HENRI EY ET LE FIL ROUGE DU JACKSONISME
T. TRÉMINE

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JACKSON, BLEULER, EY ET LES AUTRES ...

Berrios disait dans le numéro de L'Évolution Psychiatrique consacré en 1977 aux 70 ans de Henri Ey et paru peu de temps après sa mort, survenue il y a donc vingt ans : " Peut-être de nos jours la psychiatrie serait moins embarrassée de concepts sophistiqués si de temps en temps elle jetait un regard en arrière et comprenait l'enjeu de quelques batailles conceptuelles que les psychiatres d'antan se sentirent de taille à livrer " [15]. Aussi, pour ceux qui ont baigné dans ces débats, l'exposé de certains concepts ne vaudra qu'à titre d'hommage au maître de Bonneval. La parution récente des textes, études cliniques et psychopathologiques sur la schizophrénie réunis et préfacés par Jean Garrabé nous fait nous reposer certaines questions fondamentales sur les rapports entre neurologie et psychiatrie, structure des modèles scientifiques et cliniques, et plus généralement nous fait réfléchir sur les logiques qui ordonnent le champ de notre savoir [14]. On conviendra donc qu'il s'agit d'abord de sortir du pragmatisme et du consensus pour débattre de l'évolution des conceptions théoriques des psychoses lors de ces vingt dernières années. La multiplication des modèles de recherche, le fourmillement syndromique des nouvelles nosographies appellent un besoin de cohérence, de pensée qui fait revenir naturellement vers I'oeuvre de Henri Ey. Le peu de cohésion interne de notre savoir nécessite aussi qu'il se rattache à des mouvements plus vastes, au titre de la philosophie ou de l'anthropologie par exemple. A cette fin, nous proposerons de reprendre, à travers le fil rouge du " jacksonisme ", un débat qui s'est sinon interrompu, du moins assoupi en France et qui nous revient, comme. beaucoup d'autres concepts (que nous avons abordés dans les conférences du Cercle Henri-Ey), après un aller-retour -à travers l'Atlantique.

Il est déjà légitime de reprendre en considération une oeuvre considérable, celle du maître de Bonneval, largement dépendante de la fréquentation durant un demi- siècle de patients schizophrènes et, conjointement, des modèles théoriques attenants. Soulignons à ce titre que l'on théorise ce que l'on observe, et cela à travers la manière dont on le fait: ici une longue fréquentation de femmes schizophrènes à Bonneval. Mais au-delà, il s'agit aussi d'attirer l'attention sur le fait qu'une clinique sans histoire de ses concepts cède facilement à la fascination et aux effets de mode (note 1).

Ce qu'elle néglige d'elle-même, la dimension historique, elle le fait pareillement pour son objet d'étude, et l'on constate actuellement un certain désintérêt vis-à- vis de la dimension proprement narrative du patient comme sujet parlant. Plus généralement, la psychopathologie, autrefois commensale naturelle de la clinique, a tendance à s'effacer lorsque l'hypothèse de recherche (singulièrement biologique) devient une dimension descriptive suffisante dans la pratique clinique. La recherche a besoin de réduire le champ de l'expérience entre l'hypothèse, la démonstration et la vérification. Le retour à la complexité doit donc être prudent, si l'on veut éviter d'éliminer ensuite tout ce qui ne relève pas d'un seul présupposé qui peut devenir hégémonique, voire aliénant. Par contre, ce retour peut être extrême- ment enrichissant lorsqu'il s'affronte à d'autres modèles, selon là méthode complémentariste, qui admet après Devereux et Poincaré qu'un phénomène parfaitement décrit d'une certaine façon peut l'être tout aussi bien d'une autre façon, dans un registre conceptuel complètement différent [23]. Or, singulièrement, dans le champ de la psychiatrie et pour tout ce qui concerne la schizophrénie ,, et plus généralement les psychoses, non seulement un seul modèle théorique est impuissant à rendre compte de la complexité des phénomènes, mais il se révèle rapidement dangereux sous forme d'institution mentale contraignante (note 2).

Pourquoi reprendre ici ce débat sur la postérité de Jackson et I'oeuvre de Henri Ey ? Parce que les textes proprement cliniques, telles les très belles études sur la schizophrénie parues en 1955 dans l'Encyclopédie médico-chirurgicaleet récemment rééditées par Jean Garrabé, constituent des oeuvres magistrales, marquant pour un temps l'aboutissement du savoir, ordonné dans un exposé sur une question clinique, avec une référence continue à l'organodynamisme. Pour ce faire, la référence à H. Jackson chez Henri Ey est d'une nature particulière . c'est une logique évolutive au long de l'oeuvre de Henri Ey, choisie pour structurer l'ensemble du corpus psychiatrique et lui fournir liens et limites avec d'autres champs de la pensée [1 à 13].

L'histoire du jacksonisme en psychiatrie est d'abord celle d'un échange entre le fait clinique, en premier neurologique, et une philosophie, l'évolutionnisme. Nous n'avons pas le temps d'examiner ici de manière plus complète ce que peuvent être les relations existant en psychiatrie entre des théories médicales et des systèmes philosophiques, les deux mouvements étant parfois complémentaires et la psychiatrie servant souvent d'interface entre les herméneutiques. En effet, c'est une des grandes fonctions anthropologiques de la psychiatrie de servir de creuset à des mélanges théoriques et pratiques entre différentes logiques du comportement humain. Ainsi, il semble bien que dans les années 30, où paraissent certaines oeuvres de Hughlings Jackson et le maître livre de Bleuler, il y ait chez Henri Ey la trouvaille suivante : le modèle de Jackson, alors omniprésent, est applicable à la description bleulérienne de la schizophrénie et la séparation qui y est faite entre symptômes primaires et symptômes secondaires. C'est dans cette rencontre entre Bleuler et Jackson que naît l'organodynamisme de Ey, où se profilent Janet et Freud. Le fil rouge qui va de Spencer à Ey accompagne des relations de transaction particulières entre la philosophie, les idéologies et l'appareil psychique du psychiatre mis en face de la psychose, à une époque don- née.

Cela sous-entend, de manière capitale, qu'il s'agit d'une rencontre avec le concept de schizophrénie et la nécessité de délimiter le champ de la psychiatrie vis-à- vis de la neurologie, de la psychanalyse, voire plus tard de l'antipsychiatrie. Ce travail de nosologie constituera une des grandes préoccupations de Henri Ey.

L’ÉVOLUTIONNISME ET LE PARADIGME DU " DREAMY STATE "

Hughlings Jackson emprunte pratiquement tous ses concepts à l'évolutionnisme, très en vogue en 1875 en Angleterre. Spencer eut à ce titre un succès considérable, puisqu'il créa ce concept philosophique quelques années avant la publication même de Darwin sur l'"origine des espèces". Les termes évolution/dissolution sont directement empruntés par Jackson à Spencer, notamment à son ouvrage Genèse de la science, paru en 1854. Un des concepts fondamentaux de Spencer, puis de Jackson et enfin de Ey consiste à traiter l'évolution générale comme un passage de l'homogène à l'hétérogène, de l'automatique au volontaire, concept largement inspiré du courant positiviste.

