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Programme du séminaire

Etienne Balibar eut l'amabilité de répondre à l'invitation de Frédérique Duplaix-Vincent pour participer à notre séminaire le 6 janvier 2000. Le texte qui suit a été établi par nous à partir d'un enregistrement et n'a pas été corrigé par Balibar. Les problèmes de transcription à partir d'exposés oraux dans notre champ sont assez connus pour qu'on s'étende là dessus. Les différentes parties dans lesquelles le texte est présenté ont été introduites par nous. De ce fait, il reflète notre propre lecture de l'exposé de Balibar. Toute erreur ou contresens doit, par conséquent, nous être imputée. Sont signalés entre des […], des mots inaudibles, des significations hésitantes et des changements de cassette. A la fin du texte, nous proposons une bibliographie d'Etienne Balibar permettant de confronter ce texte avec d'autres écrits.

LA CONSCIENCE DE SOI
Etienne Balibar - Séminaire du 6 Janvier 2000
Texte établi par Eduardo Mahieu





1. Précisions sur le structuralisme et la question du sujet

Je remercie le Dr Trémine pour son introduction car c'est une occasion bienvenue d'évoquer les raisons de ma présence ici. Il y avait au fond deux possibilités, entre autres; j'aurais du essayer de donner mon sentiment sur les grandes questions d'actualité que vous évoquez, et je suis souvent tenté de m'aventurer encore un peu plus loin dans la réflexion sur les différentes dimensions de la subjectivité, en tout cas telles qu'elles ont été perçues par la philosophie. Je laisse pour l'instant de côté la question des interférences de la philosophie et de la psychiatrie. D'ailleurs le texte de Locke de façon étonnante peut suggérer que même sous d'autres noms elles sont en quelque sorte consubstantielles. C'est à faire… Donc ou bien j'essayais de m'aventurer dans cette direction et de théoriser sur la conscience, ou sur la place du phénomène de la conscience dans la réflexion contemporaine, ou bien j'essayais - mais il y aurait quelque chose d'artificiel dans cette direction, parce que croyez-le ou non, et je suis maintenant beaucoup plus conscient qu'il y a quelques années des raisons contingentes et à quelques égards des étroitesses de formation et de trajectoire personnelle qui en sont responsables, mais je joue avec un champ dans lequel je n'ai jamais travaillé. C'est sans doute là pour une part le poids de l'héritage que vous avez appelé structuraliste dans un sens très général, mais que je ne récuse pas du tout, étant entendu que le concept de structuralisme dans lequel nous avons affaire ici est un concept large, n'est pas?, et que par exemple l'œuvre de Freud et celle de Marx, même indépendamment des lectures et des interprétations qu'en ont proposé Lacan ou Althusser, en font partie de plein droit. Le structuralisme a eu pour conséquence non pas de - c'est assez évident à mes yeux - frapper d'interdit, de nullité ou de caducité une réflexion sur le sujet. Bien au contraire, le structuralisme n'a jamais eu d'autre véritable ambition que de reprendre de plus loin et de façon plus fondamentale la question du sujet comme problème d'une constitution, ou pour problématiser la constitution du sujet au lieu de considérer le sujet comme une sorte de donnée. Ce qui l'a amené aussi inévitablement à remettre en question et à congédier dans un premier temps et souvent très brutalement, un certain nombre d'équivalences qui avaient été tenues pour acquises à la fois par la philosophie et par la psychologie du 19ème siècle, et dont on a mieux pris conscience qu'elles étaient elles-mêmes et l'histoire l'a montré, très relatives. L'équivalence naturellement partielle ou totale du point de vue de l'identité individuelle, du point de vue de la subjectivité et du point de vue de la conscience, et la conscience de soi faisait partie de ces évidences. Le structuralisme n'a pas du tout eu pour effet d'expulser la question du sujet du champ d'une certaine philosophie dans laquelle j'ai travaillé, mais certainement de relativiser la dimension que vous venez de marginaliser, la dimension que vous venez de lui opposer, c'est-à-dire de la dimension pragmatique, ou je dirais dans un langage qui signale aussitôt l'importance, parmi d'autres mais enfin très remarquables comme celle de Locke dans notre héritage conceptuel, la dimension de l'expérience. Il y a quand même incontestablement dans le structuralisme, un résidu, une dimension d'apriorisme qui est très forte. L'expérience est ce qu'on cherche à rendre intelligible, à analyser à désarticuler, ce qu'on cherche à constituer ou à reconstituer. Evidemment, dans un sens on peut dire qu'une partie de l'histoire du débat philosophique français, au moins à partir des années 70, a tourné autour de cette question - primat de l'expérience ou primat de la structure - et que des entreprises philosophiques assez différentes les unes des autres sont mues par l'objectif de renverser ce primat. C'est pourquoi le structuralisme après avoir été revendiqué par tout le monde a été d'une certaine façon vilipendé ou mis à distance de tous les côtés à la fois pour restaurer une sorte de primat de l'expérience, dans cette dimension que nous qualifierons d'unique, sur les structures, mais évidemment en essayant de problématiser cette notion d'expérience elle-même, c'est à dire de ne pas le tenir pour acquis justement que le sujet de l'expérience est quelque chose dont nous ayons un concept simple et immédiatement accessible. Je vais laisser cette question en suspens, nous y reviendrons peut-être.

2. Le langage n'est pas neutre

Dans ce que vient de dire le Dr Trémine il y a une formulation qui recoupe très directement le travail que j'ai tenté de faire dans la dernière période autour de ces thèmes et qui n'a aucune prétention totalisante, c'est la formulation "le langage dans cet affaire n'est pas stable, n'est pas ferme" et évidemment s'il n'est pas ferme il n'est pas neutre non plus, parce que les fluctuations déterminent autant de possibilités de divergences, de conflits; aussi j'aime à le dire en reprenant une expression que Foucault avait mise au cœur de son travail dans "Les mots et les choses" et dont il s'est ensuite peu servi, autant "d'occasions d'hérésies", autant de "points d'hérésie", en prenant le terme dans la totalité de ses connotations. Je crois effectivement que le nœud des questions de linguistique et de questions théoriques ou conceptuelles détermine, périodiquement en tout cas, dans l'histoire des idées la formation de points d'hérésie ou de complexes conflictuels si vous voulez, au niveau du langage théorique, qui ne disparaissent jamais définitivement ou sont susceptibles d'être réactivés. Et une des meilleurs façons de rendre ce retour ou cette réactivation productive, me semble-t-il, c'est de réviser périodiquement au fond l'idée que nous nous faisons de l'histoire, de la genèse et particulièrement de la signification d'un certain nombre de termes assurément fondamentaux de notre culture théorique, comme par exemple celui de conscience, celui de sujet.

