INTRODUCTION
BIOGRAPHIE D'EUGENE MINKOWSKI
Lacan écrivit en 1935 un compte-rendu
du Temps Vécu dans la revue Recherches Philosophiques (13),
dirigée par Kojève, et Henri Ey en 1966 en fait un du Traité
de Psychopathologie dans leur revue à tous, L'Evolution Psychiatrique
(7). Que pouvons nous écrire d’autre après ça? Seulement
témoigner de ce que nous avons appris à la lecture de ce
Maître de la psychiatrie française, avec les questions qui
sont les nôtres dans notre contexte actuel.
MINKOWSKI, BLEULER ET LA PSYSCHIATRIE
FRANCAISE
L'œuvre psychiatrique de Minkowski va a
se développer en France, mais non sans difficultés. Comme
le rappelle Lantéri Laura (18), quand Minkowski sinstalle à
Paris, il ne trouve pas l'hospitalité que sa trajectoire devait
lui assurer. Russe, on le prend pour une espèce de bolchevique.
Ayant travaillé en Suisse allemande, on le prend pour un allemand.
Juif, on voit en lui un coreligionnaire de Trotski.
Henri Claude, lui ouvre les portes de sa
prestigieuse révue,
L'Encéphale. On attend de lui
un exposé de la conception de Bleuler pour un publique qu'ignore
l'allemand. En 1921, il rédige un article en trois parties: "La
schizophrénie et la notion de maladie mentale (sa conception dans
l'œuvre de Bleuler)". C'est aussi dans ces temps dans lesquels il participe
à la création, en 1925, du groupe L'Evolution Psychiatrique.
Peut-être son enfance en Russie aidant,
l'œuvre de Minkowski est construite sur le modèle des mamouschkas,
ces poupées russes s'emboîtant les unes dans les autres. Ainsi,
la ponctuation introduite par ses trois grands ouvrages, sont des moments
de synthèse de la myriade de travaux dans les différentes
revues dans lesquelles il a participé. Remarquable dans la fidélité
à ses sources, Minkowski, laisse évoluer sa pensée
en intégrant toutes ses références précédentes.
Bergson, Rationnel et Irrationnel
Allen (1) remarque que la conviction intime
de Minkowski est que la psychopathologie a besoin d’une théorie
dialectique du sujet, et que la clinique ne peut se nourrir d’elle-même
dans un champ clos et tautologique, et il aborde la schizophrénie
avec comme référence privilégiée la philosophie
de Bergson qui lui fournit sa problématique Note 1.
Nous verrons que son apport original, le
constitue la notion de rationalisme morbide et sa conception de l'autisme,
envers et revers d'une même médaille.
Raison et Instinct
Minkowski avait lu et été
fortement impressionné par l'Essai sur les données immédiates
de la conscience de Bergson dès 1909. Il faut donc resituer
le contexte épistémologique de cette période. Nous
avions déjà abordé dans un travail précédent
la mécanisation de la nature, résultante de la tendance réductionniste
issue du physicalisme allemand et du positivisme français et anglais.
Le modèle de la causalité mécanique, qui se veut le
paradigme de la scientificité, et de la rationalité tout
court, s'étend à tous les domaines. Il s'ensuit une réaction
de ceux qui traitent les phénomènes de la vie (biologie,
histoire) qui reprochent la mortification de la nature qu'induit cet identité.
Nous pouvons voir reflété
dans le binaire kantien entre causalité naturelle et causalité
par liberté, la justification d'une révolution industrielle
triomphante, en même temps qu'une sorte de nouvelle "Guide Pour Egarés"
avec sa distinction entre science et sagesse.
C'est alors contre cette identification
entre rationalité et mécanique que va s'élever une
philosophie de la nature qui fera l'éloge de l'irrationnalité
(en règle générale il été donné
peu de crédit à cette autre rationalité, la rationnalité
dialectique qui avait depuis toujours et dans les différentes
variantes de son histoire intégré le temps, le concret particulier,
le devenir, banni de la mécanique, comme le dit Sève - 30).
Nietzsche, de son côté, oppose
raison à verité: le langage, l'ordre, illusions qui se présentent
comme des aeternae veritaes, à la nécessité
de l'illogique et de l'irrationnel; l'univers dyonisiaque, de la volonté
de puissance, à celui d'Apollon, monde de la mesure et de la soumission
à la règle (27).
Une certaine parenté entre la pensée
de Bergson et celle de Nietzsche a été signalée en
particulier au sujet d'une posture anti-rationaliste. Pour Bergson, l'intelligence
se caractérise par une incompréhension naturelle de la vie.
"Notre intelligence, telle qu'elle sort des mains de la nature, a pour
objet principal le solide inorganisé" (in L'Evolution Créatrice,
cité par Russ 27, p. 414). Il existe aussi chez Bergson, une critique
du langage en tant qu'il "écrase ou tout au moins recouvre les impressions
délicates et fugitives de notre conscience individuelle" (in, Essai
sur les Données…, cité par Russ - 27). Il va l'opposer
à la durée, continuité qualitative de l'expérience
intérieure, durée qui s'oppose profondément au temps
homogène de la science. Le troisième grand concept de Bergson,
très proche de la volonté de puissance de Nietzsche est l'élan
vital, processus créateur imprévisible, propre à la
vie, et profondément antimécaniste.
LA SCHIZOPHRENIE
Le renversement de Minkowski
Minkowski oppose à l'associationnisme
de son Maître Bleuler, la philosophie de Bergson, et applique son
binaire "élan vital-intuition-durée vs raison-mécanicisme-analyse"
à la schizophrénie. Il dit en 1929 (23, p. 126): "L’intuition
et l’intelligence, le vivant et la mort, le devenir et l’être, le
temps vécu et l’espace, telles sont les diverses expressions des
deux principes fondamentaux qui, d’après Bergson, gouvernent notre
vie et notre activité. En réalité, ces deux principes
s’harmonisent fort bien. L’intuition et l’intelligence se rejoignent à
la poursuite d’un but commun, le devenir se déploie sans heurt dans
l’être, et l’être supporte, sans être réduit en
cendres, le contact du devenir. Il a fallu l’intuition géniale d’un
grand philosophe pour disjoindre ces deux principes Note 2".
Et à partir de ces deux principes il va opposer schizophrénie
à psychose maniaco-dépressive lorsque la pathologie les désagrège:
une défaillance des facteurs intuitifs et une hypertrophie morbide
des facteurs rationnels d'un côté, l’autre présentant
un état de choses diamétralement opposé Note
3.