La philosophie de Spencer est tout entière dirigée vers l'intégration de la matière, la dissipation du mouvement qui caractérise la différenciation et l'individualisation, qu'il oppose à la dissolution. Ces termes seront eux aussi repris par la suite par Jackson et, pour certains, par Henri Ey lui-même, jusqu'à son aboutissement dans la notion " organiciste " de corps psychique (note 3). Nous reviendrons plus loin sur ces termes. En 1985, Berrios, dans un article paru dans les Archives of General Psychiatry [22], restitue à Reynolds la distinction entre signes positifs et négatifs, vingt ans avant Jackson et sur le même sujet, les convulsions. Le grand neurologue que fut Jackson ne citait déjà donc pas ses sources...

Bien que Jackson ait laissé son nom à une épilepsie partielle, auparavant décrite par Bravais en 1825, il a créé la neuro-ophtalmologie et on peut reprendre intégralement sa description du "dreamy state", il n'y aura plus rien à y ajouter. On peut se demander si chez Henri Ey, quelques années plus tard, le "dreamy state", légèrement décalé vers le rêve, n'est pas le premier modèle sous-jacent à l'organodynamisme, repris notamment à travers l'étude n°8 sur la psychopathologie du rêve et la dissolution hypnique, où le rêve est considéré comme une pensée à la fois confuse et symbolique, permettant d'inclure alors la découverte freudienne dans la dichotomie jacksonienne. Par ailleurs, l'épilepsie, et plus accessoirement l'aphasie et les accidents vasculaires cérébraux, auront servi de paradigmes cliniques dans l'édification du modèle jacksonien. Les oeuvres complètes de Jackson seront éditées en 1931, vingt ans après sa mort [28]. On peut en économiser la lecture (ardue) en consultant, traduites dans les Archives suisses de neurologie et de psychiatrie en 1921, les " Croonian Lectures ", conférences remarquables de clarté faites devant le Collège royal de physiologie [29].

Il est aussi indispensable de prendre connaissance du beau travail de Maryvonne Balan dans LInformation Psychiatrique [21], où elle dégage chez Jackson une archéologie de certains concepts freudiens, notamment à travers la notion d'automatisme mental créée par le neurologue. Même s'il s'agit d'une lecture très orientée vers sa démonstration, elle montre qu'il existe des correspondances directes entre Jackson et l'"esquisse d'une psychologie scientifique" chez le Freud aphasiologue et surtout que le modèle jacksonien, qui va du neurone au langage, va avoir une influence considérable, notamment aux Etats-Unis à travers Adolf Meyer, par son côté très pragmatique comme système théorique. Adolf Meyer, qui a dominé la psychiatrie américaine de la tête et des épaules pendant plusieurs dizaines d'années, avait été élève de Déjerine à Paris et de Jackson à Londres [35]. Il fut l'exemple parfait du glissement d'une neuropathologie à la psychiatrie, sous-tendu par un pragmatisme déjà très en vogue. Retenons aussi que cette psychiatrie du "sens commun" était aussi déjà un combat contre la notion de démence et contre la dégénérescence, toutes deux ayant envahi par facilité le champ de la psychiatrie. Dans le même ordre d'idées, Balan ordonne la démonstration de Jackson en émettant l'hypothèse que l'appareil physiologique tend à devenir un appareil psychique, où des comportements automatiques et presque "animaux" échappent, à travers la dissolution hypnique, épileptique ou autre, au primat du langage propositionnel, ce dernier constituant le modèle supérieur du fonctionnement normal, la conscience objective qui ordonne le tout, c'est-à-dire le sommet de la hiérarchie que l'évolution a précédemment déterminée pour l'espèce. Curieusement, et c'est là un point capital, le paradigme du langage prépositionnel réside chez Jackson dans le raisonnement scientifique. L'homme de science pensant devient la norme ; le reste est compatible avec une certaine conception de l'inconscient, d'abord saisi comme une dissolution/désorganisation au mieux "singeant" (dans la grimace comme dans l'évolution des espèces !) la conscience.

Le modèle de Jackson doit son succès à sa simplicité, mais aussi au flou sémantique des termes qu'il emploie, qui pourront devenir autant d'auberges espagnoles pour les découvertes à venir. Jackson est adepte de la concomitance : l'état mental est soit parallèle, soit égal à l'état nerveux. Lors de chaque phénomène pathologique, il existe des symptômes négatifs et des symptômes positifs. Les symptômes négatifs sont issus de la dissolution de la conscience et des niveaux supérieurs à la lésion, les symptômes positifs sont issus de la libération des niveaux inférieurs auparavant contrôlés et inhibés ; les niveaux inférieurs sont ceux qui, hiérarchiquement, dans l'évolution, étaient autrefois prépondérants. En ce qui concerne la pathologie mentale, peu abordée par Jackson mais incluse dans son système, la dissolution de la conscience est un symptôme négatif, un non savoir, alors que les illusions et les hallucinations sont des symptômes positifs, un mal savoir. Jackson, comme Ey, fait d'ailleurs une classification hiérarchisée des dissolutions ordonnée par la conscience et l'adaptation des conduites.

Ce modèle va donc être repris par Ey et Rouart dans les années 30 [2]. Auparavant, Ey dit dans la présentation qu'il fait d'une traduction de Bleuler en 1926 qu'il en apprend la psychiatrie [1]. Il ne s'agit pas, comme l'a bien rapporté Claude-Jacques Blanc en 1977, du modèle en "pile d'assiettes" jacksonien, mais il y a une évolution sensible chez Ey dans la manière d'envisager ce qui se " désorganise ", passant de la somatose, la conscience altérée pour en arriver quarante ans plus tard au modèle d'un corps psychique qui ne veut rien négliger: ni les processus liés à la Conscience, ni le roc biologique, ni l'inconscient [16, 17].

Mais, comme le souligne fort justement Jean Garrabé dans sa préface [14], il y a au fil du temps chez Henri Ey, dans sa fréquentation des schizophrènes, le passage de la notion jacksonienne d'une déstructuration synchronique de la conscience à la désorganisation de l'ordre diachronique de Soi. J'emploie le mot Soi parce qu'il semble le plus proche de cette diachronie. Ajoutons cependant qu'au-delà de ce qui serait une désorganisation confuse propre aux psychoses aiguës devenues insuffisantes dans le domaine des psychoses chroniques, il y a surtout pour Ey la nécessité d'assimiler la diachronie des théories de la personnalité, la psychanalyse notamment, après que Lacan ait mis à mal la notion de processus dans sa thèse. Pour Ey et Rouart, la lésion est au départ négative : elle libère mais ne crée pas ; la neurologie sera la science des dissolutions locales alors que la psychiatrie sera celle des dissolutions globales. Là aussi Jean Garrabé, dans sa préface, note que Rouart contribue en 1940 à faire de l'organicisme de Ey une référence simplificatrice de réduction au Soma, mais il s'agit plus d'une évolution de Ey lui-même, qui passe du modèle jacksonien de la vigilance puis de la conscience, qui s'efface dans le rêve ou l'épilepsie, à la notion de "corps psychique" qui se désorganise dans les psychoses chroniques [5] (note 4).