Donc, saisissant l'occasion de ce travail collectif dont j'ai parlé, le Vocabulaire Européen de la Philosophie, puis mu au fond par une surprise dont j'ai longuement fait état dans cette Introduction [Identité et différence, L'Invention de la conscience, Présenté, traduit et commenté par Etienne Balibar, Points Essais, Seuil, 1998], qui a fini par devenir un peu obsédante pour moi, et qui était la question de savoir pourquoi, sur quand même une très longue période dont on n'est pas encore sortis, on a systématiquement attribué à Descartes la paternité du concept philosophique de conscience, et l'invention à travers cela d'une philosophie de la conscience, du primat de la conscience, ou du sujet conscient comme fondement ultime de la certitude intellectuelle dans la philosophie, alors qu'au fond, il suffit de lire ou relire avec des yeux de myope, je dirais, et en même temps avec un peu du sens du symptôme, les textes de Descartes pour s'apercevoir que le terme de Conscience n'existe pratiquement pas, et qu'en tout cas il ne remplit pas le rôle que nous croyons pouvoir lui attribuer. A la rencontre de ces deux incitations, l'une extérieure et l'autre personnelle, j'en suis venu à souhaiter reconstituer, inévitablement sous la forme d'une narration, une histoire dont les mots sont les personnages et les héros; en quelque sorte, les grandes étapes de l'invention de la conscience dans la philosophie occidentale, c'est-à-dire, dans le langage qui est toujours le notre. C'est un peu cela que je voudrais vous présenter comme ouverture.

Ce que je vais vous présenter, c'est l'essentiel de l'article inédit pour l'instant, du mot conscience que j'ai rédigé pour le Vocabulaire Européen de la Philosophie.
 
 

3. La Conscience, concept populaire

A titre d'introduction générale je dirais ceci, le concept de conscience n'est pas un cas isolé, on pourrait en citer deux ou trois autres, mais quand même très remarquable dans notre langage, en ceci que il est, parce qu'il est devenu, un concept absolument populaire. C'est à dire qu'il n'a pas à être mis à la disposition des gens avec qui il va rentrer en relation à un titre ou à un autre, comme un concept technique qui aurait besoin d'une définition rectifiée, mais il appartient toujours déjà d'une certaine façon au rapport entre les savants et le commun, dans le sens noble du terme, bien entendu, pour dénoter le rapport à soi même de l'individu, en tout cas dans la culture occidentale. La question de qui se passe en dehors est une question extrêmement redoutable. Il renvoie ainsi à ce que le philosophe et l'homme du commun ont en justement en commun. […]

Alors je crois que ce qui est intéressant est de se souvenir de ceci qui en un sens fonctionne maintenant comme un présupposé, ne va pas de soi à n'importe quelle époque. En particulier des termes anciens qui sont donnés les plus souvent comme des équivalents de "conscience" dans les langues anciennes, grec ou latin, même en latin conscientia, ne sont pas du tout des termes appartenant ainsi au langage de l'expérience du commun. Ce sont des termes très spécialisés et restrictifs.

Donc la philosophie européenne moderne s'est fabriqué un passé qui est en partie fictif, en suggérant que d'une certaine façon on a toujours réfléchi sur la conscience, même en l'appelant autrement et en choisissant des termes grecs et latins. Qu'il y ait toujours eu un vocabulaire du rapport à soi, ou comme dirait Foucault du "souci de soi", bien sûr, mais précisément ce n'est pas le même et son organisation sémantique et par voie de conséquence ses usages […] sociales, ou socio-politiques dans le sens le plus large du terme, parce qu'il y a une politique de la subjectivité, voire de l'intimité, ne peut pas avoir été exactement le même. Donc il faudrait distinguer soigneusement ces effets d'illusion rétrospective, de rétroversion de l'héritage […]. Mais ce que vais essayer de montrer ce que l'invention de la conscience c'est un grand mouvement historique, en effet, dans lequel s'enchaînent plusieurs épisodes significatifs qui appartiennent essentiellement à la modernité, au 16ème siècle, même s'il a des arrière-plans théologiques ou philosophiques plus anciens. Ce sont ces épisodes sur lesquels je vais m'attarder essentiellement, constitutifs de la modernité, dont la trace est encore partout visible dans les langues philosophiques.

4. Trois moments

J'en distinguerais trois: l'un qui est centré autour de l'institution religieuse et politique de la liberté de conscience qui est l'invention même de cette expression, qui conduit à faire de celle-ci le nom privilégié du sujet en tant que figure publique, du sujet qui est en train de devenir un citoyen, que j'ai appelé ailleurs le citoyen-sujet; un deuxième moment qui est la construction par Locke et par ses successeurs d'une théorie - j'ai envie de dire les choses dans la langue originale -, de la consciousness comme faculté générale de connaissance; et puis enfin dans un troisième moment évoquer le conflit des grandes métaphysiques de l'identité personnelle et de la conscience de soi, qui est contemporain du passage de la première modernité à la seconde modernité, c'est à dire, pour dire les choses chronologiquement du passage du 18ème siècle au 19ème siècle; mais en fait l'élément décisif c'est la conjoncture révolutionnaire, la mutation d'ensemble de toutes les catégories de la subjectivité qui accompagnent la transformation de la représentation de la souveraineté du sujet de droit et de la citoyenneté.

