes à côté de Bergson, Henri Ey ou Sartre, c'est à dire ceux pour qui il existe une complétude de l'individu, une unité du sujet, qu'elle s'exprime sous le mode de "sa liberté", "sa conscience", "son harmonie avec la vie", etc., opposée à cet autre lignée, non moins illustre qui comporte Marx, Freud, Lacan, entre autres, pour qui l'individu est aliéné dans ses structures économiques, sociales, psychiques ou langagières, et en perpétuel conflit Note 6.

Cette "harmonie merveilleuse" est le résultat de la synthèse, Aufhebung, des contraires minkowskiens: "Dans la vie, l'intelligence et l'instinct ou, en d'autres termes, les facteurs de notre psychisme se rapportant au solide, à l'inertie, à l'espace, d'une part, et ceux se rapportant à la durée vécue, au dynamisme, de l'autre, s'entrepénètrent et forment un tout harmonieux. Insuffisant à lui seul à assurer l'existence de l'individu, chacun de ces deux groupes de facteurs vient compléter l'autre, en limitant en même temps, d'une façon naturelle et appropriée, son champ d'action" (22, p. 89).

L'harmonie avec la vie est l'autre nom de son concept "contact vital avec la réalité", du côté de l'irrationnel: "Le contact vital avec la réalité semble bien se rapporter aux facteurs irrationnels de la vie. Les concepts ordinaires élaborés par la physiologie et la psychologie, tels que excitation, sensation, réflexe, réaction motrice, etc. … passent à côté, sans l’atteindre, sans même l’effleurer" (22, p. 82). Mais, nous le verrons, il y a plus dans cette notion, caché derrière ce langage irrationaliste.

Le rationalisme et le géométrisme morbides

Follin le notait bien, dans le concept de "contact vital": "Il faut souligner ici le terme vital, car ce que le schizophrène perd, ce n'est pas la possibilité d'un simple contact sensoriel avec l'ambiance mais la dynamique de ces contacts, c'est à dire tout ce qui fait le caractère vivant de la relation du sujet à autrui" (10, p II). C'est mettre l'accent sur la dimension sociale de cette notion: la rupture avec le monde humain, le lien social diront d'autres plus tard Note 7.

Cette alchimie qu'il soutient entre raison et instinct, est sociale de part en part, et comprend l'action humaine, l'œuvre, comme il s'exprime: "L'élan aboutit à l'œuvre (dans le sens le plus large du mot) et celle-ci, quelque révolutionnaire qu'elle puisse paraître, si seulement elle a quelque valeur elle s'adresse toujours à quelqu'un et tend à s'intégrer dans la réalité […] (souligné par nous).

Là où la voix de l'élan personnel devient par trop puissante et est prise à la lettre, là, en un mot où on veut créer quelque chose d'absolument personnel et où l'on ne veut que ça, l'œuvre ne devient pas de plus en plus révolutionnaire ou de plus en plus originale; non elle se dégrade et n'est alors qu'un geste pauvre détraqué ou d'un malade" (22, pp. 162-163). Et la rupture de cet équilibre, de cette harmonie, c'est le rationalisme morbide.

"Le fou "déraisonne" bien moins souvent qu'on ne le croit, peut-être même ne déraisonne-t-il jamais" (22, p. 76). Voilà l'essence de son rationalisme morbide, qui n'est pas du tout un symptôme parmi d'autres mais l'essence même de la folie. Comment ne pas évoquer ici l'avertissement de Pascal "les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être fou par un autre tour de folie, de ne pas être fou", cité par Lacan dans son Rapport de Rome, lui qui disait "La psychose est un essai de rigueur. En ce sens je dirais que je suis psychotique"?

Minkowski met en avant comment le schizophrène, privé de la faculté d'assimiler tout ce qui est mouvement et durée, frappé d'inertie dialectique pourrions-nous dire, "tend à construire son comportement de facteurs et critères dont le domaine propre, dans la vie normale, est uniquement la logique et les mathématiques" (22, p. 104). C'est ce qu'il va appeler la "pensée spatiale" des schizophrènes, à partir de l'opposition espace/temps bergsonien. L'atrophie des facteurs qui relèvent de l'instinct et sont "moulés sur la forme de la vie", ainsi que l'hypertrophie compensatrice de tout ce qui a trait à l'intelligence qui "a pour objet le solide inorganisé, qui ne sent à son aise que dans le discontinu, dans l'immobilité, dans le mort", voilà ce qui caractérise la schizophrénie pour Minkowski, cas cliniques à l'appui.

Les attitudes morbides

A l'instar du rationalisme morbide, Minkowski va à s'attacher à mettre en avant les "attitudes morbides", véritables structures positives, dans le sens d'Henri Ey. "Quand un des facteurs essentiels de la vie psychique vient à manquer, ceux qui restent intacts tendent à se regrouper pour établir, dans la mesure du possible, une sorte de nouvel équilibre. Celui-ci, tout en présentant des caractères profondément morbides, constitue néanmoins comme une planche de salut pour la personnalité défaillante […]. Il essaye de sauvegarder ainsi son aspect humain" (22, pp. 237-238). Ainsi naît la notion d'attitudes schizophréniques, solutions psychiques face à la désagrégation découlant de la perte de contact avec la réalité

L'attitude antithétique, par exemple, "Tout acte de la vie est envisagé du point de vue de l'antithèse rationnelle du oui et du non, ou plutôt du bien et du mal, ou du permis et du défendu, ou de l'utile et du nuisible" (22, p. 109). L'attitude interrogative, la bouderie morbide, la rêverie morbide, les regrets morbides, ne constituent point des "éléments" isolables propres à constituer des chek-lists, mais véritables réponses concrètes, d'un sujet en face à sa problématique, n'ayant de sens que par rapport à son existence.