Il existe en quelque sorte la prise en compte d'une conception hiérarchisée de la personnalité, basée sur la biologie mais la débordant, comprenant ainsi les couches de l'inconscient instinctivo-affectif définies par Bleuler selon Jung, mais aussi une hiérarchie des fonctions du réel établie par Janet avec la notion d'automatisme psychologique. La démarche anthropologique de Ey est inséparable de la nécessité pour le catalan de rassembler des théories issues de mondes divers, Freud et Janet, dans un corpus théorique issu de Jackson, matrice du futur "corps psychique" en miroir de la spaltung bleulérienne. Un des mérites de l'ouvrage de Jean Garrabé sur "Ey et la psychiatrie contemporaine" est de montrer de façon explicite cette démarche, encore reprise par Ey deux ans avant sa mort en ces termes : "Le conflit entre Freud et Janet aurait dû, si l'un et l'autre en avaient saisi l'importance et la fécondité, se résoudre par un retour à l'intuition fondamentale de Jackson " [26], actualisée, ajoutons-nous, par le "chef-d'oeuvre de la psychiatrie" de Bleuler. Jackson, Bleuler, Freud et Janet seront ainsi diversement conjugués au fil des études et de la pathologie.

Il y a chez Ey une volonté d'intégration de la somme des connaissances et parallèlement dans la conception de l'être une même visée intégrative et téléologique qui définit l'affection comme " pathologie de la liberté ". Comme nous l'avions dit, Henri Ey décrit une hiérarchie des dissolutions et introduit la notion d’"écart organo- clinique", concept remis sur pied récemment entre la connaissance des mécanismes nerveux et la réalité psychique complexe. L'écart organoclinique entre le symptôme et la cause est présent entre des apparitions binaires multiples qui en accroissent sa complexité: dissolution/réorganisation, négatif/positif, pathogénie/pathoplastie. Il s'agit d'abord, en suivant le paradigme schizophrénique bleulérien, de décrire ce qui se passe entre la dissociation et la réorganisation autistique, l'impuissance et le besoin, selon les mots de Ey. Cet écart va donc prendre de plus en plus de place, lieu de la complexité psychique, à partir d'une étiologie hypothétique. Pour- tant, rappelons qu'il est défini par Henri Ey (alors que ses coauteurs, Brisset et Bernard, lui en attribuent nommé- ment la paternité), et cela est significatif, dans la quatrième partie de son manuel consacrée aux processus organiques générateurs de troubles mentaux, ne comprenant pas naturellement les troubles schizophréniques, mais surtout les démences (p. 676) (note 5). Pour ce faire, de manière proche de Bleuler [3], il reprend le modèle hypnique, où la dissolution dans le sommeil (ou dans la crise comitiale) de la vigilance permet la libération des complexes instinctivo-affectifs. La conscience, dilatation de la vigilance vers la complexité, est ainsi le principe premier, l'existence est une totalité cohérente et articulée. Une difficulté épistémologique est esquivée, celle de la normalité et de la norme, mais si nous n'avons pas le temps ici de nous y intéresser plus en avant, nous en avons déjà relevé la présence chez Jack- son au travers du raisonnement scientifique pris comme modèle ultime du langage propositionnel. Ey évoquera aussi une " normativité personnelle de chaque être ". Ainsi la maladie est une perturbation génétique d'une "self-organisation", très orientée vers l'adaptation (note 6). Il faut cependant noter qu'il existe de ce fait un glissement depuis la notion de vigilance propre à la neurologie vers la conscience (qui permet alors une philosophie de la clinique).

HENRI EY, LE NÉO-JACKSONISME ET LE PRIMAT DE LA CONSCIENCE

Chez Henri Ey, la maladie mentale est définie dans l'étude n°7 dans toutes ses formes et à tous ses degrés comme une affection de l'infrastructure somatique, qui altère et fait régresser la superstructure psychologique à un niveau inférieur, ou à une phase antérieure de son développement [6]. Jackson n'est certes pas loin, mais Spencer non plus dans cet abord positiviste.

Ey se servira souvent de l'organodynamisme comme " lit de Procuste " où, à travers les articles, les discussions de Bonneval en 1946 sur la causalité psychique, le séminaire de Thuir en 1975 [12] ou la réédition argumentée des principes du néo-jacksonisme parue la même année [13] il reprend à son compte Hippocrate, Baillarger, Moreau de Tours, Ribot, Janet, Bleuler, Kretschmer, Meyer, Claude (son maître), Monakof, Mourgue ; mais aussi Jaspers, Wyrsch, Van Bertal- lanffy et d'autres moins lus maintenant ! Il faut répéter qu'une des grandes causes du succès du modèle jacksonien tient aussi que l'on peut s'accommoder de l'opposition binaire des mots "positifs/négatifs", sans recourir pour cela à une grande rigueur des concepts de ses prédécesseurs tout en s'inscrivant dans leur histoire.

La schizophrénie est au départ pour Henri Ey une non-intégration dans le principe de réalité, une maladie dysgénétique qui exige (comme pour Bleuler) une somatose et qui comprend dans son expression une part négative et une part positive. Henri Ey reviendra en 1946 sur le modèle de Jackson, appliqué à la conception bleulérienne de la schizophrénie [4]. En 1975, il reprendra aussi très largement dans sa critique d'une certaine psychanalyse l'argument de Jaspers sur une herméneutique qui, à force de vouloir tout comprendre, finit par ne rien expliquer.

On sait que l'argument retourné sera fait à la neurobiologie, qui à force de vouloir tout expliquer, finit par ne plus comprendre. Comme nous l'avons dit, la conception la plus cohérente chez Ey du néo-jacksonisme est, à notre avis, présentée dans l'étude psychiatrique n°7, en dehors du travail achevé et considérable qu'est le Traité des hallucinations. Les troubles négatifs y sont dits de déficit et les troubles positifs constituent un travail réactionnel de reconstruction et de réintégration avec les possibilités subsistantes, que ce soit pour la psychose mais aussi pour la névrose. L'inconscient est donc d'abord un inconscient de dissolution (note 7).

