TIERRY
TREMINE:
1. Les figures
du désordre, la rhétorique et le savoir conjectural : la
Mètis des grecs.
De par mes goûts
personnels, la place de l'ordre ou de la doctrine étant fortement
occupée, je m'intéresse aux figures du désordre, qu'elles
soient littéraires - (Don Juan, Carmen, Querelle de Brest)
- ou anthropologiques (le renard pâle des Dogons, la mètis
des grecs).
J'insisterai plus
particulièrement sur cette dernière configuration mythologique,
car son originalité me permettra d'illustrer mes choix,. :
"plus généralement la mètis grecque pose le problème
de la position qu'occupe dans l'économie des mythes d'un grand nombre
de peuples les personnages du type "trompeur", celui que les anthropologues
saxons conviennent de désigner du nom de trickester, le décepteur".
(DETIENNE, VERNANT. 1971).
J'ai choisi de publier
un livre délibérément éclectique, qui pourrait
paraître désordonné. Cette forme procède d'un
choix assez délibéré, pour autant qu'avant même
d'écrire un livre on puisse vraiment définir son propos.
C'est au retour, qu'on se fait une véritable opinion du chemin parcouru.
J'ai donc essayé, en partant d'une observation clinique et en allant
vers une doctrine achevée, l'organo-dynamisme de Henri EY, de m'intéresser
à l'établissement de certains savoirs en psychiatrie, plus
exactement de connaissances conjecturales et de savoirs immédiatement
partageables, dans un domaine où la cohérence interne est
faible et où le sol n'est jamais longtemps stable sous les pas.
La psychiatrie ressemble à une marche sur des champs régulièrement
labourés, où l'on cherche des points d'appui sur des mottes
de terre qui, bien que retournées chaque année, sont restées
assez fermes et stables pour guider les pas. Les mottes ont résisté
au soc, alors que le reste de la terre est devenu friable, mais aussi propice
à de nouveaux ensemencements.
J'emploie beaucoup
le terme de rhétorique, que j'étudie dans ses rapports aux
figures du discours, celles là mêmes dont FONTANIER fait en
1830 le recensement. La rhétorique renvoie aux détours que
l'intelligence emploie pour ne pas s'avouer ses ruses. DETIENNE et VERNANT
dans leur livre sur la mètis des grecs, emploient le terme de savoir
conjectural. C'est le mot clé de mon livre.
Pour DETIENNE et
VERNANT, "la mètis des grecs" - ou intelligence de la ruse - s'exerçait
sur des plans divers mais toujours à des fins pratiques : savoir-faire
de l'artisan, habileté du sophiste, prudence du politique ou art
du pilote dirigeant son navire. La mètis impliquait ainsi une série
d'attitudes mentales combinant le flair, la sagacité, la débrouillardise…
Multiple et polymorphe,
elle s'appliquait à des réalités mouvantes qui ne
se prêtent ni à la mesure précise, ni au raisonnement
rigoureux. Engagée dans le devenir et l'action, cette forme d'intelligence
a été, à partir du 5ème siècle, refoulée
dans l'ombre par les philosophes. Au nom d'une métaphysique de l'être
et de l'immuable, le savoir conjectural et la connaissance oblique des
habiles et des prudents seront rejetés du côté du non-savoir.
Reconnaître le champ de la mètis, ses marques en "creux" aux
différents niveaux de pratique et de penser de la société
grecque - de la chasse à la médecine, de la pêche à
la rhétorique, c'est réhabiliter une catégorie que
les hellénistes modernes ont largement méconnu. Sans doute
parce qu'ils entendaient rester fidèles à une certaine image
de la pensée grecque triomphante qu'elle avait donné elle
même de la vérité". Je ne fais rien d'autre que de
transposer cette réhabilitation de la mètis dans le champ
de la psychiatrie, sans pour autant mépriser le champ des doctrines,
qui est d’un autre ressort.
DETIENNE et VERNANT
disent que le médecin, le stratège et le sophiste sont les
trois types d'hommes à mètis, par analogie au pilote menant
le navire droit sur la mer en dépit des bourrasques. Dans ce cas,
la médecin hippocratique tient une place particulière, par
ce qu'ils appellent sa polytropie. La polytropie est un terme de minéralogie
qui décrit une possibilité d'orientation différente
des facettes d'un minéral. La médecine, dit un aphorisme
hippocratique, est un art de mesure fugitive et les occasions d'intervenir
sont souvent ponctuelles. Mètis désigne donc à l'origine
une forme particulière d'intelligence, celle de la prudence avisée
; comme nom propre Mètis désigne une divinité féminine,
fille d'océan, épouse de Zeus que ce dernier avale pour s'en
approprier les qualités. On connaît la suite : Athéna,
fille de Mètis, naît toute armée du crâne de
Zeus, dont Hermès soulage les violents maux de tête en lui
perçant les tempes. Voilà ce qui serait donc fondateur de
mon propos, cette divinité de l'éphémère.
Je ne me suis pas
intéressé à toutes les perspectives ouvertes par le
mythe. Je me suis surtout penché sur les transactions de savoir
qui s'établissent dans la rencontre du praticien, du thérapeute
et du théoricien, où chacun apporte sa pierre à l'élaboration
d'une théorie de la maladie ou de la souffrance ; il s’opère
alors des effets de transfert et des identifications. S'intéresser
aux figures du discours psychiatrique, comme transactions de savoir ne
veut pas dire qu'il faut mépriser les doctrines ou de se contenter
d'une approche lointaine. Bien au contraire, je me suis attaché
à leur mise en tension, par exemple dans la mise en relation de
l'étude psychanalytique du "comme si" par Hélène DEUSCH
à la "perte de l'évidence naturelle", admirablement décrite
par BLANKENBURG. La prudence vis à vis des doctrines n'est en aucun
cas un rejet cynique ou désabusé, sauf pour certains phénomènes
liés à leur réification, comme la notion de structure,
dont j'ai eu à souffrir longtemps les abus de langage dans la pratique
professionnelle.
Dans le savoir conjectural
qui s'établit, il existe quelques règles déterminantes.
Citons en quelques unes.
* La proposition
originale, définie par DEVEREUX et POINCARE et qui consiste à
dire qu'un phénomène peut être parfaitement et complètement
expliqué par deux théories différentes.
* Les effets
transférentiels ; l'exemple le plus probant dans mon expérience
personnelle et dans ma formation d'interne a été la lecture
de mes cas cliniques aux lumières de SEARLES.