Ainsi doivent être comprises les notions d'autisme riche et autisme pauvre: "Le premier a pour prototype le rêve. Il est caractérisé avant tout par la constitution d'un monde imaginaire. Les complexes y jouent un rôle prépondérant. Ils déterminent le contenu des symptômes […], ainsi que les variations, souvent incompréhensibles pour nous" (22, p. 172). L'autisme riche vise à ce qui a de vivant dans la personnalité morbide, et Minkowski, à l'opposé de Jaspers, montre bien que l'incompréhensibilité n'est telle que pour nous, et que ces manifestations ont un contenu psychologique, un sens précis et vivant. L'autisme pauvre montrera pour lui le trouble schizophrénique à l'état pur, l'arrêt ou le brisement de l'élan personnel.

La valeur thérapeutique de la notion de Minkowski

La pensée de Minkowski sur la schizophrénie est foncièrement anti défectuelle, et anti défaitiste Note 8: "Depuis Kraepelin, ni la notion de démence précoce ni, en conséquence, celle de schizophrénie n'impliquent aucunement l'idée d'incurabilité […] Même dans les cas graves des rémissions très tardives sont possibles" (22, p. 184). Là il situe l'intérêt de ses conceptions, car comme il le dit lui même "En psychiatrie, nos concepts nosologiques peuvent avoir par eux-mêmes une valeur thérapeutique" (22, p. 249). Et il signale la direction de l'effort que doit faire "la psychiatrie contemporaine à devenir d'emblée, c'est à dire de par la nature même de ces notions fondamentales, une psychiatrie psychothérapeutique" (22, p. 254).

LE TEMPS VECU

Publié en 1933, dans ce texte Minkowski va tempérer un peu son binaire espace-temps. Car, comme il le dit lui-même, il intègre la phénoménologie husserlienne assez effacée derrière l'influence bergsonienne dans son ouvrage sur la schizophrénie. Le texte est divisé en deux livres: un Livre I consacré à des études phénoménologiques sur le temps vécu, et un Livre II contenant des études psychopathologiques. Lacan le qualifie d' "Œuvre ambitieuse et ambiguë". Il relève les propos de Minkowski à l'égard de Mignard "synthèse de sa vie scientifique et de sa vie spirituelle - synthèse si rare de nos jours, où on a pris l'habitude d'ériger une barrière infranchissable entre la prétendue objectivité de la science et les besoins spirituels de notre âme", comme un aveu des propres positions métaphysiques de Minkowski. Il réclame "le droit de restituer la barrière ici évoquée, qui certes n'est pas pour nous infranchissable, mais constitue une nouvelle alliance entre l'homme et la réalité" (13, p. 425). Et il remarque le triple contenu de l'ouvrage: objectivation scientifique, analyse phénoménologique et témoignage personnel. La contribution sans conteste étant les données de la pathologie mentale où Minkowski apporte une nouveauté méthodique, sa "référence au point de vue de la structure, point de vue assez étranger, semble-til, aux conceptions des psychiatres français, pour que beaucoup croient encore qu'il s'agit là d'un équivalent de la psychologie des facultés" (13, p. 426).

Livre I, La phénoménologie.

Le temps vécu ne s'agit pas du tout du temps mesurable assimilable à un certain espace. Il est synonyme de dynamisme et en même temps compatible avec les phénomènes de durée et stabilité (qui sont autre chose que l'immobile et le mort). Quelques exemples: le souvenir avec son rappel du passé, le désir et l'espérance tournés vers l'avenir. Ces phénomènes ne peuvent pas être examinés seulement comme se déroulant dans le temps, car possédant une structure particulière, ils déterminent la contexture du temps vécu (24, p. 15). Ainsi le mot clé devient le devenir. Et lorsqu'il analyse la mémoire il souligne l'aspect narratif de celle-ci, son rapport essentiel avec le langage. Cet aspect narratif est celui qui lui permet de recentrer la notion de présent: "le présent est un récit de l'action, que nous faisons pendant que nous sommes en train d'agir" (24, p. 29).

Certains thèmes déjà abordés dans La Schizophrénie retrouvent naturellement sa place ici. En particulier l'élan personnel avec, à la fois, un versant qui donne primauté à l'expérience et un autre versant qui le situe comme superindividuel, transpersonnel. Ici vont se concentrer les critiques que Lacan va lui adresser, en particulier à l'aspect mystique, spiritualiste que Minkowski ne refuse pas. Car cet aspect irrationnel de l'élan vital va trouver une certaine contrée dans la psychanalyse qui "par cette rationalisation même elle se montre puissante dans la vie collective, comme le fait dans un autre ordre d'idées, le matérialisme historique avec lequel elle a plus d'un point en commun" (24, p. 50), mais, pour Minkowski, elle substitue ainsi ses images rationnelles à la source même de notre vie. Minkowski est loin de rejeter toute portée thérapeutique à la psychanalyse, au contraire car il a été témoin de cette rencontre entre la psychanalyse et la schizophrénie dans le Burghölzli de Bleuler. Faut-il encore rappeler que Jung et Abraham y travaillèrent avec Binswanger, l'autre fondateur de la psychiatrie phénoménologique avec Minkowski? D'autre part lorsqu'il va évoquer les questions de contenu dans la psychose il se réfère souvent à l'exemple de la thèse de Jung (11), du sens enfin retrouvé de cette vielle malade répétant dans ses stéréotypies les gestes de son amoureux de cordonnier, et le changement introduit lorsque ce sens lui fut restitué. Mais il le dit, c'est sur le plan des conceptions générales qu'il y a rupture, c'est l'incompatibilité entre Freud et Bergson.