Encore faut-il tempérer ce terme, que Ey emprunte à Pradines [1]. La pensée de Ey évolue en s'enrichissant et en se complexifiant, mais en demeurant fidèle à ses conceptions originaires. Au fur et à mesure qu'il s'en- gage dans la réflexion qui va aboutir à son livre sur la "Conscience", il se repositionne par rapport à Freud et surtout Lacan. Dans son intervention au Vle colloque de Bonneval sur l'inconscient [7], les lois internes du fonctionnement de l'inconscient sont naturellement reconnues (comme "complexes" notamment, à l'instar de Bleuler et Jung), mais la critique insiste sur la part congrue faite à la conscience dans un inconscient "parmenidien". Le modèle reste le rêve, "clé de toute l'organisation de l'être psychique", défini non comme le gardien du sommeil mais "son prisonnier dans la déstructuration de la conscience". Si la chute de l'expérience dans l'imaginaire est alors inséparable de la définition graduelle de l'expérience pathologique, c'est dans une désintégration de l'articulation de l'être psychique dans le cadre de l'expérience. Dans ses derniers textes, Ey redéfinira de manière imagée cette notion appliquée à la schizophrénie, où la dissolution-dislocation est définie comme une " impuissance " et la reconstitution d'un monde autistique comme un "besoin ".

Claude-Jacques Blanc reprendra cette conception d'une autre manière [17], sous forme de critique d'un inconscient qui par lui-même serait autoconstructif, qui phagocyterait la totalité de la psyché sur le modèle du Ça de Groddeck, entraîné par une surthéorisation de l'inconscient par le structuralisme et Lacan (l'inconscient parmenidien) [30]. Cet aspect extrêmement attractif de l'inconscient, qui devient processus refoulant par attraction automatique, confondrait dans un même mouvement l'élaboration théorique et le processus pratique. Nous y reviendrons lorsqu'il faudra nous expliquer la disparition de l'organodynamisme, mais notons qu'il s'agit peut-être là d'une position inéluctable du savoir psychiatrique et du pont qu'il fait avec le monde face à la rupture schizophrénique (note 8).

Soulignons aussi que Henri Ey revient dans l'étude n°7 sur la valeur discriminante des thérapeutiques et sur la force du thérapeute qui s'oppose aux effets de là dissolution, sur un modèle qui évoque fortement le traitement moral [6]. L'article de Claude-Jacques Blanc en 1977 appelle à l'intégration dans le modèle organodynamique des études sur les troubles de la conscience et des troubles biologiques [15]. Cet article, de très grande clarté, anticipe deux directions essentielles que vont prendre ensuite les études sur la schizophrénie, notamment dans les pays anglo-saxons. D'ailleurs, la conclusion que fait Henri Ey au Séminaire de Thuir de 1975 sur les schizophrénies annonce l'état de la recherche que nous connaissons actuellement, tout en regrettant d'ailleurs sa faiblesse en France à l'époque [12]. Le déplacement métonymique entre schizophrénie, paranoïa et psychose permettant ainsi d'oublier soma et morbus revenus peu à peu avec les progrès de la neurobiologie, issue de l'étude des effets des psychotropes et qui, probablement, provoque maintenant dans les cieux "le rire énorme de Henri en son paradis des théoriciens de l'esprit" (Blanc et Birenbaum [17]).

DES NÉO-JACKSONISMES BIEN DIFFÉRENTS

Avant de se poser le problème de son devenir inter- national, il faut donc s'interroger sur le pourquoi de l'insuccès de la postérité du modèle organodynamique en France et, conjointement, pourquoi l'absence de référence à Ey dans les pays anglo-saxons ?

La réponse à la première question réside probable- ment dans le succès du modèle paranoïaque des psychoses avec Lacan et la force attractive de l'ICS dans les années 70. Le modèle paradigmatique des psychoses chez Henri Ey est beaucoup plus dans la complexité schizophrénique, le champ des délires chroniques non schizophréniques ne s'écartant cependant pas d'une désorganisation initiale a minima n'entraînant pas cependant une réorganisation autistique de la personnalité (1955). On peut en rapprocher la distance qui existe chez Jaspers entre le processus physicopsychotique et le processus psychique du paranoïaque. Quoi qu'il en soit, le modèle psychanalytique des psychoses est devenu "la" paranoïa et Schreber lui-même a été tenu d'en devenir un, sur-le-champ, de paranoïaque. A travers quelques pages tracées au cordeau, dans Psychiatrie et connaissance, Georges Lantéri- Laura montre que la démarche anthropologique de Henri Ey se base d'abord sur une dissolution de l'organisation et que la notion de structure du délire, souvent évoquée par Ey dans ses écrits, est issue de la théorie de la forme et n'a rien à voir avec le structuralisme [32]. Cette distinction est capitale au regard de l'histoire des concepts, mais la notion de structure n'aurait probablement pas eu tant de retentissement en Psychiatrie, jusque dans le langage quotidien, si dans le mot s'étaient rejoints des concepts fort différents : bonne forme du diagnostic et application a posteriori d'une démarche analytique. Ensuite, la notion de déficit, indispensable à l'organodynamisme, est devenue suspecte, voire considérée comme aliénante avec l'effort considérable de rapprochement du soignant avec le sujet malade dans la psychiatrie de Secteur. En France, la génération des années 70 a fait un pari quasi pascalien sur le "parlêtre". La notion de déficit évoquait la démence, l'incurabilité et l'asilification, et d'ailleurs, si l'on se réfère aux travaux récents, il reste bien difficile de faire la part des choses entre ce qui serait un processus sui generis, les effets du milieu ou des thérapeutiques. Cette notion de processus, mise à mal par la thèse de Lacan dans les paranoïas, appelle immédiate- ment le modèle neurologique de la démence "fourre-tout", qui anticipe la causalité de la maladie dans une hypo-fonctionnalité globale de tout et de n'importe quoi, fondamentalement imprégnée de dégénèrescence ; le fameux caput mortuum évoqué par Jules Falret ou Henri Ey. Enfin, pour faire la liaison avec la deuxième question (l'insuccès de la référence à Ey dans les pays anglo-saxons), il faut dire que seul l'ouvrage La Conscience a été traduit en anglais et qu'il existe maintenant une tendance que j'appellerai "anglosaxophonisante", où la vérité doit sortir d'une langue étrangère, ce qui ressortit à probablement une haute méfiance du clinicien envers le langage du patient de sa propre ethnie ! La caricature de cette situation réside dans le fait que les étudiants ou chercheurs français se servent de bibliographies anglo-saxonnes où la majorité des travaux français sont absents, y compris ceux de Ey. Les années 70 ont vu s'affronter deux générations : celle du primat de la conscience issu de l'étude des schizophrénies, très liée à l'histoire de l'institution asilaire, et la génération des psychiatres en formation, sujets du Divan et du Secteur, alors qu'émergeaient dans le années 80 le sujet de la science, les sciences cognitives, neurobiochimiques et l'imagerie médicale. Le sujet de La Conscience de Henri Ey, où la pathologie selon l'auteur est une "entrave à la liberté", devait fortement en pâtir. A ma connaissance, aux Etats-Unis, seul G.E. Berrios, de Cambridge, fait état en 1985 de l'oeuvre de Henri Ey, dans un article consacré aux origines des conceptions néo-jacksoniennes dans les Archives of General Psychiatry [22]. On constate ensuite une facilité d'utilisation clinique très large des concepts jacksoniens qui veulent rattacher la psychiatrie à la neurologie. Berrios évoque cette facilité clinique d'utilisation des termes jacksoniens, qu'il qualifie de "descriptive device", auquel on pourrait ajouter l'emploi du terme "déficit" qui appauvrit autant la clinique que l'avait fait le terme "un - psychotique" auparavant. Soit dit en passant, il faut y voir, à mon avis, la volonté d'ordonner le langage et les conceptions que l'on emploie, surtout s'il s'agit de schizophrénie, dans un monde théorique coordonné et homogène passant par un signifiant clé qui situe l'interlocuteur dans son transfert, mais c'est une autre histoire...