Dans une critique
de ce livre, on a cru devoir dénoncer mon pragmatisme - horresco
referens ! - opposé au choix ordonné de la théorie
par le thérapeute. Cela montre que le dessein dans ce livre désordonné
était difficile à saisir. Cependant, mon propos ne fait que
constater que le savoir conjectural s'édifie à deux, par
des transactions de savoir ; le choix de la thérapie n'est pas uniquement
le fait du thérapeute. Critiquer ces choix au nom d'un primât
doctrinal, serait ce celui de la psychanalyse, c'est ne pas comprendre
ce dont il est question, puisqu'il s'agit fort exactement de montrer qu'au
delà des références doctrinales le savoir de la rencontre
clinique et particulièrement ouvert et se dérobe sous les
pas [1].
Venons en aux figures
de rhétoriques dont la psychiatrie s'empare et qui vont devenir
des mécanismes opérants.
La rhétorique
est définie par Aristote, comme la dialectique des vraisemblances.
Je maintiens que la psychiatrie est d'abord cela : une dialectique des
vraisemblances, mais qu'elle doit se méfier d'elle même lorsqu'elle
emprunte les masques du vrai ou de la vérité, qui tendent
alors à déterminer des champs aliénants. Le travail
sur le cas princeps, qui fait l'objet de notre séminaire dans le
service, parlera sans doute de ces effets de vérité et de
capture qui aboutissent à la catégorie du vrai et de la vérité,
montrent la force inductrice d'une simple rencontre avec un patient.
Enfin, je l'ai moins
développé et cela reste à faire, il existe une esthétique
des discours en psychiatrie. L'esthétique du modèle en psychiatrie
est probablement moins celle d'une construction du modèle, selon
les critères du Beau, que celle d'une esthétique de la réception,
telle qu'elle a été développée par l'école
de CONSTANCE, notamment par Hans Robert JAUSS. Elle reprend la notion d'un
horizon d'attente, où la théorie n'advient que lorsqu'elle
est désirée.
2. Des contrats
syllogistiques
Le modèle
scientifique est un outil de conversation, de communication et d'intégration
sociale y compris dans une communauté scientifique. Toute la notion
de paradigme chez KUHN est orientée vers ce constat. Cependant,
ce que l'on pourrait appeler les déterminants infrastructurels,
décrits par FOUCAULT, ne font partie de mon livre. J'ai aussi laissé
de côté la force même de la découverte scientifique.
Je me suis intéressé avant tout à la force de la rencontre
sur les discours. La conversation n'est pas duelle ; elle fait se rencontrer
des mondes épars et des savoirs multiples. A l’aide de mécanismes
réthoriques on peut alors aboutir à des vraisemblances partageables
sur la souffrance et sa nomination. Savoir du patient, discours des média,
idéologies circulantes et découvertes scientifiques doivent
trouver des accommodements. Souvent, les connaissances s'additionnent en
piles d'assiettes finalement peu compatibles, qui vont du biologique au
discours social en vogue. Un exercice simple consiste à revoir,
après une réunion de synthèse ou un entretien, les
différentes références doctrinales passées
en revues pour se rendre compte de leur diversité. On s'aperçoit
que la dite synthèse, si elle visait à l'homogénéité,
ne serait alors qu'une mauvaise soupe syncrétique. C'est l'addition
des vraisemblances qui produit l'effet de vrai.
3. La rhétorique
des modèles.
Le psychiatre, disait
TELLENBACH, est un caméléon théorique, bricoleur de
système. Cependant, on ne peut nier qu'il y a quelques invariants
dans la constitution de la psychiatrie qui vont induire une plus grande
fréquence de figures rhétoriques employées.
D'un côté,
le corps. Anatomique, déterminant de la méthode clinique
de l'observation ; physiologique, projection de la physique comme paradigme
du raisonnement scientifique ; souffrant, lorsque les organes silencieux
deviennent bruyants : le cerveau pense alors bruyamment.
De l'autre côté,
les produits les plus élaborés de la réflexion collective
: les doctrines circulant dans le socius.
Entre les deux,
des mécanismes à l'œuvre qui vont se faire rejoindre corps
et discours social : la métaphorisation du physiologique, la physiologie
des doctrines en sont les principaux. D'autres sont plus annexes, tels
les effets de mode, d'effacement des doctrines, de déplacement du
regard sur un même tableau clinique, accompagnant une description
clinique princeps. Enfin, certains ne sont que des artifices de langage,
le glissement sémantique par exemple.
Une fois décrit
les différents mécanismes plus fréquemment rencontrés,
nous pouvons nous intéresser à des tendances plus contemporaines.
Les évolutions conceptuelles en terme de transactions de savoirs
sur la souffrance ou la lésion psychique obéissent à
une loi générale que l'on peut résumer sous la formule
: la mise en intrigue du patient ou de la rencontre s'éloigne du
narratif pour gagner le visuel. Cela veut dire que les processus d'identification
des êtres qui fondent le lien social, sont moins de l'ordre du roman
que du théâtre, avec une tendance à la kaléidoscopie,
à la diversité et à la succession des représentations
de soi même. Je pense que l'exemple des identifications actuelles
est celui de la publicité ou, de manière plus imagée,
les femmes regardant leur silhouette dans des vitrines ; les vitrines doivent
se succéder aux vitrines, sinon la silhouette disparaît, et
les femmes s'inquiètent! J'ai essayé dans ce cadre de proposer
une petite théorie de l'effet placébo, la capture imaginaire,
lorsqu'elle est en harmonie avec l'ambiance et fait s'établir un
effet apaisant et jubilatoire, qui durera malheureusement ce que durent
les roses..
Un deuxième
aspect contemporain dans l'édification du modèle doit lui
permettre de penser la schizophrénie comme limite à l'activité
de penser ; chaque doctrine conséquente doit alors en proposer un
modèle. Les exemples sont nombreux, je citerai la théorie
des systèmes, de la communication, des catastrophes, le marxisme
de LUKACS à travers le livre de GABEL etc.…
4. Conjectures,
conjoncture, contrats.
Pour finir, je propose,
notamment dans le domaine des schizophrénies mais aussi de l'angoisse
, la notion de contrat du pathologique: savoir partageable et limité
retrouvé en vis à vis dans la rencontre, répétitif
et figé sur le modèle de la stéréotypie ou,
au contraire, kaléidoscopique et mouvant dans le domaine de l'angoisse.
L'un tente de faire la mode des savoirs, l'autre la suit.
Ce sont des bornes
d'ancrage identitaires qui, fort heureusement, permettent au patient de
s'échapper de la rencontre et des transactions qui s'y déroulent.
Les savoirs conjecturaux sont des contraintes pour que le reste du discours
et des rencontres gardent leur liberté, et ne soient plus de notre
ressort. Le Savoir conjectural est aussi conjectural. Dans une situation
répétitive de "vis à vis" entre le patient et l'institution,
les références se figent, se résument et se répètent.