Lantéri-Laura évoque la situation
de la psychiatrie française à l'époque, période
qu’on pourrait qualifier de positiviste, où il se font de repérages
qui paraissent à tous pérennes, tant il semblent correspondre
à la nature des choses. Le champ des délires chroniques dispose
des "distinctions assez claires fondées sur la référence
à des mécanismes tenus pour authentiquement originaux:
le
délire d’interprétation, la psychose hallucinatoire
chronique, et un peu plus tard, les délires d’imagination,
les psychoses à base d’automatisme et les psychoses passionnelles.
Ce domaine demeurait définitivement discontinu" (20, p. 18).
Avec la notion de schizophrénie
venue de Suisse, nous assistons à un renversement de la situation,
bien illustré par le tableau qu’Henri Ey ajoutait dans l’Encyclopédie
Médico-Chirurgicale, en 1955. Cette notion, qui est celle de Minkowski,
est donc une notion large.
La nécessité de postuler
un trouble essentiel, c'est à dire psychopathologique, Minkowski
l'hérite de Bleuler. Mais: "Sur bien des points je m'écarte
de Bleuler, et plus particulièrement, sous l'influence de Bergson,
je vois le trouble initial de la schizophrénie non pas dans un relâchement
des associations, mais dans la perte de contact vital avec la réalité;
c'est de cette perte de contact que j'essaie de déduire les symptômes
cardinaux et les manifestations les plus caractéristiques de la
schizophrénie" (22, p. 5). Fort de cet appui de Bergson, Minkowski
prend parti décidément contre la méthode analytique,
contre l'analyse factorielle: "Observer en spectateur impassible, comme
on le fait quand on regarde une coupe au microscope, énumérer
et classer les symptômes psychotiques, pour aboutir à un diagnostic
soi-disant "scientifique" par raison pure, ne nous suffira point", (22,
p. 70). "Au "diagnostic par raison" viendra se joindre "le diagnostic par
pénétration" Note 4" (22, p. 71), car en
psychiatrie "avec le diagnostic l'analyse clinique ne fait que commencer"
(22, p. 67). Devons-nous conclure à une posture anti-rationaliste,
que Lacan ne manquera pas de critiquer chez Minkowski? Rien n'est moins
sur, car il va exiger du trouble essentiel qu'il donne l'accès à
l'interprétation, à l'explication et à la pratique
Note
5, mais il est vrai, par ailleurs que c'est dans cette terminologie
qu'il s'exprime, de généalogie bergsonienne et nietzschéenne,
qui est celle aussi de ses inclinations spiritualistes.
L'harmonie avec la vie ou le contact
vital.
Nous avions signalé plus haut la
divergence entre le point de vue minkowskien et celui freudien, concernant
les rapports entre être et devenir. Ici l'œuvre de Minkowski touche
à ce point qui fait frontière, et qui concerne la conception
anthropologique qu'engagent les conceptions soutenues. Il fait partie de
l'illustre lignée d'humanistes à côté de Bergson,
Henri Ey ou Sartre, c'est à dire ceux pour qui il existe une complétude
de l'individu, une unité du sujet, qu'elle s'exprime sous le mode
de "sa liberté", "sa conscience", "son harmonie avec la vie", etc.,
opposée à cet autre lignée, non moins illustre qui
comporte Marx, Freud, Lacan, entre autres, pour qui l'individu est aliéné
dans ses structures économiques, sociales, psychiques ou langagières,
et en perpétuel conflit
Note 6.
Cette "harmonie merveilleuse" est le résultat
de la synthèse,
Aufhebung, des contraires minkowskiens: "Dans
la vie, l'intelligence et l'instinct ou, en d'autres termes, les facteurs
de notre psychisme se rapportant au solide, à l'inertie, à
l'espace, d'une part, et ceux se rapportant à la durée vécue,
au dynamisme, de l'autre, s'entrepénètrent et forment un
tout harmonieux. Insuffisant à lui seul à assurer l'existence
de l'individu, chacun de ces deux groupes de facteurs vient compléter
l'autre, en limitant en même temps, d'une façon naturelle
et appropriée, son champ d'action" (22, p. 89).
L'harmonie avec la vie est l'autre nom
de son concept "contact vital avec la réalité", du côté
de l'irrationnel: "Le contact vital avec la réalité semble
bien se rapporter aux facteurs irrationnels de la vie. Les concepts ordinaires
élaborés par la physiologie et la psychologie, tels que excitation,
sensation, réflexe, réaction motrice, etc. … passent à
côté, sans l’atteindre, sans même l’effleurer" (22,
p. 82). Mais, nous le verrons, il y a plus dans cette notion, caché
derrière ce langage irrationaliste.
Le rationalisme et le géométrisme
morbides
Follin le notait bien, dans le concept
de "contact vital": "Il faut souligner ici le terme vital, car ce que le
schizophrène perd, ce n'est pas la possibilité d'un simple
contact sensoriel avec l'ambiance mais la dynamique de ces contacts, c'est
à dire tout ce qui fait le caractère vivant de la relation
du sujet à autrui" (10, p II). C'est mettre l'accent sur la dimension
sociale de cette notion: la rupture avec le monde humain, le lien social
diront d'autres plus tard
Note 7.
Cette alchimie qu'il soutient entre raison
et instinct, est sociale de part en part, et comprend l'action humaine,
l'œuvre,
comme il s'exprime: "L'élan aboutit à l'œuvre (dans le sens
le plus large du mot) et celle-ci, quelque révolutionnaire qu'elle
puisse paraître, si seulement elle a quelque valeur elle
s'adresse
toujours à quelqu'un et tend à s'intégrer dans
la réalité […] (souligné par nous).
Là où la voix de l'élan
personnel devient par trop puissante et est prise à la lettre, là,
en un mot où on veut créer quelque chose d'absolument
personnel et où l'on ne veut que ça, l'œuvre ne devient pas
de plus en plus révolutionnaire ou de plus en plus originale; non
elle se dégrade et n'est alors qu'un geste pauvre détraqué
ou d'un malade" (22, pp. 162-163). Et la rupture de cet équilibre,
de cette harmonie, c'est le rationalisme morbide.
"Le fou "déraisonne" bien moins
souvent qu'on ne le croit, peut-être même ne déraisonne-t-il
jamais" (22, p. 76). Voilà l'essence de son rationalisme morbide,
qui n'est pas du tout un symptôme parmi d'autres mais l'essence même
de la folie. Comment ne pas évoquer ici l'avertissement de Pascal
"les hommes sont si nécessairement fous, que ce serait être
fou par un autre tour de folie, de ne pas être fou", cité
par Lacan dans son Rapport de Rome, lui qui disait "La psychose est un
essai de rigueur. En ce sens je dirais que je suis psychotique"?