Les conceptions jacksoniennes nous reviendront donc, après avoir bu dans l'Atlantique les sources du Léthé,. avec la force de l'oubli. La querelle s'efface au nom du consensus où la référence historique, ici Jack- son, n'est pas un rappel de l'histoire, mais parfois tout au contraire son effacement. La démarche est essentiellement heuristique. C'est une réduction à des modèles d'abord simples et binaires pouvant expliquer certains aspects du fonctionnement de l'activité de penser schizophrénique. Elle est rappelée par Jean Garrabé dans son livre sur l'histoire de la schizophrénie [25] et vient de faire l'objet d'une publication ordonnée par Lagomarsino dans la revue argentine Acta [31]. Soulignons d'ailleurs que cet auteur ne cite que des revues anglo-saxonnes, en dehors de quelques articles hispanophones. Là aussi, Henri Ey passe dans l'oubli, alors qu'il existe de lui de nombreux ouvrages parus en espagnol.

C'est à la fin des années 70 qu'apparaissent de nouvelles technologies, au titre de l'imagerie cérébrale ou de l'étude du métabolisme des neuromédiateurs, qui per- mettent de nouvelles recherches. La constatation de changements structuraux dans le cerveau des schizophrènes fait évoquer un processus d'atrophie cérébrale par Johnstone et Crow ; les effets des neuroleptiques et des études de suivi et de pronostic aboutissent aux types 1 et H de Crow en 1980, se rapprochant des symptômes positifs et négatifs de Jackson. Le type 1 s'accompagnerait dans l'hypothèse de recherche d'une augmentation des récepteurs à dopamine et le type Il d'une perte cellulaire dans le cerveau. Nancy Andreasen redéfinira, en se référant à Crow et à d'autres, des symptômes positifs et négatifs dans une perspective ouvertement mais assez vaguement néo-jacksonienne, aboutissant aux échelles qui ont été traduites en français. Comme le rappelle Andreasen, la notion de symptômes négatifs a d'abord été prépondérante aux Etats-Unis. Soulignons que Andreasen redéfinit comme négatifs les symptômes bleulériens primaires [18, 19], dont elle dit qu'ils bénéficient d'un renouveau ("enjoying a renaissance") après que les symptômes de premier rang de Kurt Schneider, repris du côté des symptômes positifs, eurent conquis le DSM III via les RDC du fait de leur clarté toute pragmatique : soit ils sont présents, soit ils sont absents, ce qui est beaucoup plus difficile à apprécier pour des critères bleulériens, du moins sur une échelle ! Le modèle jacksonien d'Andreasen a bénéficié d'un effet de mode important pour être surtout employé maintenant comme outil métrologique dans les protocoles d'expérimentation de neuroleptiques [20]. On mesurera, en comparant les textes cliniques de Henri Ey parus initialement dans l'Encyclopédie médico-chirur-gicale et la lecture de la nomenclature PANSS, ainsi que celle du DSM IV, l'amputation de la pensée clinique qui s'est opérée entre-temps [24] (note 9).

Enfin Carpenter, en 1988, avancera la notion d'un syndrome déficitaire pur dans la schizophrénie. Chez Crow, les types I et II sont deux entités syndromiques séparées qui répondent à une différence de causalité; chez Andreasen les regroupements sont des extrêmes sur un continuum, alors que chez Carpenter il y a le souci de définir un syndrome déficitaire indépendant des effets des thérapeutiques, de la dépression ou du milieu ambiant. Ce syndrome aurait alors une nature processuelle indépendante. Mais il a l'honnêteté de se présenter comme un modèle beaucoup plus précis de recherche, sans réduire la totalité du destin schizophrénique à ce qu'il propose.

Ainsi, l'hypothèse de recherche lorsqu'elle s'applique à la clinique se heurte elle-même à la difficulté d'une causalité reproductible ou modifiable sur le plan expérimental. De ce fait, elle a immédiatement tendance, sur le modèle néo-jacksonien, à devenir modèle, voire description clinique suffisante, et l'appareil psychophysiologique devient un appareil psychique, voire une anthropologie.

DE LA PHYSIOLOGISATION , DES DOCTRINES À LA MÉTAPHORISATION DES CONCEPTS

Dans le livre de C. Lévy-Friesacher [34], on constate un mouvement propre aux relations entre théories neurologiques et psychiatriques qui peut, sans se superposer entièrement, éclairer les rapports entre Jackson et Ey et illustrer notre propos. A travers le concept d'amentia, ou confusion mentale hallucinatoire, Théodore Meynert élabore un modèle explicatif proche de celui de Jackson, ce que des contemporains appelleront, à l'égal de ce qui se passera pour Jackson, une "mythologie cérébrale". Meynert emploie aussi une hiérarchie des fonctions nerveuses entre cortex et centres sous-corticaux, facteurs anatomiques et processus physiologiques.