L'avenir est ainsi passé au crible de l'opposition entre un savoir et un vécu. Mais sa question est "comment vivons-nous l'avenir, indépendamment et avant tout savoir?" (24, p. 72). Car l'avenir contient d'une façon primitive la notion de direction dans le temps et fait que notre vie soit essentiellement orientée vers l'avenir. Ainsi émerge une lignée de structures qui de l'activité et l'attente en passant par la prière va jusqu'à l'acte éthique. L'avenir constitue cet horizon qui ne disparaît jamais et de ce fait ne se confond pas avec le devenir, "L’avenir dure longtemps", disait douloureusement Althusser...

La mort mérite aussi un chapitre de réflexion et il fait apparaître des asymétries dans cette notion avec l'opposition entre une mort immanente et qui n'est en rien le contraire de la vie sinon ce qui l'encadre et lui donne un sens, c'est à dire une mort dialectisable, la reconnaissance d'une mortalité qui donne la première connaissance de l'avenir, et cet autre mort transitive, qui brise notre élan vers l'avenir.

Livre II, La psychopathologie.

Dans l’ouverture de cette partie spécifiquement psychopathologique et assez paradoxalement, en apparence, Minkowski va rendre un vibrant hommage à De Clérambault et sa conception d’automatisme mental. Il met clairement en avant le fait qu’il n’est pas satisfait des conceptions à l’époque connues comme organogénèse et psychogénèse, mais le fait d’avoir mis en relief un syndrome fondamental lui apparaît d’une grande valeur.

Ainsi reprend-il sa notion du trouble générateur pour marquer ses différences avec la psychologie, "cette psychologie des facultés de l’âme à jamais scolastique" (13) cible des diatribes de Lacan qui, malgré ses critiques se solidarise entièrement avec Minkowski sur ce point.

De ce qu’il distingue comme le double aspect des troubles mentaux, forme et contenu, Minkowski va s’attacher à ce qui lui semble le plus fondamental: la forme. S’il compare la théorie de Bleuler avec une théorie anatomo-médicale, dans le sens ou l’âme est disséquée en fonctions isolées, en tant que toute la situation est envisagée du point de vue de "être malade", c’est pour lui opposer son attitude qui conçoit les manifestations psychiques comme une unité, son objet n’est pas un psychisme dissocié (dans le sens habituel du terme), mais une vie psychique sui generis. Il oppose l’"être malade" à l’"être différent", et dit-il "pour parler avec Gruhle, nous mettons maintenant à la place d’un "moins" un "différemment"" Note 9 (24, p. 233). C’est ce qu’il définit comme l’attitude phénoméno-psychopathologique. Essentielle dialectique du quantitatif et du qualitatif dont nous allons en parler plus loin.

Ainsi Minkowski va se livrer à des magnifiques études cliniques sur les états dépressifs, démontrant cliniquement, entre autres choses, qu’entre dépression réactionnelle et mélancolie il n’est pas question de quantité mais de qualité.

La phénoménologie du temps va trouver son terrain idéal dans les états dépressifs. L’opposition entre le temps vécu, le temps dynamique et la mécanisation du temps des états mélancoliques; l’absence de l’orientation de notre vie vers l’avenir qui lui donne un sens, l’absence de projet et l’omniprésence de cette mort transitive, constituent des trouvailles cliniques de sa méthode. L’abondance des cas cliniques, en parfait accord avec son fondement théorique, nous appelle à inciter leur lecture, plutôt que de tenter des mauvaises synthèses...

Pour ce qui est des états maniaques, Minkowski signale bien que son activité psychique n’est pas une activité plus rapide, ce que de nos jours représenterait un avantage, mais uniquement un contact instantané, qui manque de pénétration. L’excité maniaque ne vit que dans le maintenant, il n’y a plus de présent, comme en général il n’y a plus du tout de déploiement dans le temps. Et il reprend les conseils d’un collègue qui remarquait qu’on réussissait parfois à calmer pour un temps les maniaques en fixant leur attention sur le passé, car en faisant intervenir le passé, nous libérons le maniaque de l’emprise du maintenant dans laquelle il se trouve et dont il est incapable de faire un présent. L’analyse structurale de l’excitation maniaque, à l’égal que la dépression mélancolique se laissent définir comme manifestation d’une subduction mentaleNote 10 dans le temps.

Le dernier chapitre du livre marque l'éloignement du binaire bergsonien espace/temps pour s'ouvrir à un espace vécu, amathématique et agéométrique. Il signale que l'espace vécu forme un tout indivisible Note 11 où la distance a une toute autre signification que la juxtaposition de points dans l'espace. Elle a un caractère purement qualitatif. L'analyse phénoménologique de l'espace diffère de sa conception géométrique. Les concepts d'imprévu, de hasard, de coïncidence, de contingence ont le plus d'affinité. L'absence de la notion de hasard aboutit sur une conception délirante persécutive. Les hallucinations constituent des néoproductions, font partie d'un monde désocialisé. Minkowski signale bien comment l'automatisme mental réalise une subduction mentale dans l'espace.

LE TRAITE DE PSYCHOPATHOLOGIE

Tatossian (32) notait bien deux lignées de psychiatres phénoménologues: Minkowski, qui ne fait qu'accessoirement appel aux philosophes et n'insiste pas à l'extrême sur la spécificité phénoménologique, et Binswanger qui consacre une grand part de son rapport aux notions d'eïdos et d'intentionnalité de Husserl. Cette différence se mantiendra lorsqu'à partir de 1930 Sein und Zeit devient la référence philosophique principale de Binswanger, d'autant plus que Minkowski affichait clairement qu’il n’appréciait pas Heidegger, ce que regrettait Lacan (13).