Minkowski met en avant comment le schizophrène,
privé de la faculté d'assimiler tout ce qui est mouvement
et durée, frappé d'inertie dialectique pourrions-nous dire,
"tend à construire son comportement de facteurs et critères
dont le domaine propre, dans la vie normale, est uniquement la logique
et les mathématiques" (22, p. 104). C'est ce qu'il va appeler la
"pensée spatiale" des schizophrènes, à partir de l'opposition
espace/temps bergsonien. L'atrophie des facteurs qui relèvent de
l'instinct et sont "moulés sur la forme de la vie", ainsi que l'hypertrophie
compensatrice de tout ce qui a trait à l'intelligence qui "a pour
objet le solide inorganisé, qui ne sent à son aise que dans
le discontinu, dans l'immobilité, dans le mort", voilà ce
qui caractérise la schizophrénie pour Minkowski, cas cliniques
à l'appui.
Les attitudes morbides
A l'instar du rationalisme morbide, Minkowski
va à s'attacher à mettre en avant les "attitudes morbides",
véritables structures positives, dans le sens d'Henri Ey. "Quand
un des facteurs essentiels de la vie psychique vient à manquer,
ceux qui restent intacts tendent à se regrouper pour établir,
dans la mesure du possible, une sorte de nouvel équilibre. Celui-ci,
tout en présentant des caractères profondément morbides,
constitue néanmoins comme une planche de salut pour la personnalité
défaillante […]. Il essaye de sauvegarder ainsi son aspect humain"
(22, pp. 237-238). Ainsi naît la notion d'attitudes schizophréniques,
solutions psychiques face à la désagrégation découlant
de la perte de contact avec la réalité
L'attitude antithétique,
par exemple, "Tout acte de la vie est envisagé du point de vue de
l'antithèse rationnelle du oui et du non, ou plutôt du bien
et du mal, ou du permis et du défendu, ou de l'utile et du nuisible"
(22, p. 109). L'attitude interrogative, la bouderie morbide,
la rêverie morbide, les regrets morbides, ne constituent
point des "éléments" isolables propres à constituer
des chek-lists, mais véritables réponses concrètes,
d'un sujet en face à sa problématique, n'ayant de sens que
par rapport à son existence.
Ainsi doivent être comprises les
notions d'autisme riche et autisme pauvre: "Le premier a
pour prototype le rêve. Il est caractérisé avant tout
par la constitution d'un monde imaginaire. Les complexes y jouent un rôle
prépondérant. Ils déterminent le contenu des symptômes
[…], ainsi que les variations, souvent incompréhensibles pour nous"
(22, p. 172). L'autisme riche vise à ce qui a de vivant dans la
personnalité morbide, et Minkowski, à l'opposé de
Jaspers, montre bien que l'incompréhensibilité n'est telle
que pour nous, et que ces manifestations ont un contenu psychologique,
un sens précis et vivant. L'autisme pauvre montrera pour lui le
trouble schizophrénique à l'état pur, l'arrêt
ou le brisement de l'élan personnel.
La valeur thérapeutique de la
notion de Minkowski
La pensée de Minkowski sur la schizophrénie
est foncièrement anti défectuelle, et anti défaitiste
Note
8: "Depuis Kraepelin, ni la notion de démence précoce
ni, en conséquence, celle de schizophrénie n'impliquent aucunement
l'idée d'incurabilité […] Même dans les cas graves
des rémissions très tardives sont possibles" (22, p. 184).
Là il situe l'intérêt de ses conceptions, car comme
il le dit lui même "En psychiatrie, nos concepts nosologiques
peuvent avoir par eux-mêmes une valeur thérapeutique"
(22, p. 249). Et il signale la direction de l'effort que doit faire "la
psychiatrie contemporaine à devenir d'emblée, c'est à
dire de par la nature même de ces notions fondamentales, une psychiatrie
psychothérapeutique" (22, p. 254).
LE TEMPS VECU
Publié en 1933, dans ce texte Minkowski
va tempérer un peu son binaire espace-temps. Car, comme il le dit
lui-même, il intègre la phénoménologie husserlienne
assez effacée derrière l'influence bergsonienne dans son
ouvrage sur la schizophrénie. Le texte est divisé en deux
livres: un Livre I consacré à des études phénoménologiques
sur le temps vécu, et un Livre II contenant des études psychopathologiques.
Lacan le qualifie d' "Œuvre ambitieuse et ambiguë". Il relève
les propos de Minkowski à l'égard de Mignard "synthèse
de sa vie scientifique et de sa vie spirituelle - synthèse si rare
de nos jours, où on a pris l'habitude d'ériger une barrière
infranchissable entre la prétendue objectivité de la science
et les besoins spirituels de notre âme", comme un aveu des propres
positions métaphysiques de Minkowski. Il réclame "le droit
de restituer la barrière ici évoquée, qui certes n'est
pas pour nous infranchissable, mais constitue une nouvelle alliance entre
l'homme et la réalité" (13, p. 425). Et il remarque le triple
contenu de l'ouvrage: objectivation scientifique, analyse phénoménologique
et témoignage personnel. La contribution sans conteste étant
les données de la pathologie mentale où Minkowski apporte
une nouveauté méthodique, sa "référence au
point de vue de la structure, point de vue assez étranger, semble-til,
aux conceptions des psychiatres français, pour que beaucoup croient
encore qu'il s'agit là d'un équivalent de la psychologie
des facultés" (13, p. 426).
Livre I, La phénoménologie.
Le temps vécu ne s'agit pas du tout
du temps mesurable assimilable à un certain espace. Il est synonyme
de dynamisme et en même temps compatible avec les phénomènes
de durée et stabilité (qui sont autre chose que l'immobile
et le mort). Quelques exemples: le
souvenir avec son rappel du passé,
le désir et l'espérance tournés vers
l'avenir. Ces phénomènes ne peuvent pas être
examinés seulement comme se déroulant dans le temps, car
possédant une structure particulière, ils déterminent
la contexture du temps vécu (24, p. 15). Ainsi le mot clé
devient le devenir. Et lorsqu'il analyse la mémoire il souligne
l'aspect narratif de celle-ci, son rapport essentiel avec le langage. Cet
aspect narratif est celui qui lui permet de recentrer la notion de présent:
"le présent est un récit de l'action, que nous faisons pendant
que nous sommes en train d'agir" (24, p. 29).
Certains thèmes déjà
abordés dans La Schizophrénie retrouvent naturellement sa
place ici. En particulier l'élan personnel avec, à
la fois, un versant qui donne primauté à l'expérience
et un autre versant qui le situe comme
superindividuel,
transpersonnel.
Ici vont se concentrer les critiques que Lacan va lui adresser, en particulier
à l'aspect mystique, spiritualiste que Minkowski ne refuse pas.