On "jette ensemble"
[2] des vraisemblances, lors d'une
occurrence qui se répète car les idées s’agrègent
: la conjoncture. Le savoir conjectural oublie alors ses origines, il devient
"prêt à porter" et terriblement efficace. L'art du clinicien
ne lui permet alors que de s'étonner des petites différences
PAGE D'ACCUEIL
DISCUTANT:
Dr Hervé HUBERT
Psychiatre et
Psychanalyste, à l’Institut Paul Sivadon, 23 rue de La Rochefoucauld,
75009 Paris, 01.49.70.88.88.
Thierry Trémine
part d’un constat : il y un manque dans la psychiatrie contemporaine. En
effet, il n’y a plus de paradigme qui ordonnerait pour un temps les possibilités
de la connaissance.
Face à
ce trou, ce manque, l’auteur propose une construction qui raccorde modèles
et délires.
Le modèle
à la place du paradigme n’a pas la même fonction et fait trou
lui aussi dans la manière d’appréhender la conception
théorique. Je développerai plus loin l’opposition que l’on
peut construire entre ces deux termes, paradigme et modèle.
Le modèle fait trou par son caractère transitoire, sa nécessité
de renouvellement. Cela a pour effet de faciliter l’ouverture, la rencontre.
Cela libère de l’emprise du « Tout ». Prendre
le modèle pour référent permet d’aider à repérer
les points de butée, les impasses, les obstacles qui accompagnent
les avancées des grands courants théoriques. Cela facilite
également, me semble-t-il une réelle démarche scientifique
dans la façon d’appréhender les concepts, si l’on se réfère
à Bachelard pour qui un concept est fait pour mourir.
Que nous enseigne
cette mise en correspondance de ces deux termes ?
Ce n’est sans
doute pas par hasard qu’ils soient nés tous deux dans la langue
française à la même époque : délire en
1537, modèle en 1542. Modèle est un emprunt fait par le langage
des arts à l’italien modello, figure destinée à être
reproduite; l’étymologie renvoie à « forme, moule
», soit une pente vers l’image, l’imaginaire.
Délire,
dont on connaît habituellement le sens propre : sortir du sillon,
du latin delirare. Lirare signifie labourer en billons, lira « billon
», terme d’agriculture, est un ados formé dans un terrain
avec la charrue (entre deux sillons). Ce terme est d’origine indo-européenne,
à rapprocher de l’ancien haut-allemand « wagen-leisa »,sillon
(tracé par une voiture), du gotique « laists », trace
de pas. Délire renvoie donc à la terre, à la glèbe,
à la matière.
A partir de
ce savoir , issu de l’histoire de la langue française (1), nous
pouvons faire deux remarques : un signifiant « délire »
renvoie à une pente vers la matière, le Réel, l’autre
« modèle » à une pente vers l’Imaginaire. Il
n’y a donc pas symétrie. Enfin tous deux apparaissent à la
Renaissance, époque où naît ce mouvement vers la civilisation
du contrat, qui « implique une redéfinition pas à pas
de nos rapports avec les autres, et la disparition des figures autrefois
disponibles de la prédestination » (2), soit la thèse
soutenue dans cet ouvrage « délires et modèles »
que cette introduction du contrat modifie le cadre thérapeutique
et la pathologie, elle même. Le contrat entraîne-t-il une symétrie
entre le thérapeute et le patient , l’un armé de ses modèles,
l’autre de son délire? Cela me semble être une question sous-jacente
et présente son importance car il est fait à juste titre
l’éloge d’une psychiatrie de la rencontre, ainsi qu’appel au fait
clinique, à l’acte clinique comme valeur commune des psychiatres,
soit à ce qui lie et délie les deux protagonistes, le patient
et le psychiatre.
Qu’est-ce
qu’enseigne la mise en correspondance de ces deux termes délires
et modèles, du point de vue de la clinique, du point de vue de la
rencontre? Tout d’abord la valeur inestimable de la prise en compte du
délire, de son contenu, de son expression, de ce qui le fait naître
dans l’histoire du sujet, notamment psychotique, une dimension fortement
malmenée par les neurosciences qui forclot l’enseignement Freudien
du délire comme tentative de guérison.
En second
à travers la question, comment faire avec le délire, qu’en
faire de ce délire, est-ce que cela nous enseigne sur comment faire
avec les modèles, qu’en faire?
Les trois
premiers chapitres de l’ouvrage ouvrent à cette confrontation :
« Apparaître et se dissimuler : la présence du schizophrène
» écrit en 1997, « Folie à deux et fonction du
délire pour l’Autre », écrit en 1983, « La personne
de moi-même » écrit en 1992.
Etudions tout
d’abord le propos sur le délire à deux, qui peut tout
aussi bien faire équivoque : le patient avec son délire,
le psychiatre avec son modèle théorique. Y est évoqué
cette constatation fondamentale : le délire a une fonction pour
le sujet, une fonction qu’il convient de traiter par la parole aussi, une
fonction qui est celle de maintenir un rapport à l ’Autre. C’est
« le renversement introduit par Freud et poursuivi par Lacan dans
sa critique du système perceptum-percipiens(la structure est déjà
dans le perceptum) a pour corollaire de ne plus vouloir considérer
le délire comme une maladie de la croyance erronée »
(3). Y-a-t-il un corollaire pour le psychiatre et son approche de sa propre
croyance erronée, à travers le choix et l’utilisation de
son modèle théorique? Cela pose la question du rapport à
la vérité pour chaque sujet. C’est me semble t-il la question
sous-jacente au propos tenu par l’auteur page 44 : « le dialogue
engagé n’est jamais l’affrontement de deux certitudes absolues,
délire et certitude scientifique par exemple. Pour une part, il
y va de ce que nous aimerions croire, de ce qui, chez l’autre, entretien
notre illusion et notre propre roman. » Cela a pour incidence d’évoquer
la fonction de l’Imaginaire chez les deux protagonistes.
L’auteur déploie
le cas d’une patiente, Mme F., âgée de 80 ans, au délire
tout à fait paradigmatique : « des voix multiples lui disent
sur un ton sarcastique : « elle n’a qu’à parler », ce
qui lui fait répondre en écho : « mais que veulent-elles
me faire dire? » (4). Ce délire peut être qualifié
de paradigmatique car il pose la question du sujet névrosé
sous une forme inversée , la question névrotique étant
celle du désir, Che Voï ? que veut l’Autre? Il est frappant
de noter que l’on a avec cette patiente le paradigme issu du modèle
Freudien et Lacanien de la cure psychanalytique, le « Dîtes
» de l’analyste et le « Que veut l’Autre? » de l’analysant..
