Conférence introductive au débat sur le livre 
" Délires et Modèles. Etudes de psychiatrie " L'Harmattan, 2001.
                      
SAMEDI 8 DECEMBRE 2001 à 10h  - INSTITUT L'ELAN RETROUVE - 48 Rue de La Rochefoucauld - Paris - 75009
PRESIDENTE: V. DREYFUSS - DISCUTANT: H. HUBERT
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TIERRY TREMINE:
1. Les figures du désordre, la rhétorique et le savoir conjectural : la Mètis des grecs.

De par mes goûts personnels, la place de l'ordre ou de la doctrine étant fortement occupée, je m'intéresse aux figures du désordre, qu'elles soient littéraires  - (Don Juan, Carmen, Querelle de Brest) - ou anthropologiques (le renard pâle des Dogons, la mètis des grecs).

J'insisterai plus particulièrement sur cette dernière configuration mythologique, car son originalité  me permettra d'illustrer mes choix,. : "plus généralement la mètis grecque pose le problème de la position qu'occupe dans l'économie des mythes d'un grand nombre de peuples les personnages du type "trompeur", celui que les anthropologues saxons conviennent de désigner du nom de trickester, le décepteur". (DETIENNE, VERNANT. 1971).

J'ai choisi de publier un livre délibérément éclectique, qui pourrait paraître désordonné. Cette forme procède d'un choix assez délibéré, pour autant qu'avant même d'écrire un livre on puisse vraiment définir son propos. C'est au retour, qu'on se fait une véritable opinion du chemin parcouru. J'ai donc essayé, en partant d'une observation clinique et en allant vers une doctrine achevée, l'organo-dynamisme de Henri EY, de m'intéresser à l'établissement de certains savoirs en psychiatrie, plus exactement de connaissances conjecturales et de savoirs immédiatement partageables, dans un domaine où la cohérence interne est faible et où le sol n'est jamais longtemps stable sous les pas. La psychiatrie ressemble à une marche sur des champs régulièrement labourés, où l'on cherche des points d'appui sur des mottes de terre qui, bien que retournées chaque année, sont restées assez fermes et stables pour guider les pas. Les mottes ont résisté au soc, alors que le reste de la terre est devenu friable, mais aussi propice à de nouveaux ensemencements.
J'emploie beaucoup le terme de rhétorique, que j'étudie dans ses rapports aux figures du discours, celles là mêmes dont FONTANIER fait en 1830 le recensement. La rhétorique renvoie aux détours que l'intelligence emploie pour ne pas s'avouer ses ruses. DETIENNE et VERNANT dans leur livre sur la mètis des grecs, emploient le terme de savoir conjectural. C'est le mot clé de mon livre.

Pour DETIENNE et VERNANT, "la mètis des grecs" - ou intelligence de la ruse - s'exerçait sur des plans divers mais toujours à des fins pratiques : savoir-faire de l'artisan, habileté du sophiste, prudence du politique ou art du pilote dirigeant son navire. La mètis impliquait ainsi une série d'attitudes mentales combinant le flair, la sagacité, la débrouillardise…
Multiple et polymorphe, elle s'appliquait à des réalités mouvantes qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au raisonnement rigoureux. Engagée dans le devenir et l'action, cette forme d'intelligence a été, à partir du 5ème siècle, refoulée dans l'ombre par les philosophes. Au nom d'une métaphysique de l'être et de l'immuable, le savoir conjectural et la connaissance oblique des habiles et des prudents seront rejetés du côté du non-savoir. Reconnaître le champ de la mètis, ses marques en "creux" aux différents niveaux de pratique et de penser de la société grecque - de la chasse à la médecine, de la pêche à la rhétorique, c'est réhabiliter une catégorie que les hellénistes modernes ont largement méconnu. Sans doute parce qu'ils entendaient rester fidèles à une certaine image de la pensée grecque triomphante qu'elle avait donné elle même de la vérité". Je ne fais rien d'autre que de transposer cette réhabilitation de la mètis dans le champ de la psychiatrie, sans pour autant mépriser le champ des doctrines, qui est d’un autre ressort.

DETIENNE et VERNANT disent que le médecin, le stratège et le sophiste sont les trois types d'hommes à mètis, par analogie au pilote menant le navire droit sur la mer en dépit des bourrasques. Dans ce cas, la médecin hippocratique tient une place particulière, par ce qu'ils appellent sa polytropie. La polytropie est un terme de minéralogie qui décrit une possibilité d'orientation différente des facettes d'un minéral. La médecine, dit un aphorisme hippocratique, est un art de mesure fugitive et les occasions d'intervenir sont souvent ponctuelles. Mètis désigne donc à l'origine une forme particulière d'intelligence, celle de la prudence avisée ; comme nom propre Mètis désigne une divinité féminine, fille d'océan, épouse de Zeus que ce dernier avale pour s'en approprier les qualités. On connaît la suite : Athéna, fille de Mètis, naît toute armée du crâne de Zeus, dont Hermès soulage les violents maux de tête en lui perçant les tempes. Voilà ce qui serait donc fondateur de mon propos, cette divinité de l'éphémère.

