LA
COLIFATA A AULNAY SOUS BOIS
Nous avons tous
été touchés par une brise fraîche, un de ces
moments où l'apparence banale et quotidienne revêt les attributs
du sublime. La Colifata s'est posée le temps d'une rencontre à
Aulnay-sous-bois. La Colifata, une radio communautaire fait par les patients
et au service des patients, proposait le programme. Mais en fait, quel
service leur rend-elle? Un espace de parole, ont répondu
Alfredo Olivera, Laura Godet, Horacio Surur, Carlos Rosa. Mais encore,
quelle parole?, quel espace? quelle communauté?
Leurs réponses
simples, mesurées, ont dénoté une volonté de
ne pas s'enfermer dans des discours académiques. Que chacun s'y
retrouve avec ses références. Ils ont privilégié
la rencontre. Ainsi, la démonstration fut faite de ce qu'ils entendaient
par le partage d'un espace de parole. Ils ont fait de la radio à
Aulnay, avec les gens d'Aulnay. Pour faire leur connaissance, ont-ils
dit. Alors, pourquoi la radio? Pour sortir des murs, pour aller dans
la communauté, fut encore leur réponse.
Leur travail nous
a permis de saisir une différence avec ce que d'ordinaire on pense
avec les termes de réhabilitation ou déstigmatisation. La
leur, n'est pas une tentative de rapprocher le monde des "timbrés"
du monde du travail et de la production, un effort de normalisation ou
de performance artistique. Ils opèrent sur une autre dimension,
peut être fondamentale. Faire de la radio une communauté,
entre ceux qui la font et ceux qui l'écoutent. Faire admettre la
voix de ceux que d'habitude on n'entend pas dans l'espace sonore de la
ville. Même si c'est qu'on a à dire est grave ou drôle,
fou ou bien banal. C'est choisir qu'on ait à dire, et qu'il y ait
à entendre.
Une telle transmutation
de l'inaudible en audible constitue un choix proprement politique. Choix
politique qui pourrait servir d'axiomatique à cette nouvelle psychiatrie
communautaire que Thierry Trémine nous invite à réinventer.
Mais, en quoi ce choix est politique? Jacques Rancière dans La
mésentente nous raconte une transformation identique de l'apparence
insensée en sens audible. Transformation qu'il situe à l'origine
du politique, comme mode proprement humain de l'être-ensemble.
Au départ,
un texte d'Aristote:
"Seul
de tous les animaux, l'homme possède la parole. Sans doute la voix
est-elle le moyen d'indiquer la douleur et le plaisir. Aussi est-elle donnée
aux autres animaux. Leur nature va seulement jusque-là : ils possèdent
le sentiment de la douleur et du plaisir et ils peuvent se l'indiquer entre
eux. Mais la parole est là pour manifester l'utile et le nuisible
et, en conséquence, le juste et l'injuste. C'est cela qui est propre
aux hommes, en regard des autres animaux : l'homme est le seul à
posséder le sentiment du bien et du mal, du juste et de l'injuste.
Or, c'est la communauté de ces choses qui fait la famille et la
cité" Aristote, Politique, I.
Dans ce texte,
Aristote différencie la parole, logos, et la voix,
phoné,
comme ce qui vient faire jonction entre zoe, la vie nue, le simple
fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes
ou dieux), et bios, la façon de vivre propre à un
individu ou un groupe. Phoné, capable seulement de donner
à savoir qu'il y a de la vie; logos, propre à signifier
une position subjective.
Mais la simple
opposition des animaux logiques aux animaux phoniques est déjà
l'enjeu du litige politique pour le partage du sensible. L'ordre social
s'est souvent construit en rejetant une part des êtres parlants dans
la nuit du silence ou le bruit animal qui expriment agrément ou
souffrance. En Grèce antique, le démos athénien
est cette part des sans part, qui lutte pour faire entendre un discours
là où seul le bruit avait son lieu, faire entendre comme
discours ce qui n'était entendu que comme bruit. C'est l'origine
de la démocratie. Le lieu de cette mésentente est la polis,
la ville, la cité. Rancière évoque plusieurs de ces
moments poétiques où la part des sans part se met à
parler: les plébéiens réunis sur l'Aventin face aux
patriciens, chez les romains; le discours d'Auguste Blanqui lors de son
procès.
L'enjeu est de
savoir si les sujets se font compter parmi ceux qui parlent ou ceux qui
font du bruit. Alfredo Olivera a évoqué un espace, un autre
prestigieux, le média, dans ce cas la radio, comme ce
qui permet de feindre cet espace et de forcer le partage du sensible, d'opérer
la transmutation de la phoné en logos par le moyen
technique moderne d'un microphone. Les voix de La Colifata sont écoutées
par des millions de personnes en Argentine. Elle ont été
aussi écoutées à Aulnay.
Chloé Ouvrard
avait entendu parler de l'expérience et elle a voulu savoir si c'était
un "show des fous" ou bien un véritable événement.
La réponse fut son documentaire, que les aulnaysiens eurent l'occasion
de regarder. Et puis, La Colifata s'est mis à émettre à
Aulnay. Dans les interstices laissées entre performances musicales,
théâtrales et récits divers, le sensible fut partagé
avec les idiosyncrasies de chacun. A la fin, Alfredo, Laura, Horacio et
Carlos sont partis avec une émission radio qui passera peut être
par les ondes radio argentines, qui atteindra ceux qui à leur tour
ont pris leur parole pour un logos, et qui fut reconnue comme telle
ici. En quête de la même reconnaissance. Car, et c'est peut
être un des points le plus saisissants de cet échange transatlantique
radiophonique, il est apparu que la déstigmatisation n'a rien à
voir avec la revendication d'un droit à un style de vie, un de plus
à côté de tous ceux que la postmodernité propose
aux sujets isolés dans l'espace anonyme de la mégapole, mais
bien celui d'un partage, d'une solidarité au sein d'une communauté
dans laquelle on puisse parler en son nom propre, exposer sa mésentente
et faire vivre l'espace démocratique. Comme cela fut le cas à
Aulnay ce jour-là.
Eduardo Mahieu.
Avril 2004.