Que faire
du délire psychotique, que faire du délire de la cure?
, ces deux questions se rejoignent et sollicitent le savoir et l’éthique
du thérapeute pour la direction à donner au traitement de
la parole.
Dans le cas
relaté de Mme F., il y a un convaincu, le partenaire du psychotique,
ici son fils. Le partenaire du psychotique, c’est aussi le thérapeute.
Que faire pour être autre chose que le symptôme de la psychose.
Que faire de cet imaginaire qui est nôtre, de nos signifiés,
de nos modèles, de l’Imaginaire de l’Autre, de ses signifiés,
de ses délires, que faire du Dire et des Dits?
L’auteur rappelle
que Lasègue et Falret signalent que la folie à deux se développe
immanquablement à travers un des deux sentiments les plus facilement
partageables : la crainte et l’espérance, soit me semble-t-il
en leurs fondements, l’angoisse, et que le processus se développe
à partir de la docilité du convaincu, du partenaire du psychotique.
Cela a l’avantage de mettre l’accent sur le choix du partenaire face
au fondement de l’angoisse, être convaincu. C’est un point de vue
différent qui est défendu par Kraepelin, pour qui le délire
devient communicatif par sa force intrinsèque, conception qui a
pu avoir comme dérive dans la relation thérapeutique, le
combat de la folie systématisée contre le savoir psychiatrique,
le combat des interprétations. A travers ce débat, c’est
la question du transfert dans la psychose, de qu’est ce qui se transfère
dans la psychose, et qui me paraît être sans que cela soit
présenté comme tel dans l’ouvrage, le moteur même du
débat, et plus précisément le nœud de l’articulation
délires-modèles.
C’est à
cet endroit que je me séparerai des points de vue de l’auteur, l’endroit
du transfert dans la psychose. Il y a en effet une tendance à
présenter le délire comme certitude pour le sujet psychotique.
Cela efface me semble-t-il l’articulation conviction délirante/certitude
délirante, et le fait que les psychotiques doutent de leur conviction
délirante. La certitude pour eux est ailleurs, la seule certitude
comme dans le cas de Mme F. c’est que ça vient de l’Autre (5), sous
la forme d’une matérialité signifiante, d’une voix, d’un
phénomène élémentaire ,le phénomène
« à tout sens le plus étranger » (6), l’expérience
énigmatique. Cela a pour incidence une orientation différente
quant au traitement de la jouissance pathologique qui persécute
le sujet.
Ainsi page
57 lit-on : « Le forclos revenu dans l’hallucination remplit une
fonction prothétique qui permet au sujet délirant de survivre
dans un monde de certitudes où il peut se situer : il se perçoit.
». Le forclos, ce qui est pur Réel, phénomène
hallucinatoire et élémentaire, phénomène énigmatique
puis persécuteur, venant de l’Autre et étant pour le sujet
à tout sens le plus étranger ne peut prendre la fonction
de prothèse ou de pacification. Ce qu’il perçoit à
travers ce forclos, c’est que çà vient de l’Autre, et qu’en
tant que sujet, il est réduit à être objet de cet Autre
qui se jouit de lui.
Cela me paraît
avoir une incidence sur le traitement du rapport du sujet avec l’Autre.
Certes, comme le souligne Thierry Trémine page 58, « l’activité
délirante se doit d’être incessante », citant Schreber
: « Dès que l’activité de ma pensée se trouve
suspendue, Dieu tient aussitôt mes facultés intellectuelles
pour mortes, et la destruction de ma pensée comme achevée,
moyennant quoi il se donne lui-même toute latitude de se retirer.
» S’il ne pense plus, le sujet est déchet de l’Autre, l’Autre
n’est plus, d’où cet enfer de penser qui caractérise la psychose,
mais aussi le génie de certains sujets psychotiques. Pour autant
Dieu ne peut prendre cette place désignée par l’auteur comme
prothèse (7), étant au contraire à la place de
« ce qui lui est à tout sens le plus étranger »
(8), à la place du persécuteur qui lui envoie les rayons
divins. Ce qui pacifie, c’est le consentement à un signifié
: « être la femme de Dieu », au bout d’un travail nouant
langage et corps. Il a été souligné par Lacan que
le point de bascule qui oriente le sujet vers ce consentement est ce passage
où le sujet était mort (9), où Schreber lit le Réel
de l’annonce de sa mort, soit le point qui fait « non sens »
pour lui, point d’incompréhension. Dans cette logique, ce qui fait
non-sens persécute (Dieu, un signifiant comme pur Réel),
puis fait coupure, bascule (la mort hallucinée) pour aboutir à
un consentement , le consentement au signifié de l’Autre (être
la femme de Dieu). Dieu jouit de lui, le sujet Schreber souffre des oscillations
d’une jouissance qui parfois l’envahit, d’autres fois le laisse en plan.
Le travail qu’il effectue et qui sert de modèle au traitement de
la psychose est de traiter la jouissance qui le persécute en une
nouvelle signification, c’est à dire de fixer une jouissance qui
soit supportable pour le sujet qui passe ainsi d’une position de rejet
à celle de consentement et que vient « symboliser »
le signifié de l’Autre (être la femme de Dieu), d’où
l’idée d’aider le sujet psychotique à construire un savoir
pour opérer une médiation, décompléter l’Autre.
Cela me semble être une autre logique que « Il serait
illusoire d’essayer de se situer ailleurs que dans le délire : c’est
le seul endroit où nous sommes objet constitué, et sujet
parlant du dialogue. C’est pour cela notamment que, par définition,
nos interprétations sont interprétations délirantes
: nous étoffons le dialogue. » (10), qui me paraît orientée
par l’Imaginaire. Dire page 59 que : «Lorsque nous torpillons le
délire (...) nous devenons le délire de l’autre, sa prothèse
et son transfert. C’est notamment ce qui se passe entre Schreber et Fleschig.
», c’est oublier que de par la fonction de l’Imaginaire, Fleschig
devient persécuteur, soit l’écueil du traitement.
Il est par
contre un autre écueil fort bien repéré par Thierry
Trémine dans le maniement des concepts qui semble être issu
de « la description Kraepelinienne qui ne veut rien voir dans
l’évolution que ce qui annonce l’état terminal, même
si la référence n’est plus l’état démentiel.