C'est à ce moment là, au fond, qu'à été obtenue, et seulement à ce moment là, une unification relative des terminologies par traduction réciproque, en principe parfaite, des idiomes philosophiques, les uns dans les autres, du français en anglais et en allemand et réciproquement. J'essayerais de montrer y compris par allusion à des développements contemporains que cette équivalence n'a pas été obtenue sans reste, et qu'il y a des aspects d'intraduisible, d'intraductibilité dont les effets vont se faire sentir jusqu'à dans notre travail contemporain. Quand j'ai entrepris d'écrire cette histoire, j'utilise, donc je vois un peu comment dans les traductions d'ouvrages contemporains sont résolus les problèmes d'ambiguïté et d'amphibologie qui résultent du fait que l'anglais a à sa disposition d'autres termes que le français, une autre disposition sémantique, en particulier une gradation ou une opposition entre awareness et consciousness, et comme les ouvrages actuellement disponibles les plus intéressants, ceux qui soulèvent des discussions et qui procèdent d'ouvrages de biologistes de l'esprit et qui procèdent du champ des sciences cognitives, ou de philosophes réfléchissant sur ce domaine, j'en ai pris quelques uns, et l'intraductibilité se fait là lourdement sentir.

5. Français, Anglais et Allemand

Alors, le point de vue que nous avons, spontanément national, engendre une illusion qui incite à croire que les différents sens du français se distribueraient entre des mots étrangers correspondants, ou que conscience en français unifie ce que d'autres langues divisent. On peut citer par exemple l'idée classique selon laquelle les allemands ont besoin de deux termes, Gewissen et Bewusstsein,pour désigner d'un côté la conscience morale et de l'autre la conscience cognitive ou psychologique, alors que nous, parlant en français, nous en avons qu'un seul. Nous pouvons en donner d'autres exemples. En anglais il y a le doublet conscious, consciousness. Mais ce que je veux dire c'est qu'on doit mettre entre parenthèses toutes les "évidences" préliminaires, et considérer qu'il n'y a rien d'évident ni à ce que les champs sémantiques de nos voisins soient disjoints, ni à ce que ils soient tous inclus dans le mot conscience. Aussitôt que leur ensemble déplace notre usage plus large que chacun d'eux, mais aussi d'une certaine façon plus restrictif que leur somme.

Et cette illusion que nous avons, au fond, de détenir la clef du système des langues à partir de l’usage du mot français conscience, va de pair avec un problème proprement français qui est de savoir si l’unicité du mot conscience doit être considérée comme une simple homonymie ou bien si c’est une analogie au sens fort, l'expression d'un noyau de signification circulant entre des acceptions particulières. Si vous vous reportez au dictionnaire vous verrez qu’on ne dit jamais une seule signification.

Alors, deux mots très rapides sur les héritages. Dans les langues latines et germaniques les principaux termes en présence qui dérivent des racines du savoir, d’un côté en latin scirre, scientia, d’où l’adjectif conscius, qui a des antonymes en latin, on conviendra, à terme toujours, la notion de l’inconscient, nescius, "ne pas savoir que... ", "ne sachant pas que... ", inscius; et puis évidemment conscientia, "conscient", "conscience", etc.

Du côte des langues germaniques on a une racine Wissen, d’où sortent toute une série de termes particulièrement intéressants qui sont, par exemple, Gewiss, à la fois certain et convaincu dans l’allemand classique; Gewissen qu’on a pris l’habitude de traduire, mais on a beaucoup de mal en français quand on veut insister sur sa spécificité, par conscience morale, (mais en réalité si on remonte à Luther il a la signification de "foi"), et d’autre par Gewissheit, qu’on a pris l’habitude de traduire par certitude; Bewusst, conscient et Unbewusst, inconscient, et puis Bewusstsein, Bewusstheit, que les psychologues ont beaucoup à partir du 19ème siècle était forgé assez tardivement - bewusstsein date de 18ème - qu’on traduit par "conscience", "état conscient" ou "caractère conscient".

6. Le Grec

Alors on a pris l’habitude de considérer les sens de la conscience moderne qu’on attache aux différents emplois du latin consciencia et du grec sunéidis. Comme je le disais tout à l’heure, mais je passe à toute vitesse sur le grec, il s’agit clairement d’une projection rétrospective à partir d’une correspondance instituée par les latins qui cherchaient à créer leur propre terminologie morale. La terminologie grecque du rapport à soi dans l’ordre de la connaissance et de l’éthique, qu’il faut étudier aussi bien chez les poètes que chez les philosophes, est beaucoup plus complexe et c’est seulement à l’époque héllénistique qu'un mot, que l’on considère aujourd’hui facilement comme le terme grec pour conscience, sunéidèsis, devient courant dans les écoles morales pour désigner la façon dont l’individu, en quelque sorte seul avec lui-même, dans le registre de l’intimité ou du jugement de soi évalue la dignité de sa conduite et la valeur de sa personne dans cette vie ou, plus généralement en prévision de la mort, qui est une thématique très insistante chez les stoïciens.

La question que je ne suis pas en mesure de régler est de savoir si cet usage était présent à l’esprit de Saint Paul, lorsqu’il a repris ce terme à son compte dans des passages absolument capitaux des Epîtres, qui vont avoir une chaîne de conséquences tout au long de l’histoire de la pensée occidentale; par exemple ce très célèbre passage de l'Epître aux Romains 2, 15, je cite la phrase centrale, "ils montre la réalité de cette loi inscrite en leur cœur, et pas simplement imposée de l’extérieur par la Loi divine, à preuve le témoignage de leur conscience (la sunéidèsis leur étant témoin) ainsi que les jugements intérieurs de condamnation ou d’acquittement qu’ils portent sur leurs propres actions, et ainsi ils seront justifiés au jour où Dieu jugera les actions secrètes des hommes, c’est à dire au jour où les cœurs seront mis à nu", le jour du jugement dernier, qu’on voit resurgir dans le texte de Locke.

Quoi qu’il en soit, c’est à partir de ces formulations, de cette double tradition, et des métaphores qu’elles ont en commun, des traditions de philosophie morale principalement stoïciennes et de la tradition chrétienne [chtg de cassette] [qu'on a identifié conscience] avec l'instance devant laquelle on fait comparaître ses actes, ou le tribunal devant lequel il témoigne, si on utilise l’expression de Saint Paul, pour ou contre lui-même, que s’engage, et il y a une différence fondamentale pour toute la pensée morale de l’occident, bimillénaire, qui concerne la question de savoir si la conscience est au fond quelque chose de naturel, une voie de la nature, ou bien si c’est une voie du surnaturel.