Il lui sera reproché par Forel et Kraepelin de "vouloir meubler et habiter l'édifice (...) avant que les fondements ne soient établis de manière inébranlable". Le passage de l'amentia au rêve chez Freud débouchera sur la notion de régression topique en déplaçant légèrement le point de vue, l'angle de visée sur le syndrome, le pôle hallucinatoire venant au premier plan et ce déplacement au profit du pôle défini comme désirant accompagnant une métaphorisation des concepts (Fedida) nécessaire à la construction de l'appareil psychique comme fiction, outrepassant alors la notion de désorganisation de la vie associative, pierre de touche de la théorie de Meynert. Ce glissement topique du regard sur un syndrome est un mécanisme habituel de formation d'un nouveau modèle [38]. On constate un mouvement identique chez Henri Ey, qui part lui aussi d'une mythologie cérébrale binaire chez Jackson et se doit à la fois de pouvoir répondre à la complexité de la vie psychique, à la profusion des théories, aussi bien du côté de ce qui se désorganise ou se dissout que du côté de ce qui se déploie dans le délire autistique. La notion de corps psychique devient ainsi cette métaphorisation dont on constate qu'elle rassemble en deux termes la dualité psyché-soma, en l'inversant. Le corps psychique est bien une métaphore indispensable qui débouche, en regard du destin du schizophrène, sur une conception générale de l'appareil psychique. Les termes du débat sont repris de manière détaillée par Jean Garrabé dans un livre à venir [26] qui insiste sur la confusion malheureuse ou mécréante, de toute façon simpliste, qui est faite, quant à cet "organo" de l'organodynamisme, entre l'organe malade, ici le cerveau, et l'organisation de la vie au sens de l'organicisme de Janet. Que nos maîtres nous pardonnent, mais nous pensons que dans la démarche anthropologique et dans la construction de l'organodynamisme comme "poulpe stoïcien de la psyché de Chrysippe" (Blanc, Birenbaum [17]) il y a la nécessité bien comprise de construire un modèle qui s'accommode des glissements sémantiques entre les trois niveaux assignés par le vocabulaire de la philosophie de Lalande au mot organicisme: organe, cerveau, organisation de la vie, tout comme il faut passer de l'évanouissement de la vigilance dans le "dreamy state" à la dissolution de la conscience dans les schizophrénies et à la désorganisation de la liberté de l'humain dans les psychoses. Mais peut-on faire autrement lorsqu'il faut embrasser la complexité psychique et ses difficultés conceptuelles ?

Lorsque Henri Ey s'intéresse à 1'"homme dans son existence en tant que développement de sa liberté", il développe forcément une ontologie dont les tenants essentiels, les principes de développement se trouvent dans la pathologie considérée d'abord comme entrave à la liberté, indissolublement liée à la conscience dans l'expérience actuelle et redevenue fortement d'actualité.

Dans un petit texte essentiel dont la bibliothèque Sainte-Anne garde une photocopie (note 11), Henri Ey explique sa méthode : "Les structures opérationnelles de la vie psychique se confondent avec l'épistémologie génétique du savoir" [10]. Ce constat se fait, selon la tradition française, en élaborant un modèle de la vie psychique à partir de la psychopathologie et même de la pathologie tout court. La psychopathologie devient la clé d'entrée de la connaissance de l'homme.

Dans cette démarche, il faut passer du modèle en "pile d'assiettes" de Jackson et du paradigme du " dreamy state ", de l'avoir-épilepsie à la complexité de l'être-schizophrène, pour aboutir au "méta-modèle auquel chacun aspire" (C.-J. Blanc [16]). Il y a une démarche chez Ey qui reconstruit à travers la théorie le monde disloqué du schizo : c'est pour cela qu'on voit apparaître petit à petit la notion de "corps psychique", défini désormais métaphoriquement comme la "région de l'être où se passent la logique du vivant et la dialectique du sens". Comme l'expose Jean Garrabé dans son introduction à l'édition des textes de Ey sur la schizophrénie, c'est par un processus continu d'intégration d'apparitions binaires de plus en plus complexes que Ey passe de l'organicisme médical à l'organicisme philosophique et de la somatose au corps psychique, ce qui permet de situer Ey comme organiciste, c'est-à-dire dans une conception organisée et intégrative de l'existence (Garrabé), mais aussi une organisation et une intégration parallèles des théories psychopathologiques. Cela dit, la notion de "corps psychique" devient un synchrétisme un peu commode, mêlant Je, Moi et Soi, ou plutôt les rassemblant dans un abord global de la complexité psychobiologique en miroir de la complexité des troubles schizophréniques. Cela nous permet de décrire certaines caractéristiques prévalant dans la construction des modèles en psychiatrie, illustration pour un temps couchée sur le papier des transactions de savoir entre le pathos, l'ambiance et le thérapeute. E faut d'abord relever que la psychiatrie se pose les problèmes en fonction de son objet. L'insistance de Henri Ey sur la chronicité du processus schizophrénique est indispensable à sa doctrine, car elle sous-tend la possibilité d'une réorganisation durable de la personnalité, à travers le monde autistique, et non à une seule dissolution passagère du corps psychique. Mais elle n'est rendue possible que dans la possibilité d'une permanence de l'observation propre au monde hospitalier, permanence illustrative dans le rapport observateur-observé d'une élaboration continue de l'autisme au cours d'une fréquentation stable. Le "cas Henriette", publié dans les textes réunis par Jean Garrabé, est paradigmatique à ce titre. Toute l'histoire de la psychiatrie montre qu'il faut ensuite de véritables révolutions pour que la description d'un simple rapport clinique accepte d'être modifié et qu'une nouvelle possibilité du possible apparaisse (note 12). Le modèle de vulnérabilité de Zubin apparaît ainsi comme une forme moderne de transaction construite sur une fréquentation itérative, avec une certaine banalisation du processus psychotique au regard de l'angoisse du vulgum pecus et la crainte partagée par tous de la rechute.

La deuxième caractéristique tient au peu de cohérence interne de la psychiatrie quant aux modèles qu'elle découvre ou initie. Si nous venons de parler du décalage du regard, il se fait souvent à travers le cas paradigmatique ou encore en déplaçant les limites nosologiques. Freud et Meynert parlent de la même entité, mais celle-ci recouvre à la fois la possibilité de la confusion mentale et de la désagrégation des associations, la bouffée délirante hallucinatoire et l'irruption du fantasme de désir. A partir de cela, le modèle peut suivre deux voies différentes dans sa généralisation : une "physiologisation de la psyché" ou tout au contraire, et plus généralement, une "métaphorisation de l'hypothèse scientifique". C'est donc le plus souvent le déplacement du point de vue, de l'angle de visée qui aboutit aux déplacements des limites nosologiques et crée le nouveau paradigme. E n'y a jamais d'innocence athéorique dans l'affaire et rarement des révolutions, depuis Jean-Pierre Falret et le passage à la notion de maladie mentale. A la discontinuité des découvertes s'ajoute alors la récurrence des modèles.

Tel Lhermitte qui disait à l'époque du modèle jacksonien qu'il n'était guère nécessaire à propos de la neurologie, on pourrait se dire . mais à quoi cela sert-il ? Probablement à rien, mais on ne peut s'en passer, pourrions-nous répondre; mais, au-delà de cette pirouette, on ne peut oublier la nécessité de pouvoir penser le patient comme tout-pensant, une matière vivante en opposition au nominalisme, à l'aspect statique des descriptions syndromales ou métrologiques, ou même à l'herméneutique interminable et sophiste. Cela signifie en regard la nécessité d'une expérience vécue du clinicien, ce qui le protège des facilités de vocabulaire que le consensus, ou la fidélité interjuge, tend à promouvoir dans des modèles néo-jacksoniens que l'on verra décrits exhaustivement dans une publication récente de l'Encyclopédie médico-chirurgicale [27].