On recherche alors, au risque de gommer ou d’oublier ce qui est gênant,
un tableau clinique achevé. »(11). Le structuralisme peut
avoir cet avatar, de même « la psychose-forclusion devient
incurable par définition, comme l’était le délire
chronique il y a près d’un siècle. » (12). Pour autant,
pour repérer ce qui organise le phénomène clinique,
le fait clinique, savoir comment se termine un processus, çà
peut enseigner sur comment çà commence et pourquoi. Le concept
de forclusion peut être le concept qui bouche et stérilise,
c’est aussi celui qui permet d’orienter le traitement. C’est d’ailleurs
ce qui me semble se manifeste dans la première observation «
Apparaître et se dissimuler : la présence du schizophrène
» : il y a une stabilisation extrêmement bien décrite
par le banal et la fonction de l’image, qui décompense sous la force
de l’interprétation du thérapeute, pleine de «
bon sens » mais ignorant la forclusion du Nom-du-Père. Un
événement se produit dans la vie de cette patiente
stabilisée : son père avait été agressé
très violemment et l’on avait pu craindre pour sa vie. Il apparaît
qu’elle n’avait pas été atteinte comme il l’aurait fallu
par cet événement. Cela vaut une interprétation du
thérapeute : « si vous vous plaignez de ne pas pouvoir l’aimer,
c’est que vous l’aimez trop » (13). Cette interprétation faite
au nom du Père, basée sur le complexe œdipien, a pour conséquence
l’apparition d’un délire persécutif envers la mère,
« le coup monté des parents ».
La critique
implicite du modèle lacanien faite par l’auteur est donc à
nuancer. Certes il convient de dénoncer les effets de cet enseignement
de Lacan parmi certains de ses élèves, et nous avons marqué
notre accord sur ce que Thierry Trémine nomme la psychose-forclusion,
l’adaptation du structuralisme à l’idée krapelinienne.
Il y a eu des égarements liés à la promotion
du tout-signifiant, une certaines mise à distance des phénomènes
de corps. Lacan a pris, pour base de développement de son enseignement
le modèle paranoïaque, privilégiant donc le phénomène
élémentaire, le signifiant au détriment pendant un
certain temps des phénomènes de corps. Cela n’a pas été
sans effet sur certains de ses lecteurs et élèves. Il m’ap-
paraît très intéressant de souligner que Thierry Trémine
insiste justement sur ces phénomènes de corps. Il nous
parle ainsi page 58, de l’importance du corps dans l’enseignement de la
psychose chez Freud. Freud, écrit-il est tranchant sur les rapports
de l’hypocondrie et du délire : « Je ne peux pas laisser passer
l’occasion de faire observer ici que je ne saurais tenir pour valable aucune
théorie de la paranoïa qui n’impliquerait pas les symptômes
hypochondriaques presque toujours concomitants de cette psychose »
dit-il (Freud) à propos du cas Schreber, et il poursuit : «
il me semble que la relation de l’hypocondrie à la paranoïa
est la même que celle de la névrose d’angoisse à l’hystérie
». L’idée développée est que : « L’hypocondrie
reste la psychose de base, en tant qu’elle renvoie au corps morcelé
et qu’elle réapparaît derrière le délire, comme
l’angoisse derrière l’hystérie. » (14). D’une certaine
façon, cela correspond à la thèse, la conversion hystérique
est défense contre l’angoisse, le délire, le travail du signifiant
est défense contre le phénomène de corps. Cela
est à comparer au commentaire de Lacan sur le cas Schreber paru
dans les Ecrits à ce sujet, et des oscillations entre phénomène
délirant et phénomène de corps que subit ce dernier
Cette insistance
à mettre l’accent sur le corps ne vient-elle pas de l’influence
de l’œuvre de Henri Ey, de sa pratique et du contact avec la schizophrénie,
où le phénomène de corps est au premier plan. Cela
ne serait-il pas, l’effet de la dynamique de transfert dans la psychose?
C’est ce dont nous pouvons faire l’hypothèse, en suivant les propos
de Lacan à Yale. Il y rappelle l’importance de ce qui s’impose du
contact avec la maladie mentale. Si Freud lut qu’il y avait un inconscient,
pendant qu’il écoutait les hystériques (15), lui Lacan déclare
: « je fus amené à voir des fous et à en parler,
et fus ainsi conduit à Freud qui en parla dans un style qui, à
moi aussi, s’est imposé du fait de mon contact avec la maladie mentale.
».(16) Il n’est pas surprenant que l’accent sur le phénomène
de corps vienne comme effet de transfert, comme ce qui s’est transmis à
partie de l’œuvre de Ey, nous développerons ce point de vue dans
l’étude de l’organo-dynamisme.
La question
de la transmission apparaît dans le chapitre consacré à
l’observation de Leuret, « La personne de moi-même ».
Il y aurait tout d’abord ce qui se transmet à partir du modèle
choisi par le thérapeute. Pour Leuret, c’est le modèle de
l’observation descriptive à partir de ce que Thierry Trémine
appelle un dialogue, et que j’appellerai une conversation à bâtons
rompus. A travers ce modèle qui respecte et interroge à la
fois la parole du sujet psychotique, ce qui se transmet c’est, bien avant
Jakobson, la question de l’apparition du « Je » dans la parole
du sujet. Il me paraît intéressant de noter ce qui se transmet
lorsque plus tard cette observation sera reprise par Cottard, l’inventeur
du délire des négations. Il est frappant de noter qu’il se
produit alors un effacement dans la narration de l’observation, à
savoir le moment où le Je apparaît. Cottard prend cette observation
comme paradigme du délire de négation(17). Pour Cottard qui
reprend la théorie de Falret, il y a un primat, celui du trouble
de l’humeur. Les aliénés sont tous des négateurs et
il ne sert donc à rien d’en découdre avec eux comme le faisait
Leuret. Le choix d’un modèle a des incidences sur la conduite d’un
traitement. Le trouble de l’humeur devient ici le trouble primaire de la
maladie : le point énigmatique de la psychose est recouvert par
ce postulat. Mais d’où vient cet effacement de Cottard dans
l’observation? D’un effet de transfert envers ces négateurs, d’un
effet de la rencontre avec ces négateurs soit la question du transfert
dans la psychose ? Il y a en tout cas l’arrivée d’un nouveau protagoniste
par rapport à l’époque de Leuret, celle de l’élève
et l’idée de construire un modèle reproductible par l’élève
qui en dispose.
Nous pourrions
penser que l’arrivée d’un tiers, l’élève ait pour
incidence un progrès, la rupture d’avec une relation duelle, comme
la relation de Leuret avec la patiente de « la personne de moi-même.
Or c’est l’inverse qui se produit, un effacement d’un dire de la patiente
et de ses dits pour aboutir à une clinique tautologique, le délire
de négation où le Je n’apparaît pas.