7. Le Latin

Alors, pour ce qui est du mot conscientia, son histoire pose aussi des problèmes, mais elle est mieux connue. Cicéron en a fait un terme clé de sa définiton de l’humanitas, qu’il ne faudrait pas traduire à mon avis par humanité, mais par humanité-cultivée, humanité-instruite; mais avant cela même, les usages se sont déployés selon les deux directions dans lesquelles on peut interpréter ce préfixe cum, qu’on retrouve dans con-science, cum-scientiae, qui sont d’une part celles qui connotent l’appropriation et l’achèvement, c’est à dire puisqu’il s’agit de scirre, sciencia, savoir, cela voudra dire quelque chose comme un savoir complet, donc connotant d'une part l’idée de bien savoir, ou d’être bien informé ou complètement informé de, participant à un renforcement intensif; d’autre part, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, la signification qui connote un partage, c’est à dire une science partagée. Et ici on voit émerger la dimension réflexive, on débouche tout de suite sur l’idée que ce partage n’est pas un partage avec les autres, ou pas seulement avec les autres, mais que c’est un partage avec soi-même, c’est à dire un partage privé, un partage secret. A partir de là on a l’idée d’un savoir qui est, ou bien réservé à quelques uns, ou même qu’il constitue le trésor propre de l’individu (celui qu’il ne partage qu’avec lui-même sauf à en faire confidence), - on voit énormément dans la [littérature diatique ou prédiatique] des formulations de ce genre qui au fond sont étroitement liées a la reprise du thème de la conscience morale telle qu’elle avait été élaborée par les latins, c’est à dire, "je me fait confidence à moi-même", et cette signification débouche sur la représentation fondamentale du témoignage intérieur rendu à soi-même, qui est illustré en partie par une célèbre formule de Quintilien "conscientiae mille teste est", "la conscience est comme mille témoins", vaut autant et mieux que mille témoins, vaut plus que tous les témoignages extérieurs, pour ce qui est de la signification et de la valeur de nos actes. Et finalement sur l’idée d’un jugement qui s’exerce en nous envers nos actes et nos pensées, d’où évidemment l’idée d’une autorité, l’idée qu’il y a une autorité du soi qui est opposable à toute les institutions. C’est à dire qu’il est à la fois comme un maître intérieur et comme une garantie d’autonomie, et encore c’est une idée qu’on crée, une sorte de tension dialectique à laquelle la philosophie ou la littérature ne cesseront jamais de revenir, surtout depuis que Saint Augustin lui aura donné une portée ontologique.

8. Les Pères de l'Eglise

Il faudrait s’attarder sur les Pères de l’Eglise, mais tout particulièrement sur Saint Augustin. Ce qui est important chez Saint Augustin c’est que la conscientia n’est pas le terme le plus fondamental; il y en a d’autres qui la commandent en quelque sorte, le plus important étant sans doute memoria, le vrai nom de la présence à soi qui toujours déjà confesse le rapport à Dieu, ou le rapport au verbe de Dieu, en s'interrogeant au plus profond de lui-même, c'est ce que Saint Augustin appelle memoria; c'est ce qui débouche sur l'idée de secrets de la conscience qui sont toujours réservés, ou en tout cas sur lesquels je n'ai d'ouverture que dans la mesure où je m'échappe à moi-même. C'est pour ça qu'il y a chez Saint Augustin ce moment tout à fait extraordinaire que connote les fameuses formules des Confessions "ce qui est plus intime que ma propre intériorité" et "ce qui est plus haut que ce qu'il y a en moi de plus haut", donc le moment où le rapport à soi se renverse en rapport à l'autre et, même au tout-autre, d'une certaine façon.

Je vais passer sur tout ça, de même que sur les développements de la dialectique pour dire simplement une chose au passage: que les textes des scolastiques ont utilisé un terme tout à fait étrange, dans un contexte latin, mais que ça a l'air d'être un terme grec, qui est le terme sunderesis, sinderèse, on trouve ce terme dans les traductions de Saint Thomas, qui est, semble-t-il, purement et simplement le résultat d'un lapsus de lecture. Les copistes on cru lire ce terme dans les textes des Pères de l'Eglise et ils en ont fabriqué une étymologie, et c'est devenu le nom théologique par excellence de la conscience, de la conscience morale, ou plus exactement de la révélation qui est au cœur de la conscience morale dans les textes théologiques du moyen âge. Tout cela a fini par tomber en désuétude, fondamentalement au moment de la réforme. C'est dans le contexte de la réforme qu'il faut nous placer pour comprendre à quoi nous avons affaire aujourd'hui, pour plusieurs raisons. A ce moment là la dimension de transcendance à laquelle je viens de faire allusion ne disparaît pas mais, au moins au niveau de l'expérience, est subordonnée à nouveau à la pratique du témoignage intérieur justement, qui est par excellence le signe de la grâce, et c'est cela que Luther en allemand désigne par Gewissen ou par le couple Gewissen-Gewissheit, c'est à dire celui de la foi et de sa certitude; c'est un couple qui connote la certitude intérieure du croyant que Calvin par la Conscience en français a associé à la pratique systématique et à la désignation de l'examen de conscience. On se trouve là au point de départ du drame en trois épisodes qui a conduit a faire de la conscience de soi l'expression privilégié de l'idée philosophique de subjectivité en Occident, proprement l'invention européenne de la conscience.

9. L'invention européenne de la conscience

Je propose de distinguer trois épisodes:

Le premier épisode correspond au débat suscité par la Réforme autour de la liberté de conscience. Le second, celui sur lequel Locke est crucial, conduit à identifier le Soi avec l'activité réflexive de l'esprit. Et le troisième à réinterpréter le tournant du 18ème et 19ème siècle, le principe de la connaissance et de la moralité comme des expressions de la conscience de soi ou du Selbstbewusstsein.