Car cet aspect irrationnel de l'élan vital va trouver une
certaine contrée dans la psychanalyse qui "par cette rationalisation
même elle se montre puissante dans la vie collective, comme le fait
dans un autre ordre d'idées, le matérialisme historique avec
lequel elle a plus d'un point en commun" (24, p. 50), mais, pour Minkowski,
elle substitue ainsi ses images rationnelles à la source même
de notre vie. Minkowski est loin de rejeter toute portée thérapeutique
à la psychanalyse, au contraire car il a été témoin
de cette rencontre entre la psychanalyse et la schizophrénie dans
le Burghölzli de Bleuler. Faut-il encore rappeler que Jung et Abraham
y travaillèrent avec Binswanger, l'autre fondateur de la psychiatrie
phénoménologique avec Minkowski? D'autre part lorsqu'il va
évoquer les questions de contenu dans la psychose il se réfère
souvent à l'exemple de la thèse de Jung (11), du sens enfin
retrouvé de cette vielle malade répétant dans ses
stéréotypies les gestes de son amoureux de cordonnier, et
le changement introduit lorsque ce sens lui fut restitué. Mais il
le dit, c'est sur le plan des conceptions générales qu'il
y a rupture, c'est l'incompatibilité entre Freud et Bergson.
L'avenir est ainsi passé au crible
de l'opposition entre un savoir et un vécu. Mais sa question est
"comment vivons-nous l'avenir, indépendamment et avant tout savoir?"
(24, p. 72). Car l'avenir contient d'une façon primitive la notion
de direction dans le temps et fait que notre vie soit essentiellement
orientée vers l'avenir. Ainsi émerge une lignée de
structures qui de l'activité et l'attente en passant
par la prière va jusqu'à l'acte éthique.
L'avenir constitue cet horizon qui ne disparaît jamais et de ce fait
ne se confond pas avec le devenir, "L’avenir dure longtemps", disait douloureusement
Althusser...
La mort mérite aussi un chapitre
de réflexion et il fait apparaître des asymétries dans
cette notion avec l'opposition entre une mort immanente et qui n'est en
rien le contraire de la vie sinon ce qui l'encadre et lui donne un sens,
c'est à dire une mort dialectisable, la reconnaissance d'une mortalité
qui donne la première connaissance de l'avenir, et cet autre mort
transitive, qui brise notre élan vers l'avenir.
Livre II, La psychopathologie.
Dans l’ouverture de cette partie spécifiquement
psychopathologique et assez paradoxalement, en apparence, Minkowski va
rendre un vibrant hommage à De Clérambault et sa conception
d’automatisme mental. Il met clairement en avant le fait qu’il n’est pas
satisfait des conceptions à l’époque connues comme organogénèse
et psychogénèse, mais le fait d’avoir mis en relief un syndrome
fondamental lui apparaît d’une grande valeur.
Ainsi reprend-il sa notion du trouble générateur
pour marquer ses différences avec la psychologie, "cette psychologie
des facultés de l’âme à jamais scolastique" (13) cible
des diatribes de Lacan qui, malgré ses critiques se solidarise entièrement
avec Minkowski sur ce point.
De ce qu’il distingue comme le double aspect
des troubles mentaux, forme et contenu, Minkowski va s’attacher à
ce qui lui semble le plus fondamental: la forme. S’il compare la théorie
de Bleuler avec une théorie anatomo-médicale, dans le sens
ou l’âme est disséquée en fonctions isolées,
en tant que toute la situation est envisagée du point de vue de
"être malade", c’est pour lui opposer son attitude qui conçoit
les manifestations psychiques comme une unité, son objet
n’est pas un psychisme dissocié (dans le sens habituel du terme),
mais une vie psychique
sui generis. Il oppose l’"être malade"
à l’"être différent", et dit-il "pour parler avec Gruhle,
nous mettons maintenant à la place d’un "moins" un "différemment""
Note
9 (24, p. 233). C’est ce qu’il définit comme l’attitude phénoméno-psychopathologique.
Essentielle dialectique du quantitatif et du qualitatif dont nous allons
en parler plus loin.
Ainsi Minkowski va se livrer à des
magnifiques études cliniques sur les états dépressifs,
démontrant cliniquement, entre autres choses, qu’entre dépression
réactionnelle et mélancolie il n’est pas question de quantité
mais de qualité.
La phénoménologie du temps
va trouver son terrain idéal dans les états dépressifs.
L’opposition entre le temps vécu, le temps dynamique et la mécanisation
du temps des états mélancoliques; l’absence de l’orientation
de notre vie vers l’avenir qui lui donne un sens, l’absence de projet et
l’omniprésence de cette mort transitive, constituent des trouvailles
cliniques de sa méthode. L’abondance des cas cliniques, en parfait
accord avec son fondement théorique, nous appelle à inciter
leur lecture, plutôt que de tenter des mauvaises synthèses...
Pour ce qui est des états maniaques,
Minkowski signale bien que son activité psychique n’est pas une
activité plus rapide, ce que de nos jours représenterait
un avantage, mais uniquement un contact instantané, qui manque
de pénétration. L’excité maniaque ne vit que dans
le maintenant, il n’y a plus de présent, comme en général
il n’y a plus du tout de déploiement dans le temps. Et il reprend
les conseils d’un collègue qui remarquait qu’on réussissait
parfois à calmer pour un temps les maniaques en fixant leur attention
sur le passé, car en faisant intervenir le passé, nous libérons
le maniaque de l’emprise du maintenant dans laquelle il se trouve et dont
il est incapable de faire un présent. L’analyse structurale de l’excitation
maniaque, à l’égal que la dépression mélancolique
se laissent définir comme manifestation d’une subduction mentaleNote
10 dans le temps.
Le dernier chapitre du livre marque l'éloignement
du binaire bergsonien espace/temps pour s'ouvrir à un espace
vécu, amathématique et agéométrique. Il
signale que l'espace vécu forme un tout indivisible Note
11 où la distance a une toute autre signification que la juxtaposition
de points dans l'espace. Elle a un caractère purement qualitatif.
L'analyse phénoménologique de l'espace diffère de
sa conception géométrique. Les concepts d'imprévu,
de hasard, de coïncidence, de contingence ont le plus d'affinité.
L'absence de la notion de hasard aboutit sur une conception délirante
persécutive. Les hallucinations constituent des néoproductions,
font partie d'un monde désocialisé. Minkowski signale
bien comment l'automatisme mental réalise une subduction mentale
dans l'espace.
LE TRAITE DE PSYCHOPATHOLOGIE
Tatossian (32) notait bien deux lignées
de psychiatres phénoménologues: Minkowski, qui ne fait qu'accessoirement
appel aux philosophes et n'insiste pas à l'extrême sur la
spécificité phénoménologique, et Binswanger
qui consacre une grand part de son rapport aux notions d'eïdos et
d'intentionnalité de Husserl. Cette différence se mantiendra
lorsqu'à partir de 1930 Sein und Zeit devient la référence
philosophique principale de Binswanger, d'autant plus que Minkowski affichait
clairement qu’il n’appréciait pas Heidegger, ce que regrettait Lacan
(13).