Thierry Trémine
aborde ce problème page 84 : »Toute clinique est plus ou moins
tautologique, car elle ne peut que valider la position du thérapeute
qui ordonne l’observation, son point de vue, ses préjugés,
ses choix. La qualité d’un modèle clinique réside
dans le fait qu’il ne soit pas totalitaire et qu’il se laisse volontiers,
comme nous l’avons maintes fois relevé, amender ou il passera vite,
tel un effet de mode. »
Une clinique
qui peut ne pas être tautologique me paraît être celle
de la présentation de malades, la présentation clinique,
qui lie différents points que nous avons développé
jusqu’alors : rencontre avec le patient, enseignement et transmission.
dans la dynamique de transfert de la psychose.
Il me paraît
intéressant de proposer comme modèle celui de la présentation
de malades.
Cette proposition
de modèle de travail s’inscrit bien dans la problématique
de ce qui lie délires et modèles. Il y a en effet deux grands
axes de discussion possible de cet ouvrage : l’axe de la dynamique de transfert
de la psychose, nous l’avons déjà mentionné à
plusieurs reprises, l’axe de la relation de compréhension de Jaspers
d’autre part. Or, nous allons le voir, le déploiement du modèle
de la présentation de malades conduit à ces deux points.
La relation
de compréhension est évoquée fort à propos
dans l’article consacré à Henri Ey, page 157. Ainsi, «
en 1975, Ey reprendra très largement dans sa critique d’une certaine
psychanalyse l’argument de Jaspers sur une herméneutique qui
a force de vouloir tout comprendre finit par ne rien expliquer ».
Nous retrouvons
avec le « comprendre » et l’« expliquer », le binaire
fondateur de Jaspers (18). Jaspers sépare les sciences de la cause
des pratiques du sens. Les sciences de la cause se sont les sciences de
ce qui s’explique, erklärung, les sciences de ce qui demeure
incompréhensible, les sciences de l’énigmatique, cela correspond
en psychiatrie classique aux troubles dits primaires. Les pratiques du
sens ce sont les pratiques de ce qui se comprend, verstehung, ça
se déploie dans le monde du sens, cela correspond aux troubles dits
secondaires.
Ce binaire
fondateur sera au cœur du débat qui se produira entre Jacques Lacan
et Henri Ey. En 1946, dans « Propos sur la causalité psychique
», Lacan est encore directement inspiré de Jaspers : «
la question de ce qui donne forme au phénomène n’est pas
séparée de ce qui le cause. » (19). En 1974, dans «
La notion de réaction en psychopathologie » (20) Ey est fidèle
au binaire : « C’est que la distinction entre comprendre et expliquer,
quelque soient les arguments spécieux, les arguties et les sophismes
que l’on s’est accoutumé à prodiguer contre cette distinction,
constitue une des formes imprescriptibles de la causalité. Et sans
aller jusqu’à discuter sur le plan de la physique quantique, de
la logique mathématique, le problème de l’identité
ou de la différence des causes efficientes et des causes finales,
il faut bien admettre que le « corps psychique » n’est pas
simple. » Nous aurons occasion de revenir sur cette question du corps
psychique. Mais quel rapport avec la présentation de malades ?
La lecture
du Séminaire III de Jacques Lacan nous y porte. Ce Séminaire
qui se tient en 1955-56 est contemporain de la rupture de Lacan avec Jaspers.
« (...)Le progrès majeur de la psychiatrie depuis l’introduction
de ce mouvement d’investigation qui s’appelle la psychanalyse, a consisté
croit-on, a restituer le sens dans la chaîne des phénomènes.
Cela n’est pas faux en soi. Mais ce qui est faux, c’est de s’imaginer que
le sens dont il s’agit, c’est ce qui se comprend. Ce que nous aurions appris
de nouveau, pense-t-on de façon ambiante dans les salles de garde,
expression du sensus commune des psychiatres, c’est à comprendre
les malades. C’est là un pur mirage.
La notion de compréhension
a une signification très nette. C’est un ressort dont Jaspers a
fait, sous le nom de relation de compréhension, le pivot de toute
sa psychopathologie dite générale. Cela consiste à
penser qu’il y a des choses qui vont de soi, que, par exemple, quand quelqu’un
est triste, c’est qu’il n’a pas tout ce que son cœur désire. Rien
n’est plus faux--il y a des gens qui ont tout ce que leur cœur désire
et qui sont tristes quand même. La tristesse est une passion d’une
toute autre nature.
Je voudrais
insister. Quand vous donnez une gifle à un enfant, eh bien ! ça
se comprend il pleure--sans que personne réfléchisse que
ce n’est pas du tout obligé, qu’il pleure. Je me souviens du petit
garçon qui, quand il recevait une gifle, demandait-- C’est une caresse
ou une claque ? Si on lui disait que c’était une claque, il pleurait,
ça faisait partie des conventions, de la règle du moment,
et si c’était une caresse, il était enchanté. Ça
n’épuise d’ailleurs pas la question.(...) »(21) Lacan parle
des références idéales de Jaspers, du mirage inconsistant
qui s’appelle la relation de compréhension, termes qui signent l’Imaginaire.
C’est bien
l’Imaginaire qui en effet fait obstacle logique dans l’appréhension
des phénomènes cliniques, aussi bien dans la névrose
que dans la psychose.
Après
avoir, toujours dans le Séminaire III, critiqué le terme
de projection, Lacan évoque sa présentation de malades, un
cas de délire à deux, c’est le célèbre : «
Je viens de chez le charcutier ». Précisons brièvement
les prolégomènes, une fille vivant avec sa mère expose
au docteur Lacan « qu’un jour dans le couloir, au moment où
elle sortait de chez elle, elle avait eu affaire à une sorte de
mal-élevé dont elle n’avait pas à s’étonner,
puisque c’était ce vilain homme marié qui était l’amant
régulier d’une de ses voisines aux mœurs légères.
»(22). A son passage, il lui avait dit un gros mot qui la dépréciait
et qu’elle n’était pas disposée à répéter.
Mais elle même avait dit quelquechose au passage : « Je viens
de chez le charcutier ». Lacan revient alors sur la question de la
compréhension : « Naturellement, je suis comme tout le monde,
je tombe dans les mêmes fautes que vous(...) Naturellement, je comprends--ce
qui prouve que nous avons tous un petit quelque chose de commun avec les
délirants. (...) Je viens de chez le charcutier--si on me dit qu’il
y a quelquechose à comprendre là, je peux bien articuler
qu’il y a une référence au cochon. »(23). La compréhension
pousse donc Lacan à la référence du cochon et la livre
à la patiente lors de la présentation. Il ne dit pas cochon
mais porc. Il analyse la réaction de la patiente : « Elle
était bien d’accord, c’était ce qu’elle voulait que je comprenne.