D'une certaine manière, les symptômes des schizophrénies deviennent chez Ey les moteurs d'une concep- tion globale de l'être, "psychobiologique, néovitaliste et téléologique", comme le dit Claude-Jacques Blanc et dont la notion de "corps psychique" est la résultante métaphorique. Le modèle néo jacksonien est un moyen pour Henri Ey, "entré en psychiatrie" comme il le disait, d'intégrer tout autant la complexité psychique que la complexité des théories, la désintégration du "corps psychique" et la découverte freudienne, alors qu'il a tendance à redevenir une réduction binaire neurologique par "physiologisation" [34] excluant la psychopathologie, lorsqu'il glisse de l'hypothèse de recherche neurobiologique à la clinique, les symptômes positifs accessoires n'étant que de "libération" et le champ de la compréhension s'effaçant derrière celui de la causalité directe hypothétique. Chez Henri Ey, il existe un souci intégratif qui dépasse naturellement, dans le modèle organodynamique, la clinique des schizophrénies pour aboutir à une conception naturaliste de l'"ordre architectonique du drame de la vie", et qui fait de lui le dernier philosophe de la psychiatrie, probablement parce qu'il était le dernier à en pouvoir saisir la totalité dans une oeuvre ordonnée.

NOTES

Note 1. "Phénomène souvent repérable à travers l'irruption d'un consensus transitoire alors qu'auparavant il avait donné lieu à de farouches disputes."

Note 2. " Selon Henri Poincaré, si un phénomène admet une explication, il admettra aussi un certain nombre d'autres explications, tout aussi capables que la première d'élucider la nature de phénomène en question. Je précise pour ma part que, dans l'étude de l'Homme (mais non seulement dans l'étude de l'homme), il est non seulement possible, mais obligatoire d'expliquer un comportement d'une manière, mais aussi d'une autre manière - c'est-à-dire, dans le cadre d'un autre système de référence. " Devereux - Ethnopsychanalyse complémentariste.

Note 3. Le mot Evolution n'existe ni chez Darwin en 1859 ni a fortiori chez Lamarck en 1809 ; c'est un concept dominant dans la première moitié du XIXe siècle qui se concrétise cependant dans ces deux ouvrages scientifiques. La référence à l'évolutionnisme ne doit pas cacher la grande prépondérance de la thermodynamique lorsqu'on s'occupe d'évolution, et notamment le second principe de Carnot et la notion d'entropie des systèmes. A ce titre, il y a un curieux rapprochement du concept d'entropie avec l'évolution de la schizophrénie fait par Henri Ey lors du Séminaire de Thuir : "En tant que pathologie du changement, l'évolution schizophrénique apparaît comme essentiellement vouée à cette forme de chronicité, c'est-à-dire la tendance à l'irréversibilité caractéristique de ce groupe de psychotiques qui ayant perdu la capacité de changer ajoutent à cette impuissance le besoin d'inverser le mouvement jusqu'à la refuser. Oui, telle est l'entropie à laquelle le processus schizophrénique livre le système de réalité." Il rajoute en bas de page dans une note que " devenir schizophrène c'est passer par des phases " processuelles " aiguës ou subir un trouble analogue à celui de l'expérience hypno-onirique ".

Note 4. Souvenons-nous que Henri Ey a été par la suite largement à l'origine en France de la séparation de la neurologie d'avec la psychiatrie.

Note 5. Cet écart organoclinique, concept hôpital, est difficile à situer. Ey le définit comme l'action des fonctions psychiques libérées ou sous-jacentes à la somatose. Plus récemment il est repris par Andreasen sur le modèle de la collagénose ou de la syphilis : jusqu'à la connaissance de la cause organique, la clinique ne peut être qu'approximative. le champ de la psychopathologie et de la compréhension ne ressortit qu'à la méconnaissance (du théoricien) ou à la dissolution (chez le patient), ce qui renvoie à la conception de l'inconscient comme entrave à la " self-organisation ", du patient, comme du thérapeute ou du théoricien probablement ! Cet écart organoclinique résume en fait une certaine conception (ou non-conception !) de la réalité psychique, et de la psychopathologie elle-même comme fonction uniquement obscurcissante. L'écart organoclinique réside donc avant tout entre comprendre et expliquer, pour essayer d'effacer le "comprendre" considéré comme une démarche provisoire.

Note 6. De là l'ambiguïté de l'attribut "civilisateur" donné par Lacan à Ey : civiliser les savoirs en les ordonnant, civiliser le patient dans la norme.

Note 7. Henri Ey va même en 1966, dans un petit texte ronéoté, jusqu'à ramener d'abord la globalité du trouble psychique au registre de la conscience : "Ainsi, l'exposé des "troubles de la conscience en Psychiatrie" nous a conduit non pas à étudier une espèce de troubles mentaux, mais la généralité même du désordre de l'être conscient qui est l'objet même de la Psychiatrie. Tel est, en tout cas, le sens de la "conception organo-dynamique de la Psychiatrie" qu'il me parait indispensable d'opposer à une conception purement psychodynamique des maladies mentales. Car elle est centrée sur la désorganisation de la conscience au sens large du terme et non pas sur la notion d'organisation de l'inconscient, notion qui n'a justement pas de sens, si au désordre de l'inconscient n'est pas opposé l'ordre de l'être conscient chez l'homme normal, c'est-à-dire l'ordre qui s'est perdu aux divers niveaux de sa désorganisation chez l'homme malade mental - chez l'homme devenu plus ou moins inconscient sur le chemin qui va de la veille au sommeil (pathologie du champ de la conscience) ou qui est inconscient de sa propre personne (pathologie du Moi aliéné). Les troubles de la conscience en Psychiatrie correspondent à une des deux catégories d'inconscience, qui elles-mêmes correspondent aux deux modalités fondamentales de l'être conscient" [9].

Note 8. On pense à ce que dit Lacan dans la lente volée: "Si ce que Freud a découvert et redécouvre d'un abrupt toujours accru a un sens, c'est que le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leurs actes, dans leur destin, dans leur refus, dans leurs aveuglements, dans leur succès et dans leur sort, nonobstant leurs dons innés et leur acquis social, sans égard pour le caractère ou le sexe, et que bon gré mal gré suivra le train du signifiant comme armes et bagages, tout ce qui est du donné psychologique" Plus loin, de manière plus poétique : "Tu viens agir quand je t'agite au gré des liens dont je noue tes désirs, etc." La critique de Ey pourrait être comparée à celle de Ricoeur vis-à-vis de la conscience prise comme "lieu" dans la topique des instances et non comme herméneutique différente, ouvrant la voie à une complémentarité nécessaire des abords théoriques.