J'ai proposé d'appeler le premier épisode "la métonymie de la conscience", dans le sens usuel du terme en linguistique ou en réthorique, parce que ce qui me semble être l'acquis le plus frappant c'est la possibilité d'employer le mot conscience pour désigner non pas une faculté de l'âme, même personnifiée ou identifiée comme je viens de le dire par le témoignage intérieur, sorte de double du sujet, la voix qui l'interpelle; ni, comme on pourrait dire, par anticipation, comme une instance particulière au sein d'un appareil psychique - là il se posent à moi des questions concernant la première topique de Freud, est-ce qu'elle fait de la conscience ou du conscient à côté de l'inconscient une des instances du fonctionnement psychique dans une perspective structurale, mais au fond d'une façon très provisoire puisque Freud, sans renoncer à cette terminologie descriptive, finira par formuler tout autrement le principe de multiplicité interne de la fonction psychique. Donc, ce qui s'est passé à l'âge classique c'est le mouvement inverse: la conscience a cessé de désigner une faculté de l'âme ou une instance particulière, et elle est devenue tendantiellement l'autre nom, et même une des façons privilégiées de désigner l'individu singulier. Ce qui constitue un mouvement de personnification. Il se traduit par la possibilité de qualifier les conscience/sujet, les sujets qui sont des consciences ou des consciences qui sont des sujets, au regard de leurs actions et de leurs expériences dans le langage courant. On dit "une noble conscience", et ce n'est pas seulement de la réthorique ou de la littérature, c'est à dire un individu que nous considérons en tant que conscience et dont nous apprécions la noblesse. On dit "une conscience éclairée", "une conscience ferme". On dira plus tard en philosophie, mais c'est encore au fond dans ce mouvement, "une conscience malheureuse" dans le célèbre texte d'Hegel, ou bien "une conscience déchirée". Ce procédé métonymique me semble révélateur d'une mutation dans l'histoire des idées et des mots. Bien entendu, le terme de conscience n'est pas le seul à pouvoir faire l'objet d'une utilisation et d'une valorisation métonymique en ce sens. Il y a l'âme ou l'esprit, ce qui est plus attendu peut être et plus ancien; ou bien encore il y a le cœur, il y a l'intelligence. Je ne dis pas que tout ceci soit équivalent, mais c'est probablement révélateur aussi du fait que la question de la subjectivité ou de l'identité subjective tend, dans la conjoncture que j'évoque et dont les déterminations son multiples, religieuses, politiques, littéraires, il est hors de question de les enfermer dans un point de vue unique [chgt de cassette].

10. Malebranche et Locke

Il y a un rappport hiérarchique en tout cas chez Saint Augustin où la memoria commendait la conscientia, alors que chez Locke c’est la memore, c'est la mémoire, les opérations et les possibilités de la mémoire, qui constituent la dimension phénoménologique de la conscience, parce qu'il n'y a pas de conscience sans amplitude, ou sans mouvement indéfini de passage d'une idée à une autre et que cette amplitude est le nom même de la temporalité intérieure, du sens interne du temps. C'est ce qui selon Locke fait que la conscience identique à elle même - alors là il faudrait discuter longuement du point de vue philosophique sur la nature de cette identité car les interprètes se partagent entre les extrêmes les plus opposés sur ce point - identique à elle même dans le flux continuel de ses perceptions, peut fonctionner comme l'opérateur d'une reconnaissance de soi, c'est à dire que c'est par elle qu'un individu peut se considérer, comme dit le texte anglais himself ou as himself, dans les différentes expressions construites avec self, c'est à dire lui même comme lui même ou lui même comme soi, comme ce qui lui appartient en propre. La traduction de consciousness en français par conscience, qui nous paraît aujourd'hui absolument évidente, était quelque chose qui n'allait absolument pas de soi au 17ème siècle, qui heurtait l'habitude linguistique qui réserve ce terme à la désignation d'une faculté morale et qui entrait en conflit avec les autres usages simultanément introduits, soit par les cartésiens, soit par Malebranche ou d'autres. C'est pourquoi les premiers traducteurs de Locke et Coste lui même, en tout cas au début de sa traduction, préfèrent d'abord rendre to be conscious par "concevoir", "être convaincu", et consciousness par "sentiment" ou par "conviction", et finalement ils se rendent compte que ces termes sont inadéquats et donc il se produit une révolution sémantique qui recrée le mot conscience en français dans une nouvelle acception. Et évidemment cette révolution allait engager la philosophie européenne dans une voie nouvelle, [sorte] de psychologisme, aussi bien que philosophie transcendantale, pour une raison aussi matérielle et institutionnelle qui est que le Français est la langue universelle de la République des Lettres au 17ème siècle, et que par conséquent les gens lisent tous Locke non pas dans le texte anglais, mais dans le texte français pour l'essentiel, à commencer par Leibniz dans Les Nouveaux Essais sur l'Entendement Humain, et en allant jusqu'à Kant; Dans quelle langue Kant a-t-il lu Locke? Le plus probablement dans une version latine, ni en anglais ni en français, mais d'une façon générale c'est par la traduction française que Locke est devenu la grande référence.