Nous retrouvons à l'intérieur
de cette "grande mamouschka", la dernière, plusieurs questions déjà
abordées antérieurement. La dialectique forme/contenu en
est une qui traverse son œuvre: "Entre la psychiatrie clinique et la psychanalyse,
trouve sa place de cette manière l’analyse structurale. Elle
ne s’occupe pas du contenu, mais s’adresse à la forme. Elle ne conçoit
pas cette forme comme immobile mais cherche au contraire à l’appréhender
dans sa mobilité, dans son dynamisme vivant" (25, p. 589). Il s'agit
dans son œuvre d'une forme dialectique. Nous savons que tant Lacan que
Ey reconnaissent en Minkowski, l’introducteur en France de la notion de
structure,
notion qui est loin d’avoir un sens univoque Note 12.
Les rapports de Minkowski avec la psychanalyse sont difficiles. Lacan aurait
souhaité chez ce penseur "une méconnaissance moins systématique",
soupesant le terme méconnaissance. En effet, Minkowski identifiait
la pensée de Freud à une phyisikalistiche theorie.
D'autre part, il est notable l’absence quasi totale de toute référence
directe aux textes de Freud dans ses ouvrages majeurs. A sa place apparaissent
Paul Schift, M. Boss et surtout Jung. Ce qu’il appelait la psychopathologie
affective, qu'il identifié au "contenu", était beaucoup
plus proche de la psychologie junguienne qui l’avait marqué lors
de son passage au Burghölzli "Je me sens plus près de lui que
de Freud" (25, p. 411). Mais cette opposition de principe, produit d’une
réduction de l’œuvre du Maître de Vienne à certaines
de ses références épistémologiques, masque
bien certains points de concordance, comme nous le verrons.
L’anthropologique, le social.
Sa méthode, qu’il aimait bien appeler
psychopathologie, il la définissait comme une psychologie du pathos
humain Note 13. Le pathos humain étant une
réflexion sur la souffrance des assises de la personne humaine,
où l'angoisse, l'affectivité, l'expression, la spontanéité,
l'authenticité trouvent leur place. Elle ne se réfère
pas à des psychologies dites "scientifiques", "soigneusement épurés
souvent de tout ce qu'il y a de vraiment humain dans notre existence" (25,
p. 65). Elle se veut une psychologie de l'être humain. Et c’est sur
le terme humain qu’il faut bien poser l’accent, car cela implique une conception
anthropologique donnée.
"Loin de moi la tendance à suspendre
le psychique dans le vide. Je crois seulement que le "psychique" trouve
son fondement non uniquement dans les relations organo-psychiques, mais
encore dans les primitives et fondamentales relations interhumaines" (25,
p. 29). C’est donc d’emblée le social qui marque sa conception anthropologique.
"Nous appartenons à un groupe, à une collectivité,
à une profession, à une corporation, et les liens qui rattachent
les divers membres d'un groupe seront plus ou moins extrinsèques
(lieux, temps, histoire, filiation, "j'en suis un membre"). Ressortir à…
semble vouloir aller jusqu'à la source même de la vie. En
dépassant ce qui se situe dans le temps et dans l'espace, ce qui
n'est que conditions et circonstances, il touche au lien qui, d'une manière
primitive et intrinsèque cette fois-ci, unit les êtres humains
en en constituant la commune mesure" (25, p. 78). "C'est l'humainement
commun qui prime, et de loin, les individus isolés" (25, p. 123).
Ceci constitue la réalité humaine, l'ambiance, pour Minkowski.
La psychose et le social
La rupture avec l’ambiance est l’essence
de la folie. Pour lui les fous ne forment point de communauté. Ce
sont des êtres hors-discours. Et ceci constitue le point de départ
d’une critique du parallélisme schizo-primitif (que nous pourrions
étendre à certains courants de l’ethnopsychiatrie, qui ont
trop tendance à oublier que le problème psychopathologique
est un problème particulier, hors-culture). Et au lieu de centrer
la question sur une éventuelle régression à des stades
primitifs, il met l’accent sur le phénomène de la croyance:
"La croyance se met toujours en perspective sur le collectif ou mieux,
sur l'humainement commun: elle demande, ne fût-ce que virtuellement,
à être partagée. Cela fait que pour les propos des
schizophrènes l'idée réelle "croyance" ne nous vient
guère à l'esprit. […] Cela ne signifie point évidemment
qu'il n'y croit pas et qu'il cherche à nous induire nous ou lui-même,
en erreur, à nous tromper. Le tout se situe sur le plan d'existence
que "être un schizophrène" réalise. Par là nous
rejoignons ce que nous disions dès le début de la différence
qualitative qui sépare la mentalité primitive de la façon
d'être autistique du schizophrène" (25, p. 402). Croyance
délirante sur fond d’incroyance collective... Nous trouvons dans
la très belle étude de Jeanine Chamond une excellente illustration
de cet être-dans-le-monde du schizophrène: "Dans une
existence en défaut de continuité, où rien n'est véritablement
arrimé, il est condamné à une errance, tout à
la fois temporelle, spatiale, identitaire, langagière, à
la marge du monde commun. Non légitimé dans l'institution
symbolique, sans arrimage dans le temps de la communauté, sans parvenir
à faire expérience, il est aussi privé de la justification
de soi que donne l'expérience naturelle du monde. Son drame peut
prendre le sens d'une illégitimité à exister" (5,
p. 323).
Mais ce que nous pourrions appeler chez
Minkowski sans trop forcer l’excentration de l’essence humaine,
à l’image d'autres excentrations…, n’est point un déterminisme
social, ni encore moins un déterminisme biologique: "Transmis avec
fatalité, susceptibles de peser à l'occasion lourdement sur
la destinée, les traits héréditaires n'épuisent
point la personne humaine. Il reste toujours une marge, marge plus ou moins
large, nous le voulons bien, mais qui à vrai dire existe toujours.
La personne humaine est appelée à pétrir de ses mains
ce qui a pu lui être imposé en dehors d'elle, et de se donner,
de s'affirmer d'une manière qui lui est propre" (25, p. 264). C’est
ce même terme de marge qui venait dans la plume de Freud lorsque
celui-ci s’occupait du cas Léonard de Vinci.
L'anthropologie et la psychopathologie
de Minkowski exigent qu'on tienne en compte les assises sociales de l'individu
humain, et ce pas comme une contingence mais comme une nécessité.