Nous retrouvons à l'intérieur de cette "grande mamouschka", la dernière, plusieurs questions déjà abordées antérieurement. La dialectique forme/contenu en est une qui traverse son œuvre: "Entre la psychiatrie clinique et la psychanalyse, trouve sa place de cette manière l’analyse structurale. Elle ne s’occupe pas du contenu, mais s’adresse à la forme. Elle ne conçoit pas cette forme comme immobile mais cherche au contraire à l’appréhender dans sa mobilité, dans son dynamisme vivant" (25, p. 589). Il s'agit dans son œuvre d'une forme dialectique. Nous savons que tant Lacan que Ey reconnaissent en Minkowski, l’introducteur en France de la notion de structure, notion qui est loin d’avoir un sens univoque Note 12. Les rapports de Minkowski avec la psychanalyse sont difficiles. Lacan aurait souhaité chez ce penseur "une méconnaissance moins systématique", soupesant le terme méconnaissance. En effet, Minkowski identifiait la pensée de Freud à une phyisikalistiche theorie. D'autre part, il est notable l’absence quasi totale de toute référence directe aux textes de Freud dans ses ouvrages majeurs. A sa place apparaissent Paul Schift, M. Boss et surtout Jung. Ce qu’il appelait la psychopathologie affective, qu'il identifié au "contenu", était beaucoup plus proche de la psychologie junguienne qui l’avait marqué lors de son passage au Burghölzli "Je me sens plus près de lui que de Freud" (25, p. 411). Mais cette opposition de principe, produit d’une réduction de l’œuvre du Maître de Vienne à certaines de ses références épistémologiques, masque bien certains points de concordance, comme nous le verrons.

L’anthropologique, le social.

Sa méthode, qu’il aimait bien appeler psychopathologie, il la définissait comme une psychologie du pathos humain Note 13. Le pathos humain étant une réflexion sur la souffrance des assises de la personne humaine, où l'angoisse, l'affectivité, l'expression, la spontanéité, l'authenticité trouvent leur place. Elle ne se réfère pas à des psychologies dites "scientifiques", "soigneusement épurés souvent de tout ce qu'il y a de vraiment humain dans notre existence" (25, p. 65). Elle se veut une psychologie de l'être humain. Et c’est sur le terme humain qu’il faut bien poser l’accent, car cela implique une conception anthropologique donnée.

"Loin de moi la tendance à suspendre le psychique dans le vide. Je crois seulement que le "psychique" trouve son fondement non uniquement dans les relations organo-psychiques, mais encore dans les primitives et fondamentales relations interhumaines" (25, p. 29). C’est donc d’emblée le social qui marque sa conception anthropologique. "Nous appartenons à un groupe, à une collectivité, à une profession, à une corporation, et les liens qui rattachent les divers membres d'un groupe seront plus ou moins extrinsèques (lieux, temps, histoire, filiation, "j'en suis un membre"). Ressortir à… semble vouloir aller jusqu'à la source même de la vie. En dépassant ce qui se situe dans le temps et dans l'espace, ce qui n'est que conditions et circonstances, il touche au lien qui, d'une manière primitive et intrinsèque cette fois-ci, unit les êtres humains en en constituant la commune mesure" (25, p. 78). "C'est l'humainement commun qui prime, et de loin, les individus isolés" (25, p. 123). Ceci constitue la réalité humaine, l'ambiance, pour Minkowski.

La psychose et le social

La rupture avec l’ambiance est l’essence de la folie. Pour lui les fous ne forment point de communauté. Ce sont des êtres hors-discours. Et ceci constitue le point de départ d’une critique du parallélisme schizo-primitif (que nous pourrions étendre à certains courants de l’ethnopsychiatrie, qui ont trop tendance à oublier que le problème psychopathologique est un problème particulier, hors-culture). Et au lieu de centrer la question sur une éventuelle régression à des stades primitifs, il met l’accent sur le phénomène de la croyance: "La croyance se met toujours en perspective sur le collectif ou mieux, sur l'humainement commun: elle demande, ne fût-ce que virtuellement, à être partagée. Cela fait que pour les propos des schizophrènes l'idée réelle "croyance" ne nous vient guère à l'esprit. […] Cela ne signifie point évidemment qu'il n'y croit pas et qu'il cherche à nous induire nous ou lui-même, en erreur, à nous tromper. Le tout se situe sur le plan d'existence que "être un schizophrène" réalise. Par là nous rejoignons ce que nous disions dès le début de la différence qualitative qui sépare la mentalité primitive de la façon d'être autistique du schizophrène" (25, p. 402). Croyance délirante sur fond d’incroyance collective... Nous trouvons dans la très belle étude de Jeanine Chamond une excellente illustration de cet être-dans-le-monde du schizophrène: "Dans une existence en défaut de continuité, où rien n'est véritablement arrimé, il est condamné à une errance, tout à la fois temporelle, spatiale, identitaire, langagière, à la marge du monde commun. Non légitimé dans l'institution symbolique, sans arrimage dans le temps de la communauté, sans parvenir à faire expérience, il est aussi privé de la justification de soi que donne l'expérience naturelle du monde. Son drame peut prendre le sens d'une illégitimité à exister" (5, p. 323).

Mais ce que nous pourrions appeler chez Minkowski sans trop forcer l’excentration de l’essence humaine, à l’image d'autres excentrations…, n’est point un déterminisme social, ni encore moins un déterminisme biologique: "Transmis avec fatalité, susceptibles de peser à l'occasion lourdement sur la destinée, les traits héréditaires n'épuisent point la personne humaine. Il reste toujours une marge, marge plus ou moins large, nous le voulons bien, mais qui à vrai dire existe toujours. La personne humaine est appelée à pétrir de ses mains ce qui a pu lui être imposé en dehors d'elle, et de se donner, de s'affirmer d'une manière qui lui est propre" (25, p. 264). C’est ce même terme de marge qui venait dans la plume de Freud lorsque celui-ci s’occupait du cas Léonard de Vinci.

L'anthropologie et la psychopathologie de Minkowski exigent qu'on tienne en compte les assises sociales de l'individu humain, et ce pas comme une contingence mais comme une nécessité.