11. La métaphysique

Alors je vais simplement vous dire de quoi il est question dans la suite. Ce qui m'a paru intéressant c'est que le troisième moment auquel j'avais envisagé de m'arrêter est ce que j'avais appelé tout à l'heure les dialectiques de la conscience de soi qui sont au cœur de la philosophie, ou plus précisément de la métaphysique du sujet en occident depuis le début du 19ème siècle. Et ici il y aurait aussi des remarques intéressantes à faire sur les dimensions linguistiques du problème. La figure qui occupe tout le terrain qui pour nous est en quelque sorte la refondation de la philosophie du sujet en tant que philosophie transcendantale à la fin du 18ème siècle, c'est naturellement Kant. Par conséquent le terme clé apparemment c'est le terme de selbsbewusstsein, qui est une transposition ou une traduction de selfconsciousness que Locke a employé au moins une fois, et qui enfin devenait possible à partir du sens qu'on avait donné à ce terme. Mais je crois qu'il y a en contrepoint de cette lignée principale, une lignée seconde qui, au moins en langue française n'a jamais complètement disparue et qui a réapparu dans les derniers développements de la phénoménologie française contemporaine, en particulier chez Merleau-Ponty. On peut voire la trace très significative dans le cours que Merleau-Ponty a consacreé à la question de l'union de l'âme et du corps chez Malebranche, Maine de Biran et Bergson et qui a été publié en 1978. Donc, ceci pour signaler qu'il y a une autre voie qui n'est pas celle de la conscience de soi. La conscience de soi c'est une conscience intellectuelle de soi, chez Kant évidemment et le grand problème de Kant, et qui est au cœur de la Critique de la Raison pure, est quel rapport il y a-t-il entre cette forme logique pure qui est celle de l'unité du sujet pensant et qui a fini par désigner, ou qui a rendu possible la désignation par une équation purement formelle ich bin ich, je = je, identité du sujet avec lui-même comme propriété d'une logique consécutive, et puis d'autre part cette expérience du flux temporel, cette uneasiness à laquelle je faisais allusion tout à l'heure, cette espèce de dépendance réciproque de la conscience et de la mémoire, donc aussi des limites de la conscience et des limites de la mémoire, qui est au cœur de la description lockienne et qu'on retrouve aussi chez Kant. Ça c'est le problème proprement kantien; le problème qui affleure chez Maine de Biran à la même époque et qui donne lieu à la théorisation non pas d'une psychologie du "je pense", mais d'une désignation de l'affection et de l'effort comme fait primitif du sens intime, est quelque chose qui vient de Malebranche et qui ira jusqu'à Bergson, etc., c'est une tout autre question que Locke avait, je ne dirais pas ignoré, mais écarté, systématiquement réduit, celle du rapport entre la conscience de soi et l'expérience du corps propre. Ça a même fondamentalement des racines chez Descartes. C'est bien plus intéressant de lire Descartes comme un théoricien du corps propre, que de lire Descartes comme un théoricien de la conscience. La question qui obsédait Descartes c'était la question de savoir au fond comment concilier la certitude que j'ai de l'autonomie ou de l'indépendance de la pensée par rapport à l'étendue, donc au corps, à l'organisme, etc., parce que la pensée a une idée claire d'elle même, et d'autre part l'expérience que je fait à chaque instant du fait que les sensations qui m'appartiennent en propre sont indissociables d'une expérience intérieure de l'organisme qui n'a absolument rien à voir avec celle que je peux faire des corps extérieurs; ce qui veut dire que la catégorie de corps est en réalité une catégorie amphibologique qui recouvre deux objets et même deux notions d'objet qui sont sans aucun rapport entre elles. Je dirais d'une façon sauvage, en citant une théorisation contemporaine, une objectivité et une objectalité mais c'est un peu forcé. Alors cette question là n'a jamais disparu de la tradition philosophique de langue française, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit une propriété privée des français, mais c'est quand même le problème spécifique d'un théoricien comme Maine de Biran et c'est un des raisons pour lesquelles il y a au fond à ce moment de refondation de deux grandes métaphysiques de l'âge classique, deux possibilités qui sont hérétiques l'une par rapport à l'autre, profondément antithétiques. Je ne dirais pas que l'une d'entre elles anticipe, ou inversement fait obstacle plus spécifiquement que l'autre à la théorisation de l'inconscient, parce que je suis tenté d'énoncer que la théorisation de l'inconscient, en tout cas si nous prenons Freud comme point de référence - ce qui m'a toujours paru, mais je suis peut être un peu influencé par l'enseignement de Lacan que j'avais un peu suivi dans ma jeunesse sur ce point - le plus frappant chez Freud c'est l'intellectualisation de l'affectivité, c'est la tentative de montrer ce qui a de profondément logique dans le contenu psychique en tant que pulsionnel ou affectif. Donc ce n'est pas plus du côté d'une conscience de soi transcendantale kantienne que du côté de la conscience de soi comme sentiment intime du corps propre et de la dépendance de l'individu par rapport à son expérience corporelle; ou alors il faudrait pouvoir franchir, Kant se pose toujours la question dans la dialectique de soi transcendantale de savoir si nous pouvons dire quelque chose de ce qui pense en nous [citation en allemand]. C'est évidemment une formulation que nous ne pouvons pas lire après Freud d'une façon innocente, ce qui du reste est tout à fait extraordinaire sous la plume de Kant: la théorisation du "je pense" débouche sur l'idée qu'il y a un quelque chose qui pense en nous, mais justement il barre immédiatement toute possibilité de connaissance de ce côté , [on tomberait dans une illusion métaphysique substantialiste]. Mais ce n'est pas non plus, malgré tout l'intérêt que ça représente, la théorisation Biranienne de l'expérience intime du corps qui est fondamentalement une expérience affective, car tout ça vient de la façon dont Malebranche et d'autres ont théorisé la connaissance obscure que nous gardons de notre corps dans le registre du plaisir et de la douleur, à quoi Maine de Biran ajoute la passivité et l'activité, la passivité et l'effort, quelque chose de plus parce que là, au contraire, il n'y a pas l'idée que ça pense, mais il y a l'idée que nous franchissons d'une certaine façon, la frontière ou la limite entre le registre de la pensée et celui de la vie.

QUESTIONS

E. Mahieu: Vous parlez en fait du développement du concept de conscience, comment ça a évolué, changé des grecs jusqu'aujourd'hui, mais est-ce que cela a un rapport avec l'objet conscience dont il est censé être le concept? Est-ce qu'il y a une identité, est-ce que vous pensez qu'en changeant le concept la conscience elle-même change?