La méthodologie
La notion de forme, de structure, de totalité,
impose un renversement méthodologique par rapport à la psychologie:
"Ce qui compte ce n'est pas tant le "symptôme" que le fond mental
dont il procède, et qui en détermine la signification" (25,
p. 34). Minkowski critique ainsi la séméiologie courante,
les classification "sensualistes" des hallucinations issues des théories
des facultés de l’âme, qui ne voient pas que ""voir"
et "entendre", etc., admettent, pour ce qui est de leur signification,
dans la vie normale déjà, certaines nuances et par conséquent
certaines différences qui sont d'un tout autre ordre que la différence
qui existe entre une perception et une représentation" (25, p. 49).
Cette priorité donnée à
la forme le fait glisser du quantitatif au qualitatif. Sa position méthodologique
comporte comme conséquence qu'au lieu de partir de troubles légers,
plus ou moins proches du normal, pour passer ensuite à des troubles
plus graves et à n'y voir ainsi que des différences de degré,
quantitatives, "nous aurons à placer au centre, en mettant ainsi
l'accent sur le "qualitatif", les troubles les plus graves, telles la conviction
délirante ou encore les hallucinations, quitte à rechercher
par la suite, en sens inverse […]. Avant toute tentative d'explication,
il y a lieu de fixer le regard sur le fait étudié afin de
préparer les caractères essentiels" (25, p. 55) Note
14.
Pathologie du psychologique ou psychologie
du pathologique (quantitatif et qualitatif)
"Nous arrivons ainsi à un point
crucial. Ce n'est plus "être malade" qui sert en premier lieu de
porte d'entrée à nos investigations, mais être différemment
[…] Nous avons au premier abord un être radicalement différent
devant nous, et par le vocable "radicalement" nous traduisons qu'il s'agit
de tout autre chose que de simples différences individuelles, comme
nous le constatons à chaque pas dans la vie courante, ni de ces
graduations qui, sur le plan empirique, peuvent mener insensiblement du
normal au pathologique" (25, p. 80).
Cette dialectique du quantitatif et du
qualitatif constitue une clef de la pensée minkowskienne. Car pour
définir l’humain il lui faut privilégier le qualitatif.
Et alors nous voyons surgir dans le Traité la notion de réificationNote
15, comme la métaphore même de la perte de contact avec
la réalité, du monde humain vs monde inhumain, dit Minkowski:
"A première vue, entre la réification, tournée vers
la res, et la perte de contact avec la réalité du monde extérieur,
avec prédominance excessive des mondes imaginaires ou des mondes
abstraits, et également pensée déréelle de
Bleuler, il y a incompatibilité. [...] L’objet nous apparaît
non plus comme paradigme de la réalité, mais dans un certains
sens comme produit d’abstraction relevant de la réalité dénudée".
Cette notion déjà utilisé par Gabel, Lukacs et Lefebvre,
provient à son tour du texte de Marx Le caractère fétiche
de la marchandise. Ce texte tourne tout entier sur la théorie
de la valeur, et constitue une profonde réflexion sur la dialectique
du quantitatif et du qualitatif, et sur la déshumanisation des rapports
humains, du social donc, dans le caractère fétiche de la
marchandise, privilégiant le quantitatif sur le qualitatif Note
16.
Le cheminement de ses notions
Aux binaires dont Minkowski s’en est servi
dans ses précedents ouvrages (rationnel/irrationel, temps/espace),
il va rajouter un troisième: une dialectique bachelardienne entre
le réel et l’irréel. Comme Ey l’a bien noté (7), ceci
le rapproche beaucoup de l’inconscient freudien, dont il n’aimait guère
parler Note 17, ou de l’imaginaire lacanien.
Mais comme le rappelle notre ami Belzeaux
(4), l'introduction du langage dans la théorisation de la symbolisation,
du social dirions nous ici, implique toujours un ternaire. Et vers la fin
de son traité nous trouvons en présence non plus de deux
principes vitaux, mais de trois pouvoirs formels fondamentaux: le pouvoir
rationnel, le pouvoir affectif et le pouvoir sensoriel.
"Le premier se trouve centré sur
l’objet,
sur la chose; il se complaît dans l’immobile; son royaume est celui
de l’anonymat, de l’extension, de l’universalité, de l’autrui.
Le second a pour objet l’être humain en tant que notre prochain,
tel qu’il nous est donné avant tout dans la rencontre humaine, dans
tout mouvement de "sympathie"; ses caractères essentiels sont la
proximité, l’intimité, la profondeur, mais en tant seulement
que de celles-ci elle relève; fondé sur le phénomène
de la faculté de vibrer à l’unisson avec l’ambiance, il est
à la base de l’intimité du monde dans lequel nous
vivons. Mais les êtres humains et les choses, l’univers et le monde
n’épuisent encore la vie. Aussi le troisième pouvoir se trouve-t-il
centré sur le Tout, sur le cosmos, sur les images qui, tournées
vers nous, viennent de lui. Son royaume est celui, de la profondeur" (25,
p. 735). Un "R.S.A" en rien superposable au "R.S.I". …En rien? Ça
serait à voir…
POUR CONCLURE
Appelons Henri Ey (7) à la rescousse
pour cette conclusion: "Ayant creusé en profondeur ou ayant tiré
à la surface de l'exprimé la profondeur du vécu, l'auteur
rencontre dans la psychopathologie encore et toujours la relation spécifique
humaine qui lie l'être malade à l'être normal, l'homme
malade à l'homme en général. Le livre s'achève,
en effet par la méditation de l'auteur sur la vie humaine, sa problématique
et sa dramatique telles qu'elles apparaissent encore et surtout lorsque
l'homme souffre d'une maladie mentale, en reprenant sur ce mode "pathique"
les souffrances générales de la vie humaine". "Eugène
Minkowski est notre vénéré Maître pour être
celui dont la vie est pour nous une leçon…" (7).
L'Homme et son Œuvre comme il se
plairait bien à dire pour d'autres, sont là pour nous rappeler,
qu'à l'heure de la fétichisation de la psychopathologie,
de sa transformation en marchandise, avec ses certitudes localisatrices
justifiant un fighting spirit inusité, et ses échelles
réifiant quantitaviement - evidence based medecine obligeant! -
toutes les facultés de l'âme devenues fonctions
des lobes du cerveau/ordinateur royaume du cognitif, nous avons toujours
à faire au qualitatif de la souffrance particulière, unique,
d'un être humain, qui constitue l'essence de notre responsabilité
de thérapeutes.
ANNEXE
EUGENE MINKOWSKI (1885-1972)
Le nom d'Eugène Minkowski n'est
pas un des plus connus. Il est pourtant considéré, avec son
ami Binswanger, comme le fondateur de la psychiatrie phénoménologique,
à partir de la journée historique du 25 novembre 1922 où
sont présentés à la 63° Journée de la Société
Suisse de Psychiatrie à Zurich son étude "Un cas de mélancolie
schizophrénique" et le rapport de Binswanger sur la phénoménologie.