La méthodologie

La notion de forme, de structure, de totalité, impose un renversement méthodologique par rapport à la psychologie: "Ce qui compte ce n'est pas tant le "symptôme" que le fond mental dont il procède, et qui en détermine la signification" (25, p. 34). Minkowski critique ainsi la séméiologie courante, les classification "sensualistes" des hallucinations issues des théories des facultés de l’âme, qui ne voient pas que ""voir" et "entendre", etc., admettent, pour ce qui est de leur signification, dans la vie normale déjà, certaines nuances et par conséquent certaines différences qui sont d'un tout autre ordre que la différence qui existe entre une perception et une représentation" (25, p. 49).

Cette priorité donnée à la forme le fait glisser du quantitatif au qualitatif. Sa position méthodologique comporte comme conséquence qu'au lieu de partir de troubles légers, plus ou moins proches du normal, pour passer ensuite à des troubles plus graves et à n'y voir ainsi que des différences de degré, quantitatives, "nous aurons à placer au centre, en mettant ainsi l'accent sur le "qualitatif", les troubles les plus graves, telles la conviction délirante ou encore les hallucinations, quitte à rechercher par la suite, en sens inverse […]. Avant toute tentative d'explication, il y a lieu de fixer le regard sur le fait étudié afin de préparer les caractères essentiels" (25, p. 55) Note 14.

Pathologie du psychologique ou psychologie du pathologique (quantitatif et qualitatif)

"Nous arrivons ainsi à un point crucial. Ce n'est plus "être malade" qui sert en premier lieu de porte d'entrée à nos investigations, mais être différemment […] Nous avons au premier abord un être radicalement différent devant nous, et par le vocable "radicalement" nous traduisons qu'il s'agit de tout autre chose que de simples différences individuelles, comme nous le constatons à chaque pas dans la vie courante, ni de ces graduations qui, sur le plan empirique, peuvent mener insensiblement du normal au pathologique" (25, p. 80).

Cette dialectique du quantitatif et du qualitatif constitue une clef de la pensée minkowskienne. Car pour définir l’humain il lui faut privilégier le qualitatif. Et alors nous voyons surgir dans le Traité la notion de réificationNote 15, comme la métaphore même de la perte de contact avec la réalité, du monde humain vs monde inhumain, dit Minkowski: "A première vue, entre la réification, tournée vers la res, et la perte de contact avec la réalité du monde extérieur, avec prédominance excessive des mondes imaginaires ou des mondes abstraits, et également pensée déréelle de Bleuler, il y a incompatibilité. [...] L’objet nous apparaît non plus comme paradigme de la réalité, mais dans un certains sens comme produit d’abstraction relevant de la réalité dénudée". Cette notion déjà utilisé par Gabel, Lukacs et Lefebvre, provient à son tour du texte de Marx Le caractère fétiche de la marchandise. Ce texte tourne tout entier sur la théorie de la valeur, et constitue une profonde réflexion sur la dialectique du quantitatif et du qualitatif, et sur la déshumanisation des rapports humains, du social donc, dans le caractère fétiche de la marchandise, privilégiant le quantitatif sur le qualitatif Note 16.

Le cheminement de ses notions

Aux binaires dont Minkowski s’en est servi dans ses précedents ouvrages (rationnel/irrationel, temps/espace), il va rajouter un troisième: une dialectique bachelardienne entre le réel et l’irréel. Comme Ey l’a bien noté (7), ceci le rapproche beaucoup de l’inconscient freudien, dont il n’aimait guère parler Note 17, ou de l’imaginaire lacanien.

Mais comme le rappelle notre ami Belzeaux (4), l'introduction du langage dans la théorisation de la symbolisation, du social dirions nous ici, implique toujours un ternaire. Et vers la fin de son traité nous trouvons en présence non plus de deux principes vitaux, mais de trois pouvoirs formels fondamentaux: le pouvoir rationnel, le pouvoir affectif et le pouvoir sensoriel.

"Le premier se trouve centré sur l’objet, sur la chose; il se complaît dans l’immobile; son royaume est celui de l’anonymat, de l’extension, de l’universalité, de l’autrui. Le second a pour objet l’être humain en tant que notre prochain, tel qu’il nous est donné avant tout dans la rencontre humaine, dans tout mouvement de "sympathie"; ses caractères essentiels sont la proximité, l’intimité, la profondeur, mais en tant seulement que de celles-ci elle relève; fondé sur le phénomène de la faculté de vibrer à l’unisson avec l’ambiance, il est à la base de l’intimité du monde dans lequel nous vivons. Mais les êtres humains et les choses, l’univers et le monde n’épuisent encore la vie. Aussi le troisième pouvoir se trouve-t-il centré sur le Tout, sur le cosmos, sur les images qui, tournées vers nous, viennent de lui. Son royaume est celui, de la profondeur" (25, p. 735). Un "R.S.A" en rien superposable au "R.S.I". …En rien? Ça serait à voir…

POUR CONCLURE

Appelons Henri Ey (7) à la rescousse pour cette conclusion: "Ayant creusé en profondeur ou ayant tiré à la surface de l'exprimé la profondeur du vécu, l'auteur rencontre dans la psychopathologie encore et toujours la relation spécifique humaine qui lie l'être malade à l'être normal, l'homme malade à l'homme en général. Le livre s'achève, en effet par la méditation de l'auteur sur la vie humaine, sa problématique et sa dramatique telles qu'elles apparaissent encore et surtout lorsque l'homme souffre d'une maladie mentale, en reprenant sur ce mode "pathique" les souffrances générales de la vie humaine". "Eugène Minkowski est notre vénéré Maître pour être celui dont la vie est pour nous une leçon…" (7).

