La Colifata à Aulnay
Une radio communautaire au service des patients
En présence de :
Alfredo OLIVERA, Laura GOBET, Horacio SURUR, Carlos ROSA, Leonardo SCOLNICK, Chloé OUVRARD, Thierry TREMINE
Mercredi 07 Avril 14H30 - 16H - A l'Institut de Formation en Soins Infirmiers - C.H.G. Robert Ballanger
Atelier : comment construire un espace communautaire à l'aide d'une radio ?
Jeudi 08 Avril 14H - 18H - Salle de spectacles - Centre social de psychiatrie - C.H.G. Robert Ballanger
14H : Projection du documentaire "La Colifata" de Chloé OUVRARD et Pierre BARROUGIER.
15H30 : On fait de la radio !
17H : Projection d'une émission argentine, "La Télé Colifata"
18H : Pot et fin des journées.
Avec la participation de : Comité Croix Marine - Institut de Formation en Soins Infirmiers - A.R.E.P - U.N.A.F.A.M.

 
LA COLIFATA A AULNAY SOUS BOIS

Nous avons tous été touchés par une brise fraîche, un de ces moments où l'apparence banale et quotidienne revêt les attributs du sublime. La Colifata s'est posée le temps d'une rencontre à Aulnay-sous-bois. La Colifata, une radio communautaire fait par les patients et au service des patients, proposait le programme. Mais en fait, quel service leur rend-elle? Un espace de parole, ont répondu Alfredo Olivera, Laura Godet, Horacio Surur, Carlos Rosa. Mais encore, quelle parole?, quel espace? quelle communauté?

Leurs réponses simples, mesurées, ont dénoté une volonté de ne pas s'enfermer dans des discours académiques. Que chacun s'y retrouve avec ses références. Ils ont privilégié la rencontre. Ainsi, la démonstration fut faite de ce qu'ils entendaient par le partage d'un espace de parole. Ils ont fait de la radio à Aulnay, avec les gens d'Aulnay. Pour faire leur connaissance, ont-ils dit. Alors, pourquoi la radio? Pour sortir des murs, pour aller dans la communauté, fut encore leur réponse.

Leur travail nous a permis de saisir une différence avec ce que d'ordinaire on pense avec les termes de réhabilitation ou déstigmatisation. La leur, n'est pas une tentative de rapprocher le monde des "timbrés" du monde du travail et de la production, un effort de normalisation ou de performance artistique. Ils opèrent sur une autre dimension, peut être  fondamentale. Faire de la radio une communauté, entre ceux qui la font et ceux qui l'écoutent. Faire admettre la voix de ceux que d'habitude on n'entend pas dans l'espace sonore de la ville. Même si c'est qu'on a à dire est grave ou drôle, fou ou bien banal. C'est choisir qu'on ait à dire, et qu'il y ait à entendre.

Une telle transmutation de l'inaudible en audible constitue un choix proprement politique. Choix politique qui pourrait servir d'axiomatique à cette nouvelle psychiatrie communautaire que Thierry Trémine nous invite à réinventer. Mais, en quoi ce choix est politique? Jacques Rancière dans La mésentente nous raconte une transformation identique de l'apparence insensée en sens audible. Transformation qu'il situe à l'origine du politique, comme mode proprement humain de l'être-ensemble.

Au départ, un texte d'Aristote:
 

"Seul de tous les animaux, l'homme possède la parole. Sans doute la voix est-elle le moyen d'indiquer la douleur et le plaisir. Aussi est-elle donnée aux autres animaux. Leur nature va seulement jusque-là : ils possèdent le sentiment de la douleur et du plaisir et ils peuvent se l'indiquer entre eux. Mais la parole est là pour manifester l'utile et le nuisible et, en conséquence, le juste et l'injuste. C'est cela qui est propre aux hommes, en regard des autres animaux : l'homme est le seul à posséder le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste. Or, c'est la communauté de ces choses qui fait la famille et la cité" Aristote, Politique, I.


Dans ce texte, Aristote différencie la parole, logos, et la voix, phoné, comme ce qui vient faire jonction entre zoe, la vie nue, le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), et bios, la façon de vivre propre à un individu ou un groupe. Phoné, capable seulement de donner à savoir qu'il y a de la vie; logos, propre à signifier une position subjective.

Mais la simple opposition des animaux logiques aux animaux phoniques est déjà l'enjeu du litige politique pour le partage du sensible. L'ordre social s'est souvent construit en rejetant une part des êtres parlants dans la nuit du silence ou le bruit animal qui expriment agrément ou souffrance. En Grèce antique, le démos athénien est cette part des sans part, qui lutte pour faire entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, faire entendre comme discours  ce qui n'était entendu que comme bruit. C'est l'origine de la démocratie. Le lieu de cette mésentente est la polis, la ville, la cité. Rancière évoque plusieurs de ces moments poétiques où la part des sans part se met à parler: les plébéiens réunis sur l'Aventin face aux patriciens, chez les romains; le discours d'Auguste Blanqui lors de son procès.

L'enjeu est de savoir si les sujets se font compter parmi ceux qui parlent ou ceux qui font du bruit. Alfredo Olivera a évoqué un espace, un autre prestigieux,  le média,  dans ce cas la radio, comme ce qui permet de feindre cet espace et de forcer le partage du sensible, d'opérer la transmutation de la phoné en logos par le moyen technique moderne d'un microphone. Les voix de La Colifata sont écoutées par des millions de personnes en Argentine. Elle ont été aussi écoutées à Aulnay.

Chloé Ouvrard avait entendu parler de l'expérience et elle a voulu savoir si c'était un "show des fous" ou bien un véritable événement. La réponse fut son documentaire, que les aulnaysiens eurent l'occasion de regarder. Et puis, La Colifata s'est mis à émettre à Aulnay. Dans les interstices laissées entre performances musicales, théâtrales et récits divers, le sensible fut partagé avec les idiosyncrasies de chacun. A la fin, Alfredo, Laura, Horacio et Carlos sont partis avec une émission radio qui passera peut être par les ondes radio argentines, qui atteindra ceux qui à leur tour ont pris leur parole pour un logos, et qui fut reconnue comme telle ici. En quête de la même reconnaissance. Car, et c'est peut être un des points le plus saisissants de cet échange transatlantique radiophonique, il est apparu que la déstigmatisation n'a rien à voir avec la revendication d'un droit à un style de vie, un de plus à côté de tous ceux que la postmodernité propose aux sujets isolés dans l'espace anonyme de la mégapole, mais bien celui d'un partage, d'une solidarité au sein d'une communauté dans laquelle on puisse parler en son nom propre, exposer sa mésentente et faire vivre l'espace démocratique. Comme cela fut le cas à Aulnay ce jour-là.

Eduardo Mahieu. Avril 2004.