C’était peut-être aussi ce qu’elle voulait que l’autre comprenne.
Seulement, c’est justement ce qu’il ne faut pas faire. Ce à quoi
il faut s’intéresser, c’est au point de savoir pourquoi elle voulait
justement que l’autre comprenne cela, et pourquoi elle ne lui disait pas
clairement, mais par allusion. Si je comprends, je passe, je ne m’arrête
pas à cela, puisque j’ai déjà compris. Voilà
qui vous manifeste ce que c’est qu’entrer dans le jeu du patient--c’est
collaborer à sa résistance. La résistance du patient
est toujours la vôtre, et quand une résistance réussit,
c’est parce que vous êtes dedans jusqu’au cou, parce que vous comprenez.
Vous comprenez, vous avez tort. Ce qu’il s’agit précisément
de comprendre, c’est pourquoi il y a quelquechose qu’on donne à
comprendre. Pourquoi a-t-elle dit Je viens de chez le charcutier, et non
pas cochon ? ». Cette question se résoudra en partie
par le fait que la patiente lâche que l’homme croisé dans
l’escalier lui a dit Truie, et Lacan dresse un nouveau constat loin du
mirage de la compréhension, ce constat qui est structuré
par la rigueur du Dire et du Dit : « Il n’y a pas là-dessus
d’ambiguïté, elle ne dit pas J’ai eu le sentiment qu’il me
répondait--Truie, elle dit--J’ai dit--Je viens de chez le charcutier,
et il m’a a dit--Truie »(24). Il s’en suivra la distinction entre
le message reçu sous sa forme inversée et la réception
de son propre message, une avancée dans l’incidence du langage
des catégories du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.
Nous retrouvons
ici, la connexion qui peut être faite avec la question du transfert
dans la psychose dans l’expérience de la présentation de
malades. Qu’est-ce qui s’enseigne et se transmet dans cette expérience
? La position de l’analyste est de se laisser enseigner par le patient
non pas de façon passive , non pas guidée par le plaisir
de délirer avec le patient, mais avec le souci que dans ces entretiens
à bâtons rompus, le « ne pas comprendre »et l’«
expliquez-moi ça ! » soient opérants. À partir
de là, ce qui se transmet c’est l’effort de rigueur de la psychose
et la boussole qui oriente tout entretien et toute thérapie dans
ce cadre : « Ce qui est dit est dit, Ce qui n’est pas dit n’est pas
dit », et qu’il ne s’agit pas comme dans la névrose de jouer
sur l’équivoque du dit, d’aller chercher du côté de
ce qui n’a pas été dit, du sens caché ou d’y mêler
nos signifiés imaginaires. La présentation est souvent un
modèle dans la façon de traiter la parole psychotique : être
docile mais ne pas comprendre, ne pas comprendre les allusions, ces phénomènes
où un signifiant a pris valeur d’un message de l’Autre, devient
signifié de l’Autre et fait signe au sujet. Il s’agit alors comme
dans le cas du « Je viens de chez le charcutier » que le sujet
décrive les circonstances. Cela permet pour le thérapeute
de se placer dans une position de non-savoir, et à partir de là
de retrancher de la jouissance qu’il y a en trop chez le sujet : cette
position permet d’enlever de la force d’évidence à l’interprétation
que le patient propose, ce qui le ramène vers le doute et nous éloigne
ainsi de la position du délire à deux signalée par
Lasègue et Falret, celle du convaincu. La présentation de
malades si elle a une visée d’accueil d’une jouissance pathologique,
une visée diagnostique, une visée d’orientation de traitement
a aussi une fonction d’enseignement et mieux encore une expérience
réelle de confrontation du fait clinique et du fait conceptuel.
Il y a en effet dans cette expérience différents interlocuteurs
qui représentent aussi différentes places logiques : il y
a le patient qui porte sa souffrance, sa pathologie, l’équipe
qui porte une question soit diagnostique soit d’orientation de traitement,
l’analyste qui écoute et oriente, le public qui se tait, a une fonction
de silence au moins pendant l’entretien, puisqu’après le départ
du patient c’est souvent ce public qui reprend la fonction de transmission,
restant fidèle aux dits du patient dans l’entretien puisque ne connaissant
rien de lui avant, alors que l’équipe peut se référer
à d’autres données déjà connues. La présentation
permet de décoller d’une position où l’Imaginaire a trop
de prise, et la présence d’un public « ignorant » tout
du patient et qui cherche enseignement fait moteur dans la phase d’élaboration
collective qui suit la présentation en elle-même.
Cette dynamique
de transfert, propre à la psychose et au dispositif de la présentation,
me paraît être très opérante d’un point de vue
clinique mais aussi épistémologique. Y a-t-il meilleure école
que cette confrontation de la praxis et de la théorie après
l’entretien ? Cet obstacle qu’est la relation de compréhension
ne touche pas uniquement la clinique mais aussi la naissance des concepts
et leur utilisation. Si l’on se réfère pour l’épistémologie
à Gaston Bachelard, si partant du fait clinique, l’expérience
première, on cherche à tendre, sans jamais l’atteindre, à
un savoir scientifique, l’expérience de la présentation clinique
me paraît répondre aux objectifs décrits par Bachelard
en 1938 dans « La formation de l’esprit scientifique ». Elle
facilite en effet le franchissement des obstacles qui se dressent. Le premier
obstacle décrit par Bachelard est en effet, dans l’expérience
première, de pouvoir se former contre l’entraînement naturel,
le discours commun : ne retrouve-t-on pas là relation de compréhension,
l’exemple clinique du premier chapitre de « délires et modèles
» : le bon sens de « c’est que vous l’aimez trop » aussi
bien que le « Je viens de chez le charcutier » ? Le second
obstacle, c’est la connaissance générale, les généralisations
hâtives et faciles, la connaissance du trouble primaire et
du trouble secondaire par exemple, aussi bien que « la structure
» comme l’a décrit Thierry Trémine. Le troisième
obstacle écrit Bachelard, est l’obstacle verbal : un mot explicatif,
un seul terme va constituer toute l’explication, et l’on retrouve ici l’exemple
de la « psychose-forclusion ». La présentation
clinique, si elle enseigne sur que faire avec le délire, enseigne
aussi sur le que faire avec le modèle conceptuel à condition
d’avoir comme boussole la question : qu’est-ce qui organise la formation
imaginaire?, et de pouvoir la déployer avec rigueur. Elle permet
toujours de confronter la théorie à la praxis et de faire
limite à la théorie délirante.