L'Homme et son Œuvre comme il se plairait bien à dire pour d'autres, sont là pour nous rappeler, qu'à l'heure de la fétichisation de la psychopathologie, de sa transformation en marchandise, avec ses certitudes localisatrices justifiant un fighting spirit inusité, et ses échelles réifiant quantitaviement - evidence based medecine obligeant! - toutes les facultés de l'âme devenues fonctions des lobes du cerveau/ordinateur royaume du cognitif, nous avons toujours à faire au qualitatif de la souffrance particulière, unique, d'un être humain, qui constitue l'essence de notre responsabilité de thérapeutes.



 
 
 

ANNEXE

EUGENE MINKOWSKI (1885-1972)

Le nom d'Eugène Minkowski n'est pas un des plus connus. Il est pourtant considéré, avec son ami Binswanger, comme le fondateur de la psychiatrie phénoménologique, à partir de la journée historique du 25 novembre 1922 où sont présentés à la 63° Journée de la Société Suisse de Psychiatrie à Zurich son étude "Un cas de mélancolie schizophrénique" et le rapport de Binswanger sur la phénoménologie. En France Lacan le reconnaît comme l'introducteur de la notion de structure dans la psychiatrie française. Henri Ey l'appelait "mon frère aîné". Joseph Gabel va se considérer comme l'un de ses élèves. En 1958 ses idées arrivent aux U.S.A. sous l'impulsion d'Henri Ellemberger et Rollo May. Le livre Existence, ouvrage collectif dédié à Minkowski et Binswanger a un accueil enthousiaste. En Angleterre le livre de Ronald Laing The divided self, porte en exergue une citation de Minkowski. Mais, essentiellement, la notion de schizophrénie de la psychiatrie française porte son sceaux. L'œuvre de Minkowski constitue ce que Thierry Trémine appelle "le refoulé de la psychiatrie française".

Eugeniusz Minkowski provient d'une vieille famille juive polonaise. Son père Augustes vivra un temps à Saint-Pétérsbourg où naît Minkowski. De retour à Varsovie, en 1905 Eugène va a hésiter sur la carrière à suivre: la philosophie, les mathématiques et la médecine. Il choisit, comme son frère, les études de médecine. Il suit les cours à la faculté de Varsovie, à cette époque occupée par les Russes. Les cours se font dans cette langue. Avec son frère, il participe à une manifestation réclamant le retour à la langue polonaise. La police va les doter d'un "antidiplome", leur interdisant la poursuite des études dans l'Empire Russe. Eugène part à Munich et y finit ses études en 1908. En 1909 les deux frères partent à Kazan, en Russie, où il est possible aux citoyens russes ayant finit leurs études à l'étranger de se présenter à un examen. C'est là qu'il connaît Rorschach, mais surtout Françoise Trockman qui deviendra Mme Minkoswka en 1913.

En 1911 o 1912, grâce à son épouse qui travaille chez Bleuler, il travaille un certain temps en tant qu'interne, mal rémunéré au Burghölzli (où travaillèrent aussi Jung, Binswanger, Abraham, et où Lacan fit un bref stage).

En 1915 décide de s'engager comme volontaire dans l'Armée Française et il est envoyé au front. Il participe à la bataille de Verdun. A la fin de la guerre il adopte la nationalité française et passe une troisième thèse de médecine, qu'il soutiendra en 1926 "La notion de contact avec la réalité et ses applications en psychopathologie"

Par la suite il va exercer avec beaucoup de difficultés dans différents établissements et fut chargé d'une consultation de psychothérapie à Sainte Anne. Il travailla aussi à l'Hôpital Rotschild. Il n'occupa jamais de poste officiel d'importance, ce qui lui valait le surnom du "plus vieux interne de France et de Navarre".

Pendant la deuxième guerre ils doivent porter l'étoile jaune. Ils se refusent à quitter Paris. Henri Ey évoquait le désarroi de Françoise Minkowska qui se réfugiait à la Bibliothèque de Sainte Anne. En 1943, la police de Vichy vient le chercher à son domicile pour le déporter. L'intervention in extremis de Michel Cénac va éviter sa déportation.

Il va présider un groupe hétéroclite d'assistantes sociales, des curées, d'infirmiers, employés de mairies: l'organisation OSE des initiales russes "Société de protection de la santé des populations juives". Plus de deux mille enfants, sans compter les adultes furent sauvés grâce à l'organisation. Plus de trente membres de l'OSE furent déportés.

A la fin de la 2ème guerre il reprend avec son épouse ses activités normalement. Françoise Minkowska meurt en 1950. Henri Ey lui rend hommage dans l'Evolution Psychiatrique: "Véhémente, opiniâtre et ardente, elle s'est dressée jusqu'à son dernier souffle comme pour nous rappeler que la science a une âme et que la passion de la vérité est une grande passion". Eugène Minkowski meurt en 1972.











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BIBLIOGRAPHIE

1) Allen (D.), Postface, in Minkowski (E.), Traité de Psychopathologie, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999, p. 893.

2) Allen (D.), Préface, in Minkowski (E.), La Schizophrénie, Petite Bilbiothèque Payot, 1997, p. IX.

3) Althusser (L.), Sur le jeune Marx, in Pour Marx, Maspéro, 1965.

4) Belzeaux (P.), La Notion de Représentation dans l'Organodynamisme d'Henri Ey, Introduction au débat avec la neurobiologie, la phénoménologie et la psychanalyse, in SitEy, http://psydoc-fr.broca.inserm.fr/Ey/AccueilEy.html (rubrique Textes et Débats).

5) Chamond (J.), Le temps de l'illégitimité dans la schizophrénie. Approche phénoménologique, L'Evolution Psychiatrique, Avril-Juin 1999; Vol. 64, N° 2, pp. 323-336.

6) Dictionnaire Critique du Marxisme, sous la direction de G. Labica, Presses Universitaires de France, 1982.