E. Balibar: Vous allez m'obliger à vous faire une réponse qui paraîtra totalement relativiste et sceptique, alors cette réponse sera non. D'abord précisons qu'il s'agit du concept, mais que la question du concept m'est apparu comme étroitement dépendante de la question du mot ou des mots. Pas dans un sens platement historiciste, c'est à dire "les philosophes ont a leur disposition tel et tel mot qui vient de l'évolution justement de l'évolution des langues, etc., et ça détermine leur possibilité de penser de telle ou telle façon". En l'occurrence j'ai été prémuni par avance contre ce genre d'historicisme là, par le phénomène auquel j'ai fait allusion au début, c'est à dire que conscience n'est pas une notion populaire qui est devenue savante, mais c'est d'une certaine façon une notion savante qui est devenue populaire. Ceci étant dit, pourquoi la question des mots et celle des concepts sont-elles indissociables? C'est peut être mieux de le montrer sur pièces, mais l'idée générale est la suivante: parce que il n'y a pas - je vais faire bondir les épistémologues et les rationalistes poppériens - il n'y a pas des rapports directs entre des concepts et des objets, même des rapports hypothétiques, même des rapports en cours d'élaboration et de rectification. Il y a des rapports, je dirais d'antagonisme, ou simplement d'opposition différentielle, entre des concepts ou des systèmes de concepts qui ont pour enjeu la position des problèmes, ou la constitutions d'objets pensés. Par conséquent quand on fait de l'histoire de la philosophie, se constitue la question de savoir si Descartes ou Locke ou Malebranche ou Maine de Biran ou Kant, etc., en savent un peu plus ou un peu moins ou théorisent un peu plus, de façon un peu plus cohérente ou un peu moins cohérente un objet préexistant qui s'appellerait conscience, mais on se pose la question de savoir quel est l'enjeu d'une alternative conceptuelle qui couvre à l'évidence, mais dans des limites d'un temps donné, puisqu'il y a des inventions, des révolutions qui bouleversent le paysage, que certaines choses ne peuvent pas être pensées en même temps. C'est pour ça que j'aime le terme de "point d'hérésie", de Foucault, car il désigne justement ça, le fait que dans un contexte donné ce qui réuni plusieurs penseurs de premier plan ou les positions intellectuelles significatives dans le champ de la philosophie au sens large, la psychologie en fait évidemment partie, c'est justement ce qui les divise, ce qui marque leurs incompatibilités. Un exemple que je trouve absolument admirable de ça c'est Locke et Malebranche. Et là on voit d'ailleurs très bien pourquoi ces conflits philosophiques qui ont pour enjeu la possibilité de constituer ou non en objet de pensée, ou si vous le voulez en problème, tel ou tel type d'expérience ou tel ou tel type de phénomène, ne se développe pas en dehors du langage, au dessus et à part de cette instabilité fondamentale du langage dont parlait le Dr Trémine au début; nous ne pouvons pas les isoler. A cet égard je suis complètement opposé à la méthodologie de la philosophie analytique anglo-saxonne qui ne s'attaque jamais au mots dans lesquels les textes philosophiques sont écrits, mais qui commence tout de suite par reformuler les propositions auxquelles les philosophes adhèrent, ou les définitions sur lesquelles reposent leurs argumentations, de façon à se poser ensuite la question de savoir quels arguments on peut leur opposer, pour ou contre. Ce qui me semble tout à fait essentiel, par exemple c'est que Locke et Malebranche aient tout les deux employé le terme de conscience, de façon aussi importante l'un que chez l'autre. L'un pour dire que la consciousness (le terme de conscience à une traduction près), consciousness is the perception of what passes in the men's own mind, c'est à dire de façon au moins virtuelle, nous avons une représentation, et cette représentation est une représentation explicite, de tout ce qui passe, c'est à dire de toutes les idées qui se forment successivement dans le champ mobile de l'esprit, indissociable de la mémoire. Et au même moment Malebranche dit, la conscience c'est le mot dont nous nous servirons équivalemment à celui de sentiment intérieur pour désigner cette représentation nécessairement confuse, obscure, que nous avons des opérations et de la nature de nôtre âme, dont le modèle en fait est la perception affective du corps propre, c'est à dire fondamentalement la douleur, le plaisir, etc. Alors, quant on tombe sur un texte de Locke dans lequel il dit - il discute la philosophie de Malebranche - conscience (c'est ce que j'appelle consciousness) sentiment intérieur, qu'est-ce que ce type de new word veut dire par là? L'expression est aussi inintelligible que la chose désignée. C'est d'autant plus saisissant que dans le vocabulaire de Locke il y a internally sense pour la perception de ce qui se passe on the ear. On se rend compte à ce moment-là qu'il y a deux concepts d'intériorité radicalement incompatibles entre eux, et que ça se traduit dans la formation de deux paradigmes linguistiques qui ne peuvent pas être fusionnés, jusqu'à ce que peut être ils soient transformés l'un et l'autre ou remplacés. Mais ça a des traces à longue échéance. J'ai acheté l'autre jour un ouvrage de Mr. Damasio qui vient d'être traduit en français, sur le soi, j'ai naturellement regardé l'index et il n'y a pas de référence à Locke; il y a une référence à Malebranche dans un passage où il dit "au fond nous avons montré que le sentiment de soi est d'abord essentiellement confus, ce qui n'aurait pas déplu au philosophe français Malebranche…". Peut être qu'aujourd'hui il existe un champ théorique dans lequel la question de la perception du corps propre et la question de la représentation des opérations intellectuelles au sein de l'esprit ou de l'entendement humain, peuvent être théorisées ou problematisées ensemble. Mais ce qui est sur c'est que dans le champ épistémique de la philosophie et de la psychologie classique, ceci s'est présenté comme une incompatibilité. Alors le résultat - et c'est ma réponse un peu compliquée à votre question de l'objet; je transforme la question de savoir si on connaît un objet en la question de savoir comment on constitue un objet - ceci devient surtout intéressant à partir du moment où on se rend compte que des gens à qui on a à faire ne sont pas ni des sourds, ni des imbéciles… La solution n'est pas pure et simplement je parle de mon problème et j'ignore celui du voisin, mais la solution c'est généralement je conceptualise le problème de mon voisin ou de mon adversaire comme une limite, comme un point limite extrême au-delà duquel la théorie ne peut pas progresser. C'est pour ça qu'à la fin de mon introduction, j'ai essayé de proposer très rapidement une petite topographie, une petite topique, de l'intériorité lockienne dans laquelle je dis qu'il y a trois problèmes qui apparaissent comme des problèmes limites dans la représentation lockienne de l'intériorité qui est restée le courant dominant de constitution de la problématique de la conscience, en philosophie en tout cas, jusqu'à la phénoménologie, c'est le problème du signe, le problème de la sensation pure et le problème de l'affect. Ce sont les extériorités de la conscience et le moment philosophique le plus intéressant, le plus fort, chez n'importe lequel des théoriciens dont nous parlons, est justement le moment où il essaye d'affronter cette limite et de la théoriser, ou d'en dire quelque chose. Mais ce qui est très intéressant aussi, je trouve, c'est qu'on a là structuralement des possibilités d'interprétation, de renversements théoriques, en particulier des renversements qui affectent le couple intériorité/extériorité. Moi, je crois qu'il n'y a rien qui soit plus équivoque que la notion d'intériorité, c'est complètement une fausse évidence l'idée que le retour sur soi de la conscience, c'est ça l'intériorité ou que c'est fondamentalement intérieur. C'est une fausse évidence, une grande construction philosophique, notamment celle de Locke, mais on peut, et on pourrait le nommer, renverser le problème, expliquer que ce qui pour Locke est l'extérieur d'une façon ou d'une autre, ce n'est pas l'extérieur au sens d'une marge. [chgt de cassette]