Note 9. La bipolarité jacksonienne a été par la suite reprise de nombreuses manières dans le monde anglo-saxon, avec la réintroduction des symptômes bleulériens redivisés en deux types de troubles du cours de la pensée : la cohérence et la logique de la pensée formelle introduite dans le syndrome positif et la réduction déficitaire et quantitative de la pensée dans le syndrome négatif. S'en sont suivies de nombreuses échelles . SANS et PANS d'Andreasen, Crow, Abrahams et Taylor, Lewin, Pogue- Gueile, entre autres. Il est assez probable que le modèle jackso- nien ait eu beaucoup plus de suite dans les idées aux Etats-Unis, via Adolf Meyer, neurologue jacksonien à ses débuts ayant donné la psychiatrie américaine durant de nombreuses années, alors qu'en France le parlêtre de Lacan introduisait un bouleversement considérable lorsqu'il s'agissait d'abord d'écouter. Cependant, on ne peut s'empêcher de noter que certains auteurs ont dû une partie de leur notoriété à la répartition en symptômes positifs et négatifs, comme s'il s'agissait de retrouvailles avec Jackson, Ey ayant été alors totalement et scandaleusement effacé, même si l'on ajoute des échelles et la valeur discriminante des psychotropes. De plus, cela devient totalement insupportable dans les travaux de jeunes praticiens français.

Note 10. Ce double mouvement de physiologisation et de métaphorisation, termes que j'emprunte à Fedida et Lévy-Friesacher, est en fait un des aspects de processus plus généraux dont j'ai essayé de faire état ailleurs [37-38].

Note Il. On sait qu'il s'agit là du processus par lequel s'érige un mythe fondateur, trouvé par hasard !

Note 12. Cf. sur le pouvoir d'une observation "La personne de moi-même, les destinées d'une observation dans l'histoire de la psychiatrie", Littoral, avril 1992, pp. 34-35 et 61-81.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] 1926: Traduction résumée de l'ouvrage de Bleuler Dementia praecox oder gruppe des Schizophrenien, suivi de la conception d'Eugen Bleuler et " des principes de H. Jackson à la psychopathologie d'Eugen Bleuler ".

[2] 1936: " Essai d'application des principes de Jackson à une conception dynamique de la neuropsychiatrie ", avec Julien Rouart, préface de H. Claude, L'Encéphale, 1938, 1, nov., pp. 313-356 ; 2, pp. 30-60.

[3] 1940: La conception deugen Bleuler (publié avec Dementia praecox ou groupe des schizophrènes, Eugen Bleuler), Epel-Grec, Paris, 1993.

[4] 1946 : "Des principes de H. Jackson à la psychiatrie d'Eugen Bleuler", Congrès des médecins aliénistes et neurologistes, Genève et Lausanne, 23-27 juillet.

[5] 1946 : ROUART (J.), Avec BONNAFE (L ), FOLLIN (S.), LACAN (J.)- Le problème de la psychogénèses des névroses et des Psychoses, Colloque de Bonneval, Desclée de Brouwer, Paris 1977.

[6] 1952: Etudes psychiatriques n°7 et 8, 2ème édition, Desclée de Brouwer, tome 1.

[7] 1960: " Le problème de l'inconscient et de la psychopathologie " ; in L'inconscient, VI, Colloque de Bonneval, Paris, Desciée de Brouwer, 1966.

[8] EY (H.) : La Conscience, PUF, Paris, 1963.

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[10] EY (H.) : "Ontologie du corps psychique", Totus Homo, 3 (3), 197 1, pp. 92-94.

[11] EY (H.) : Traité des hallucinations, Masson, Paris, 1973, 2 t.

[12] 1975 : La notion de schizophrénie, Séminaire de Thuir, Desclée de Brouwer, Paris, 1977.

[13] Des idées de Jackson à un modèle organodynamique en psychiatrie, Toulouse, Privat, 1975.

[14] EY (H.) : Schizophrénie. Etudes cliniques et psychopathologiques, préface de Jean Garrabé, Les Empêcheurs de penser en rond, Synthélabo, Le Plessis-Robinson, 1995.

[15] " Hommage à Henri Ey ", L'Evolution Psychiatrique, 42, 1977, numéro spécial.

[16] BLANC (C.J.) : " Traité des hallucinations de Henri Ey. Déconstruction, réévaluation et refonte du savoir psychiatrique ", L'Evolution Psychiatrique, 36, 1, 1971, pp. 141- 190.

[17] BLANC (C.J.), BIRENBAUM (J.) : " Henri Ey, théoricien de la conscience (... ) ", Psy. Fr., 1, 1996, pp. 33-46.

[18] ANDREASEN (N.C.) : " Negatives symptoms in schizo, définition and reliability ", Arch. Gen. Psychiatry, 39, 1982, pp. 784-788.

[19] ANDREASEN (N.C.) : " Positive and negative symptoms and Jackson ", Arch. Gen. Psychiatry, 42, 1, 1985, pp. 95- 97.

[20] ANDREASEN (N.C.): " Diagnostic, évaluation et substratum neuropathologique de la schizophrénie ", Triangle, 34, 12,1994, pp. 5-9.

[21] BALAN (B.) - " Les fondements psychologiques de la notion d'automatisme mental chez John Hughlings Jackson ", 1ère partie: " Automatisme neurologique et automatisme mental ", L'Information Psychiatrique, 66, 6, 1989, pp. 609-619 ; 2ème partie : " Conscience objective et moi mécanique ", L'Information Psychiatrique, 66, 8, 1989, pp. 823-832 -,3ème partie: "Activité prépositionnelle et fonction symbolique ", L'Information Psychiatrique, 66, 10, 1989, pp. 49-61.

[22] BERRIOS (H.) : " Positive and negative symptoms and Jackson ", Arch. Gen. Psychiatry, 42, 1, 1985, pp. 95-97.

[23] DEVEREUX (G.) : Ethnopsychanalyse complémentariste, Flammarion, Paris, 1972.

[24] FLAUMM, ANDREASEN (N.C.) - " Diagnostic criteria for schizophrenia and related disorders : options for DSM IV ", Schizophr. Bull., 17, 199 1, pp. 133-156.

[25] GARRABÉ (J.) : Histoire de la schizophrénie, Paris, Seg- hers, 1992. [261 GARRABÉ (J.): Henri Ey et la psychiatrie contemporaine, Les Empêcheurs de penser en rond, sous presse.
 

[27] HARDY BAYLE (M.-C.), OLIVIER (V.), SARFATI (Y.), CHEVALIER (J.-F.) : " Approches contemporaines de la clinique des troubles schizophréniques ", Encycl. méd.- chir., Psychiatrie, Elsevier, Paris, 37, 1996, 282-A-20.

[28] JACKSON (J.H.) : " Selected writings. On epilepsy and epileptiforin convulsions. J. Taylor, Hodder and Stonghton ", On temporary disorders after epileptic paroxysme, 1931, pp. 308-317.

[29] JACKSON (J.H.): " Croonian Lectures ", Archives suisses de neurologie et psychiatrie, 1921.

[30] LACAN (J.): Ecrits, Seuil, Paris, 1966.

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