7) Ey (H.), A propos du Traité de psychopathologie de E. Minkowski, L'Evolution Psychiatrique 1968; (33) II: 363-7, Réédité dans L'Evolution Psychiatrique 1999; 64: 585-8.

8) Ey (H.), Un humaniste catalan dans le siècle et dans l'histoire, Editorial Trabucaire, 1997, p. 75.

9) Follin (S.), Bonnafé (L.), A propos de la psychogenèse, in Le problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses, Desclée de Brouwer, 1950, p. 159.

10) Follin (S.), Avant Propos, in Minkowski (E.), La Schizophrénie, p II.

11) Jung (C.), Psicología de la demencia precoz, Ediciones Paidos,, Barcelona, 1987.

12) Lacan (J.), De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, 1975, p. 138.

13) Lacan (J.), Compte rendu du Temps Vécu, de Minkowski E., in Recherches Philosophiques, 1935-1936, N°5, pp. 424-431.

14) Lacan (J.), Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, in Ecrits, Seuil, 1966, p. 283.

15) Lacan (J.), D’une Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, in Ecrits, Seuil, 1966, p 540.

16) Lacan (J.), L'Etourdit, Scilicet 4, Seuil, 1973, p. 31.

17) Lacan (J.), Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’Inconscient, Seuil, 1988, p. 81.

18) Lantéri Laura (G.), Introduction à l'œuvre psychopathologique d'Eugène Minkowski, Postface à Eugène Minkowski, Structure des Dépressions, Editions du Nouvel Objet, Paris, 1993.

19) Lantéri Laura (G.), Préface, in Minkowski (E.), Traité de Psychopathologie, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999.

20) Lantéri Laura (G.), La place de l'œuvre d'Eugène Minkowski dans la psychiatrie du XXème siècle et ses aspects philosophiques, in Eugène Minkowski , Une Œuvre Philosophique, Psychiatrique et Sociale, Collectif, Interligne, 1999.

21) Marx (K.), Le Capital, Livre I, Chap. I, Le caractère fétiche de la marchandise, The Marx-Engels Internet Archive, http://csf.Colorado.EDU/psn/marx.

22) Minkowski (E.), La Schizophrénie, Petite Bilbiothèque Payot, 1997.

23) Minkowski (E.), Au-delà du rationalisme morbide, L’Harmattan, 1997.

24) Minkowski (E.), Le Temps Vécu, Presses Universitaires de France, 1995.

25) Minkowski (E.), Traité de Psychopathologie, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999.

26) Pillard-Minkowski (J.), L'Harmonie avec la Vie, in Minkowski (E.), Au-delà du rationalisme morbide, L'Harmatan, 1997, p. 259.

27) Russ (J.), Les Chemins de la Pensée, Philosophie, Armand Colin, 1988.

28) Sauvagnat (F.), A propos des conceptions déficitaristes des troubles schizophréniques, in, Sciences et fictions, Psychanalyse et Recherches Universitaires (PERU), Clinique Psychanalytique et Psychopathologie Presse Universitaires de Rennes, 1999, p. 177.

29) Sève (L.), Forme, formation, transformation, in Structuralisme et dialectique, Editions Sociales, 1984, pp. 193-258.

30) Sève (L.), Sciences et dialectiques de la nature, La Dispute, 1998.

31) Sutter (J.), Les Minkowski: Eugène et Françoise, le couple inspiré, in Le Journal de Nervure, N° 7, Octobre 1995.

32) Tatossian (A), Phénoménologie des psychoses, Rapport de Psychiatrie, Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de Langue Française, LXXVIIème session, Masson, 1979.

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NOTES

1 Ici le terme problématique doit être compris dans le sens que lui donne Althusser: "Ce n'est pas la matière de la réflexion qui caractérise et qualifie la réflexion, mais, à ce niveau la modalité de la réflexion, le rapport effectif que la réflexion entretien avec ses objets, c'est-à-dire la problématique fondamentale à partir de laquelle sont réfléchis les objets de cette pensée. […] Cette question est justement possible parce que la problématique d'une pensée ne se borne pas au domaine des objets dont son auteur a traité" (3, pp. 64-65).
 
 

2 Nous ne résistons pas à noter la ressemblance de ces développements avec ceux de Freud dans Au delà du principe du plaisir ou dans Malaise dans la Civilisation, mais en même temps nous notons la grande distance qui les sépare car, cette dialectique de l'être et du devenir, finit, chez Freud, mal et vite, selon l'expression de Lacan.
 
 
 

3 Le grand groupe des psychoses endogènes est répartie entre P.M.D. et Schizophrénie à partir des notions de syntonie et schizoïdie: "Kretschmer et Bleuler ont précisé ces notions en cherchant avant tout à établir un lien intime entre chacune des deux grandes psychoses endogènes, la folie maniaque dépressive et la schizophrénie, et les constitutions correspondantes. La schizoïdie devenait la base constitutionnelle de la schizophrénie, et la syntonie celle de la folie maniaque dépressive" (22, p. 187).
 
 
 

4 Minkowski rendra hommage à ce propos à son ami Binswanger, un autre ancien de la Bürgholzli, et dans un texte à peine postérieur il dira "Il est à peine nécessaire d'ajouter que ces considérations ont plus d'un point commun avec la méthode phénoménologique de Husserl", 23, p. 95. C'est aussi le point que remarque Lacan (12, p. 138). Cette référence à Husserl constitue autre point d'écart avec Bleuler: "Quant à la phénoménologie, nous croyons pouvoir affirmer avec certitude que Bleuler a ignoré complètement l'œuvre philosophique de Husserl au moment où il écrivait son livre sur la schizophrénie", (22, p. 247).
 