En France Lacan le reconnaît comme l'introducteur de la notion de
structure dans la psychiatrie française. Henri Ey l'appelait "mon
frère aîné". Joseph Gabel va se considérer comme
l'un de ses élèves. En 1958 ses idées arrivent aux
U.S.A. sous l'impulsion d'Henri Ellemberger et Rollo May. Le livre Existence,
ouvrage collectif dédié à Minkowski et Binswanger
a un accueil enthousiaste. En Angleterre le livre de Ronald Laing The
divided self, porte en exergue une citation de Minkowski. Mais, essentiellement,
la notion de schizophrénie de la psychiatrie française porte
son sceaux. L'œuvre de Minkowski constitue ce que Thierry Trémine
appelle "le refoulé de la psychiatrie française".
Eugeniusz Minkowski provient d'une vieille
famille juive polonaise. Son père Augustes vivra un temps à
Saint-Pétérsbourg où naît Minkowski. De retour
à Varsovie, en 1905 Eugène va a hésiter sur la carrière
à suivre: la philosophie, les mathématiques et la médecine.
Il choisit, comme son frère, les études de médecine.
Il suit les cours à la faculté de Varsovie, à cette
époque occupée par les Russes. Les cours se font dans cette
langue. Avec son frère, il participe à une manifestation
réclamant le retour à la langue polonaise. La police va les
doter d'un "antidiplome", leur interdisant la poursuite des études
dans l'Empire Russe. Eugène part à Munich et y finit ses
études en 1908. En 1909 les deux frères partent à
Kazan, en Russie, où il est possible aux citoyens russes ayant finit
leurs études à l'étranger de se présenter à
un examen. C'est là qu'il connaît Rorschach, mais surtout
Françoise Trockman qui deviendra Mme Minkoswka en 1913.
En 1911 o 1912, grâce à son
épouse qui travaille chez Bleuler, il travaille un certain temps
en tant qu'interne, mal rémunéré au Burghölzli
(où travaillèrent aussi Jung, Binswanger, Abraham, et où
Lacan fit un bref stage).
En 1915 décide de s'engager comme
volontaire dans l'Armée Française et il est envoyé
au front. Il participe à la bataille de Verdun. A la fin de la guerre
il adopte la nationalité française et passe une troisième
thèse de médecine, qu'il soutiendra en 1926 "La notion de
contact avec la réalité et ses applications en psychopathologie"
Par la suite il va exercer avec beaucoup
de difficultés dans différents établissements et fut
chargé d'une consultation de psychothérapie à Sainte
Anne. Il travailla aussi à l'Hôpital Rotschild. Il n'occupa
jamais de poste officiel d'importance, ce qui lui valait le surnom du "plus
vieux interne de France et de Navarre".
Pendant la deuxième guerre ils doivent
porter l'étoile jaune. Ils se refusent à quitter Paris. Henri
Ey évoquait le désarroi de Françoise Minkowska qui
se réfugiait à la Bibliothèque de Sainte Anne. En
1943, la police de Vichy vient le chercher à son domicile pour le
déporter. L'intervention
in extremis de Michel Cénac
va éviter sa déportation.
Il va présider un groupe hétéroclite
d'assistantes sociales, des curées, d'infirmiers, employés
de mairies: l'organisation OSE des initiales russes "Société
de protection de la santé des populations juives". Plus de deux
mille enfants, sans compter les adultes furent sauvés grâce
à l'organisation. Plus de trente membres de l'OSE furent déportés.
A la fin de la 2ème guerre
il reprend avec son épouse ses activités normalement. Françoise
Minkowska meurt en 1950. Henri Ey lui rend hommage dans l'Evolution Psychiatrique:
"Véhémente, opiniâtre et ardente, elle s'est dressée
jusqu'à son dernier souffle comme pour nous rappeler que la science
a une âme et que la passion de la vérité est une grande
passion". Eugène Minkowski meurt en 1972.
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BIBLIOGRAPHIE
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Traité
de Psychopathologie, Les Empêcheurs de Penser en Rond, 1999,
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dans l'Organodynamisme d'Henri Ey, Introduction au débat avec la
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http://psydoc-fr.broca.inserm.fr/Ey/AccueilEy.html
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19) Lantéri Laura (G.), Préface,
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20) Lantéri Laura (G.), La place
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25) Minkowski (E.), Traité de
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27) Russ (J.), Les Chemins de la Pensée,
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28) Sauvagnat (F.), A propos des conceptions
déficitaristes des troubles schizophréniques, in, Sciences
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Psychanalytique et Psychopathologie Presse Universitaires de Rennes, 1999,
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29) Sève (L.), Forme, formation,
transformation, in Structuralisme et dialectique, Editions Sociales,
1984, pp. 193-258.
30) Sève (L.), Sciences et dialectiques
de la nature, La Dispute, 1998.
31) Sutter (J.), Les Minkowski: Eugène
et Françoise, le couple inspiré, in Le Journal de Nervure,
N° 7, Octobre 1995.
32) Tatossian (A), Phénoménologie
des psychoses, Rapport de Psychiatrie, Congrès de Psychiatrie
et de Neurologie de Langue Française, LXXVIIème session,
Masson, 1979.
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NOTES
1 Ici le terme problématique
doit être compris dans le sens que lui donne Althusser: "Ce n'est
pas la matière de la réflexion qui caractérise et
qualifie la réflexion, mais, à ce niveau la modalité
de la réflexion, le rapport effectif que la réflexion
entretien avec ses objets, c'est-à-dire la problématique
fondamentale à partir de laquelle sont réfléchis
les objets de cette pensée. […] Cette question est justement possible
parce que la problématique d'une pensée ne se borne
pas au domaine des objets dont son auteur a traité" (3, pp. 64-65).
2 Nous ne résistons
pas à noter la ressemblance de ces développements avec ceux
de Freud dans Au delà du principe du plaisir ou dans Malaise dans
la Civilisation, mais en même temps nous notons la grande distance
qui les sépare car, cette dialectique de l'être et du devenir,
finit, chez Freud, mal et vite, selon l'expression de Lacan.
3 Le grand groupe des
psychoses endogènes est répartie entre P.M.D. et Schizophrénie
à partir des notions de syntonie et schizoïdie: "Kretschmer
et Bleuler ont précisé ces notions en cherchant avant tout
à établir un lien intime entre chacune des deux grandes psychoses
endogènes, la folie maniaque dépressive et la schizophrénie,
et les constitutions correspondantes. La schizoïdie devenait la base
constitutionnelle de la schizophrénie, et la syntonie celle de la
folie maniaque dépressive" (22, p. 187).