Pourquoi ne
pas proposer le modèle et l’expérience de la présentation
clinique comme confrontation clinique nécessaire, nécessaire
à l’objectif proposé par Thierry Trémine : «
L’évolution naturelle vers la dispersion des savoirs et des savoir-faire
rend nécessaire une réflexion sur ce qui se passe hic et
nunc, dans l’acte clinique. Il s’agit donc ici d’études sur les
transactions de savoir, que celles ci interviennent entre le praticien
et son patient, dans un délire à deux, ou entre patient et
média, praticien et système théorique. »(25).
Il est intéressant
de s’arrêter sur ce terme de transaction de savoir. Terme juridique,
il désigne d’abord l’acte par lequel on transige grâce à
des concessions réciproques puis se répandra en économie
pour désigner un contrat entre un vendeur et un acheteur. Transaction
de savoir indique donc la question de la perte et de la stratégie
de consentement. Cela est certainement intéressant à promouvoir
dans le contexte où la question du Sujet est forclose des Neurosciences.
Pour autant, elle présente le désavantage éventuel
d’évoquer une relation de réciprocité entre le patient
et le thérapeute qui nous l’avons vu n’est pas à soutenir.
C’est ce qu’enseigne en tous les cas l’expérience de transfert dans
la psychose.
Nous avons
introduit le couple « modèles et délires » avec
les références de l’Imaginaire et du Réel. En analysant
l’ouvrage de Thierry Trémine nous en avons retrouvé me semble-t-il
le déploiement notamment pour ce qui concerne la question du délire
ou des concepts. Cela ne doit pas nous faire oublier d’autres références
qui semblent sous-jacentes à ce couple « délires et
modèles », à savoir celles qui ont trait au corps.
Corps et langage, pulsion et langage, ne serait-il pas la trame qui ferait
tenir délires et modèles. Le délire est fait de langage,
le modèle prête certes à l’Imaginaire mais est aussi
ce qui inspire et pousse le créateur. Langage et pulsion, un couple
non pas séparé, mais un couple où existe une dialectique
: il y a quelque chose qui pousse le sujet dans le langage, il y a quelquechose
qui est parlé dans le modèle, le modèle est parlé.
Contrairement à ce que propose l’auteur, le langage n’est pas l’ultime
endroit du champ de bataille ou à tout le moins, pas l’unique. Le
corps l’est aussi bien, sauf à le rabattre comme le fait l’auteur
vers le physiologique : « (...)il existe toujours une réduction
physiologique au corps observable, lien entre la psychiatrie d’observation,
la clinique des maladies mentales et l’algorithme des sciences-la physique.
»(25). Sans effacer le physiologique, le corps ne peut être
réduit à ce physiologique, sauf à méconnaître
que le corps est aussi fait de langage. Nous retrouvons là les voies
séparées de Ey et de Lacan qui divergent nous l’avons vu
sur la question de la relation de compréhension, mais aussi sur
l’inconscient, la vérité, le corps. Il y a en partie l’influence
là aussi de modèles différents liés à
la confrontation clinique : le modèle paranoïaque pour Lacan,
le contact avec la schizophrénie, la schizophrénie chez des
femmes pour Ey. Cela n’est pas étranger me semble-t-il du primat
du signifiant pour Lacan, le primat du délire dans la paranoïa,
du primat du physiologique pour Ey, le primat du corps dans la schizophrénie.
Dans son enseignement, Lacan reviendra sur la question du corps réel
avec sa théorie de la jouissance, Ey parlera de corps psychique
mais laissera la cause dans le physiologique.
Le délire
tente de traiter le Réel par le signifiant : soit après la
catastrophe du déclenchement, énigmatique, de restaurer
par l’Imaginaire, et construire un savoir pour opérer une médiation.
Le modèle pousse le thérapeute à partir d’une
fiction, le modèle thermodynamique pour Freud, à conceptualiser
et traiter le Réel de la clinique. Ce biais de l’Imaginaire, qui
fait lien entre le Réel et le Symbolique, est à la fois l’outil
indispensable et le matériel dont il convient de trouver l’épure
et l’organisation logique. L’écueil outre la relation de compréhension
et qu’il conviendrait d’approfondir, est le retranchement ou l’effacement
qui se produit dans la logique du transfert dans la psychose, aussi bien
que dans le discours de la science. De ce fait nous ne proposerons pas
l’effacement du signifiant paradigme à condition de le lier à
la clinique. Freud a des modèles qui ont été transitoires,
ses cas par contre sont paradigmatiques. Le mot, Paradigme, apparaît
lui aussi à la Renaissance, se raccordant à « montrer,
indiquer » et il est constitué sur la racine indo-européenne
« deik, dik », dire(26), soit la position d’énonciation.
Si cette notion de paradigme est devenue récemment moins évidente
à saisir (27), expliquons-nous ça !
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
(1) Le Robert. Dictionnaire
Historique de la Langue Française. Alain Rey. Paris, 1998
(2) Délires
et modèles. Thierry Trémine. Editions L’Harmattan. Paris,
2001. p.112
(3) idem, opus cité
p.43
(4) idem, opus cité
p.46
(5) Dans le Séminaire
III, les Psychoses, Lacan indique que dans le délire l’initiative
toujours vient de l’Autre.
(6) expression utilisée
par Lacan dans « L’Étourdit » à propos de Schreber.
in Scilicet 4, p.22, Editions du Seuil, Paris, 1972.
(7) Délires
et modèles, p.58.
(8) «
L’Étourdit », opus cité.
(9) in Question
Préliminaire à tout Traitement Possible de la Psychose, Lacan,
Les Écrits, Editions du Seuil, Paris 1966.
(10) Délires
et modèles p. 58
(11) idem p.60.
(12) idem p.60
(13) idem p.36.
(14) idem p.58.
(15) « Conférences
et entretiens dans des universités nord-américaines »
in Scilicet 6/7, p.10, Editions du Seuil, Paris, 1976.
(16) idem, p. 15.
(17) Délires
et modèles p. 82.
(18) Karl Jaspers,
Psychopathologie générale, Félix Alcan, Paris, 1928.
(19) «
Propos sur la Causalité Psychique », in Les Écrits,
opus cité.
(20) in Confrontations
Psychiatriques, n°12, 1974, p.54..
(21)Séminaire
III, Les Psychoses, Lacan, Editions du Seuil, Paris, 1981, p.14-15.
(22) idem, p.59.
(23) idem, p.60.
(24) idem, p.62.
(25) Délires
et modèles, p.7.
(26) Le Robert,
Dictionnaire Historique de la Langue Française, opus cité.
(27) Délires
et modèles, p.7. |
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