Dr Trémine: Dans la détermination de la singularité lockienne, vous citez à un moment donné ce passage ce passage où il montre qu'il y a effectivement uneasyness, l'inquiétude, le désir, qui déterminent les actions, ses mobiles et non les objets. Ce qui m'avait frappé dans l'intervention de la conscience de soi, le rapport est un rapport de soi à soi. C'est à dire une construction, même si on peut l'admettre comme fictive comme vous l'avez dit de l'intériorité, c'est quelque chose qui se déroule entre soi et soi, […] dans lequel il n'y a pas de place possible, où la place de l'objet est uniquement déterminée par la manière dont on l'appréhende, mais lui n'a pas d'action sur la conscience de soi. Il semblerait, même si on construit actuellement l'esprit sur le modèle cybernétique, il n'est pas possible d'admettre qu'il n'y puisse avoir de conscience de soi qui soit uniquement générée…

Dr Le Mouel: Depuis tout à l'heure je me demande, [le sujet] est en train de se débrouiller avec cette pensée qu'il a un corps, quand même…

E. Balibar: Vous me demandez de prendre des positions métaphysiques ou psychologiques, c'est pareil, que je ne refuse pas de faire, mais sur quoi je n'ai pas d'autorité particulière parce que que la seule prétention que j'ai c'est d'avoir fait un petit travail de mise en perspective des usages du terme conscience dans les textes philosophiques de façon à reconstituer des oppositions et à les situer au moins virtuellement dans un contexte qu'on peut appeler politique, si vous voulez, à condition de prendre le terme dans une acception extrêmement large. Evidemment, ça produit des conséquences sceptiques, c'est à dire que vous me posez une question sur le soi et moi implicitement je vous dis "oui, mais quel est ce soi dont vous parlez, quel est le langage à l'intérieur duquel vous l'avez construit…", ce qui n'est pas à mes yeux une position dernière, une espèce de camp retranché philologique à l'intérieur duquel je voudrais camper. Mais je crois qu'il faut quand même un moment d'inquiétude ou de remise en question des évidences qu'on porte sur l'usage des mots.

[interventions inaudibles]

A la fin de cet article pour le Vocabulaire de Philosophie, je dis la chose suivante sur un mode très hypothétique: au fond, le cercle de questions qui peuvent être formulées dans la trace de la philosophie classique, est déjà en train d'être complètement bouleversé et remis en question par la conjonction irrationnelle, d'une certaine façon, dont les effets pour moi ne sont pas absolument pas prévisibles, des deux phénomènes massifs qui nous sont contemporains: d'une part l'esprit cognitiviste, disons la transformation des rapports entre biologie et psychologie à laquelle nous assistons. Je trouve intriguant que les auteurs de ces ouvrages éprouvent toujours encore le besoin de régler des comptes avec Descartes, Malebranche, Locke, etc. Alors qu'un un sens probablement, aussi bien pour ce qui concerne le mind que pour ce qui concerne le corps, et encore plus pour ce qui concerne le corps ou l'image du corps, l'objet constitué et sur lequel je travaille, n'est absolument plus celui auquel nous avons à faire ici. Donc grand point d'interrogation de côté là. Mais autre point d'interrogation: qu'est-ce qu'il y a de spécifiquement "occidental" dans cette tradition philosophique, c'est à dire dans quelle mesure la mise en commun, ou l'affrontement peut être des expériences, mais des expériences à travers des discours, à travers les mots de l'expérience occidentale, à travers le soi, avec d'autres expériences culturellement complètement différentes sont-ils susceptible de bouleverser la topique de l'intériorité et de l'extériorité que nous avons hérité de la philosophie classique? Alors pour ma part je n'en sais absolument rien. Je ne veux surtout pas faire l'objet d'une sorte de prophétie et en plus je vois que ça donne lieu à des utilisations idéologiques massives et abêtissantes du genre "la vérité n'est pas dans la conception ou l'expérience occidentale du soi mais dans l'expérience orientale", etc. Ceci dit je pense qu'il se pose un vrai problème d'interculturalité ou de mondialisation, qui aura aussi ses incidences linguistiques, parce que, c'est intéressant de savoir comment on peut traduire la question consciousness ou bewusstsein, entre le français, l'anglais et l'allemand, éventuellement l'italien ou le russe entre le 16ème et le 21ème siècle; mais ce problème n'a absolument rien à voir avec celui de savoir comment on peut mettre en communication les mots du soi dans la culture occidentale avec les mots du soi dans les cultures non-occidentales.

Dr Le Mouel: Moi j'avais l'idée que dans tous les efforts de traduction d'une langue dans une autre, il y a un truc qui résiste, qui ne passe pas, c'est toujours des morceaux de corps.

Dr Trémine: A propos de ça et pour terminer, je vais montrer à Etienne Balibar quelque chose qu'il ne connaît peut être pas; c'est un objet médical qui s'appelle un "Soi Même"; il est du 18ème. Il revèle une origine du concept qu'on n'avait pas prévue. C'est un clister que l'on s'administre "soi-même". C'est un objet totalement narcissique, parce qu'avant il fallait qu'il y ait une autre personne qui administre la chose.
 
 
E. Balibar: Je suis stupéfié!

 
 
 

BIBLIOGRAPHIE A CONSULTER

John Locke, Identité et différence, L'Invention de la conscience, Présenté, traduit et commenté par Etienne Balibar, Bilingue Anglais-Français, Points Essais, Seuil, 1998.

Etienne Balibar, Sujétions et libérations, Cahiers Intersignes, N° 8-9, automne 1994.

Etienne Balibar, Conscience et individualité chez Locke, Cours Inédit, Faculté de Nanterre.

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