 

5 "Il s’agit de voir maintenant, comment nous pouvons interpréter, de ce point de vue, les caractères essentiels du processus schizophrénique, c’est à dire jusqu’à quel point cette notion peut se montrer féconde à l’épreuve et contribuer au progrès de notre science. Nous exigeons d’elle de ne pas être uniquement une hypothèse explicative, mais en outre, de nous servir d’hypothèse de travail" (22, p. 88).
 
 
 

6 Nous le verrons plus tard utiliser une expression beaucoup plus éloignée de cette harmonie qu'il soutient ici : "les faits se décrivent en prose, la vie n'est pas faite uniquement de prose […] Il ne faut pas l'oublier, la vie par ses épreuves n'épargne personne et elle reste conflictuelle d'un bout à l'autre", extrait de "Souvenirs d'un vieux psychiatre", cité par Jeanine Pillard-Minkowski (26).
 
 
 

7 Follin avec son collègue Bonnafé vont donner en 1946 à Bonneval leur définition de l'homme malade: "L'individu est l'homme isolé relativement à son milieu social", (9, p. 159), et Lacan définira en 1973 le schizophrène comme un sujet qui se spécifie de n'être pris dans aucun discours, dans aucun lien social, (16, p. 31).
 
 
 

8 Henri Ey remarquait avec ironie à ce sujet: "Les "maladies mentales", formes rigides d'une triple fatalité étiologique, pathogénique et évolutive décevaient par avance tout effort et permettaient même aux plus entreprenants thérapeutes, après qu'ils eussent renoncé, d'abriter leur inaction sous le couvert d'une décourageante et jugée inéluctable nécessité", (8, p. 75).
 
 
 
 

9 Ce balancement entre qualité et quantité est toujours d’actualité. Sauvagnat le motre bien dans sa brillante étude sur l’histoire des notions déficitaires sur la schizophrénie: "Alors qu'au départ, dans les années trente, le débat se restreignait au domaine de la pensée schizophrénique, considérée par Goldstein comme étant "trop concrète" et par Cameron comme "trop inclusive", ce qui a généré toute une série de travaux tentant de mettre en évidence une spécificité de la "pensée schizophrénique", le débat le plus central étant celui entre les tenants d'une pensée "anormale" et ceux qui soutenaient l'hypothèse d'une pensée soutenue par une logique "normale"" (Sauvagnat (F.), A propos des conceptions déficitaristes des troubles schizophréniques, (27, p. 177). Le retour réductionniste actuel fait qu’on ne trouve que des études quantitatives, du côté de la statistique alors que le qualitatif est du côté du particulier, du concret, comme dirait Politzer, une référence que Minkowski ne refusait pas d’endoser. Minkowski disait d’ailleurs : "Les belles-lettres se situent souvent plus près de la réalité vivante que ne le fait la "science"" (25) , phrase inspirée de Politzer.
 
 
 

10 Subduction, du latin subducere, tirer de dessous (Dictionnaire Larousse).
 
 
 
 

11 Il analyse le phénomène "parcourir une distance pour atteindre un but fixe", p. ex. aller à la Concorde pour regarder les statues qu'y si trouvent. "Si je suis obligé de […] d'arrêter à mi-chemin ce que j'avais entrepris, cela n'équivaudra pas du tout à la moitié du but à atteindre" (24, p. 369).
 
 
 
 

12 Une très intéressante étude des rapports entre forme et structure a été faite par Lucien Sève: Forme, formation transformation, in Structuralisme et dialectique, Editions Sociales, 1984, pp. 193-258.
 
 
 
 

13 Pathos: (passion en grec). Aspect passif d'un changement, par où il est effet d'une cause, conçue elle-même comme action (poieîn). Le passionnel se définit par contraste avec le raisonnable, le rationnel, le logique. Toutefois opposer pathique versus logique, serait méconnaître le sémantisme riche de páthos. Il n'est pas sans intérêt de constater qu'un des premiers sens attestés de pasko est "jouir en parlent de la femme ou d'un pédéraste"; páthein, endurer un traitement ou être chatié; pénthein, "être dans le deuil"; pathikos, pédéraste passif;etc. (Encyclopédie Philosophique Universelle, Les Notions Philosophiques, Presses Universitaires de France, 1990, article pathos et passion).
 
 
 
 

14 Comment ne pas évoquer ici le projet de Lacan: "Cette topologie [...], sans se sentir lié à aucun souci de localisation corticale, est justement ce qui peut préparer le mieux les questions, dont on interrogera la surface du cortex" (15, p 540).
 
 
 
 

15 "La réification (all. Verdinglichtung) désigne, d'une manière critique, tout processus par lequel une réalité sociale ou un sujet individuel se trouvent niés en tant que tels et réduits à l'état de chose (res en latin). Deux ensembles de problèmes sont ainsi posés et consernent soit les mécnismes sociaux, soit les mécanismes psychologiques de cette réification" (Encyclopédie Philosophique Universelle, Presses Universitaires de France, 1990, art. Réification).
La réification: expose le procès de substitution des rapports entre des choses aux rapports entre hommes. C'est la transformation du produit du travail et de la force de travail en marchandises qui le rend possible, la valeur d'échange parvenant à dominer complètement la valeur d'usage, en particulier dans la forme de l'équivalent universel, l'argent. Pour Gabel, pathologie mentale et pathologie sociale se rejoignent, puisque la schizophrénie où se défait la dialectique du rapport sujet-monde, n'est qu'un effet de la structure marchande et de la conscience réifiée. Minkowski y est cité. Dictionnaire Critique du Marxisme (6) , article Réification.
 
 
 
 

16 C’est à ce même texte que renvoie Lacan (17, p. 81), pour signaler la première occurrence du Stade du Miroir.
 
 
 
 

17 Henri Ey force alors un peu la pensée de Minkowski lorsqu’à partir du mot "architectonie" que nos trouvons dans Le Traité, il postule un même point de vue avec l’organo-dynamisme (7).