4 Minkowski rendra hommage
à ce propos à son ami Binswanger, un autre ancien de la Bürgholzli,
et dans un texte à peine postérieur il dira "Il est à
peine nécessaire d'ajouter que ces considérations ont plus
d'un point commun avec la méthode phénoménologique
de Husserl", 23, p. 95. C'est aussi le point que remarque Lacan (12, p.
138). Cette référence à Husserl constitue autre point
d'écart avec Bleuler: "Quant à la phénoménologie,
nous croyons pouvoir affirmer avec certitude que Bleuler a ignoré
complètement l'œuvre philosophique de Husserl au moment où
il écrivait son livre sur la schizophrénie", (22, p. 247).
5 "Il s’agit de voir
maintenant, comment nous pouvons interpréter, de ce point de vue,
les caractères essentiels du processus schizophrénique, c’est
à dire jusqu’à quel point cette notion peut se montrer féconde
à l’épreuve et contribuer au progrès de notre science.
Nous exigeons d’elle de ne pas être uniquement une hypothèse
explicative, mais en outre, de nous servir d’hypothèse de travail"
(22, p. 88).
6 Nous le verrons plus
tard utiliser une expression beaucoup plus éloignée de cette
harmonie qu'il soutient ici : "les faits se décrivent en prose,
la vie n'est pas faite uniquement de prose […] Il ne faut pas l'oublier,
la vie par ses épreuves n'épargne personne et elle reste
conflictuelle d'un bout à l'autre", extrait de "Souvenirs d'un vieux
psychiatre", cité par Jeanine Pillard-Minkowski (26).
7 Follin avec son collègue
Bonnafé vont donner en 1946 à Bonneval leur définition
de l'homme malade: "L'individu est l'homme isolé relativement à
son milieu social", (9, p. 159), et Lacan définira en 1973 le schizophrène
comme un sujet qui se spécifie de n'être pris dans aucun discours,
dans aucun lien social, (16, p. 31).
8 Henri Ey remarquait
avec ironie à ce sujet: "Les "maladies mentales", formes rigides
d'une triple fatalité étiologique, pathogénique et
évolutive décevaient par avance tout effort et permettaient
même aux plus entreprenants thérapeutes, après qu'ils
eussent renoncé, d'abriter leur inaction sous le couvert d'une décourageante
et jugée inéluctable nécessité", (8, p. 75).
9 Ce balancement entre
qualité et quantité est toujours d’actualité. Sauvagnat
le motre bien dans sa brillante étude sur l’histoire des notions
déficitaires sur la schizophrénie: "Alors qu'au départ,
dans les années trente, le débat se restreignait au domaine
de la pensée schizophrénique, considérée par
Goldstein comme étant "trop concrète" et par Cameron comme
"trop inclusive", ce qui a généré toute une série
de travaux tentant de mettre en évidence une spécificité
de la "pensée schizophrénique", le débat le plus central
étant celui entre les tenants d'une pensée "anormale" et
ceux qui soutenaient l'hypothèse d'une pensée soutenue par
une logique "normale"" (Sauvagnat (F.), A propos des conceptions déficitaristes
des troubles schizophréniques, (27, p. 177). Le retour réductionniste
actuel fait qu’on ne trouve que des études quantitatives, du côté
de la statistique alors que le qualitatif est du côté du particulier,
du concret, comme dirait Politzer, une référence que Minkowski
ne refusait pas d’endoser. Minkowski disait d’ailleurs : "Les belles-lettres
se situent souvent plus près de la réalité vivante
que ne le fait la "science"" (25) , phrase inspirée de Politzer.
10 Subduction, du latin
subducere,
tirer de dessous (Dictionnaire Larousse).
11 Il analyse le phénomène
"parcourir une distance pour atteindre un but fixe", p. ex. aller à
la Concorde pour regarder les statues qu'y si trouvent. "Si je suis obligé
de […] d'arrêter à mi-chemin ce que j'avais entrepris, cela
n'équivaudra pas du tout à la moitié du but à
atteindre" (24, p. 369).
12 Une très
intéressante étude des rapports entre forme et structure
a été faite par Lucien Sève: Forme, formation transformation,
in Structuralisme et dialectique, Editions Sociales, 1984, pp. 193-258.
13 Pathos: (passion
en grec). Aspect passif d'un changement, par où il est effet d'une
cause, conçue elle-même comme action (poieîn). Le passionnel
se définit par contraste avec le raisonnable, le rationnel, le logique.
Toutefois opposer pathique versus logique, serait méconnaître
le sémantisme riche de páthos. Il n'est pas sans intérêt
de constater qu'un des premiers sens attestés de pasko est
"jouir en parlent de la femme ou d'un pédéraste"; páthein,
endurer un traitement ou être chatié; pénthein, "être
dans le deuil"; pathikos, pédéraste passif;etc. (Encyclopédie
Philosophique Universelle, Les Notions Philosophiques, Presses Universitaires
de France, 1990, article pathos et passion).
14 Comment ne pas évoquer
ici le projet de Lacan: "Cette topologie [...], sans se sentir lié
à aucun souci de localisation corticale, est justement ce qui peut
préparer le mieux les questions, dont on interrogera la surface
du cortex" (15, p 540).
15 "La réification
(all. Verdinglichtung) désigne, d'une manière critique, tout
processus par lequel une réalité sociale ou un sujet individuel
se trouvent niés en tant que tels et réduits à l'état
de chose (res en latin). Deux ensembles de problèmes sont
ainsi posés et consernent soit les mécnismes sociaux, soit
les mécanismes psychologiques de cette réification" (Encyclopédie
Philosophique Universelle, Presses Universitaires de France, 1990,
art. Réification).
La réification: expose le procès
de substitution des rapports entre des choses aux rapports entre
hommes.
C'est la transformation du produit du travail et de la force de travail
en marchandises qui le rend possible, la valeur d'échange
parvenant à dominer complètement la valeur d'usage, en particulier
dans la forme de l'équivalent universel, l'argent. Pour Gabel,
pathologie mentale et pathologie sociale se rejoignent, puisque la schizophrénie
où se défait la dialectique du rapport sujet-monde, n'est
qu'un effet de la structure marchande et de la conscience réifiée.
Minkowski y est cité. Dictionnaire Critique du Marxisme (6) , article
Réification.
16 C’est à ce
même texte que renvoie Lacan (17, p. 81), pour signaler la première
occurrence du Stade du Miroir.
17 Henri Ey force alors
un peu la pensée de Minkowski lorsqu’à partir du mot "architectonie"
que nos trouvons dans Le Traité, il postule un même point
de vue avec l’organo-dynamisme (7).