Je ne me suis pas intéressé à toutes les perspectives ouvertes par le mythe. Je me suis surtout penché sur les transactions de savoir qui s'établissent dans la rencontre du praticien, du thérapeute et du théoricien, où chacun apporte sa pierre à l'élaboration d'une théorie de la maladie ou de la souffrance ; il s’opère alors des effets de transfert et des identifications. S'intéresser aux figures du discours psychiatrique, comme transactions de savoir ne veut pas dire qu'il faut mépriser les doctrines ou de se contenter d'une approche lointaine. Bien au contraire, je me suis attaché à leur mise en tension, par exemple dans la mise en relation de l'étude psychanalytique du "comme si" par Hélène DEUSCH à la "perte de l'évidence naturelle", admirablement décrite par BLANKENBURG. La prudence vis à vis des doctrines n'est en aucun cas un rejet cynique ou désabusé, sauf pour certains phénomènes liés à leur réification, comme la notion de structure, dont j'ai eu à souffrir longtemps les abus de langage dans la pratique professionnelle.

Dans le savoir conjectural qui s'établit, il existe quelques règles déterminantes. Citons en quelques unes.
*  La proposition originale, définie par DEVEREUX et POINCARE et qui consiste à dire qu'un phénomène peut être parfaitement et complètement expliqué par deux théories différentes.
*  Les effets transférentiels ; l'exemple le plus probant dans mon expérience personnelle et dans ma formation d'interne a été la lecture de mes cas cliniques aux lumières de SEARLES.

Dans une critique de ce livre, on a cru devoir dénoncer mon pragmatisme - horresco referens ! - opposé au choix ordonné de la théorie par le thérapeute. Cela montre que le dessein dans ce livre désordonné était difficile à saisir. Cependant, mon propos ne fait que constater que le savoir conjectural s'édifie à deux, par des transactions de savoir ; le choix de la thérapie n'est pas uniquement le fait du thérapeute. Critiquer ces choix au nom d'un primât doctrinal, serait ce celui de la psychanalyse, c'est ne pas comprendre ce dont il est question, puisqu'il s'agit fort exactement de montrer qu'au delà des références doctrinales le savoir de la rencontre clinique et particulièrement ouvert et se dérobe sous les pas [1].

Venons en aux figures de rhétoriques dont la psychiatrie s'empare et qui vont devenir des mécanismes opérants.
La rhétorique est définie par Aristote, comme la dialectique des vraisemblances. Je maintiens que la psychiatrie est d'abord cela : une dialectique des vraisemblances, mais qu'elle doit se méfier d'elle même lorsqu'elle emprunte les masques du vrai ou de la vérité, qui tendent alors à déterminer des champs aliénants. Le travail sur le cas princeps, qui fait l'objet de notre séminaire dans le service, parlera sans doute de ces effets de vérité et de capture qui aboutissent à la catégorie du vrai et de la vérité, montrent la force inductrice d'une simple rencontre avec un patient.
Enfin, je l'ai moins développé et cela reste à faire, il existe une esthétique des discours en psychiatrie. L'esthétique du modèle en psychiatrie est probablement moins celle d'une construction du modèle, selon les critères du Beau, que celle d'une esthétique de la réception, telle qu'elle a été développée par l'école de CONSTANCE, notamment par Hans Robert JAUSS. Elle reprend la notion d'un horizon d'attente, où la théorie n'advient que lorsqu'elle est désirée.
 

2. Des contrats syllogistiques

Le modèle scientifique est un outil de conversation, de communication et d'intégration sociale y compris dans une communauté scientifique. Toute la notion de paradigme chez KUHN est orientée vers ce constat. Cependant, ce que l'on pourrait appeler les déterminants infrastructurels, décrits par FOUCAULT, ne font partie de mon livre. J'ai aussi laissé de côté la force même de la découverte scientifique. Je me suis intéressé avant tout à la force de la rencontre sur les discours. La conversation n'est pas duelle ; elle fait se rencontrer des mondes épars et des savoirs multiples. A l’aide de mécanismes réthoriques on peut alors aboutir à des vraisemblances partageables sur la souffrance et sa nomination. Savoir du patient, discours des média, idéologies circulantes et découvertes scientifiques doivent trouver des accommodements. Souvent, les connaissances s'additionnent en piles d'assiettes finalement peu compatibles, qui vont du biologique au discours social en vogue. Un exercice simple consiste à revoir, après une réunion de synthèse ou un entretien, les différentes références doctrinales passées en revues pour se rendre compte de leur diversité. On s'aperçoit que la dite synthèse, si elle visait à l'homogénéité, ne serait alors qu'une mauvaise soupe syncrétique. C'est l'addition des vraisemblances qui produit l'effet de vrai.

3. La rhétorique des modèles.

Le psychiatre, disait TELLENBACH, est un caméléon théorique, bricoleur de système. Cependant, on ne peut nier qu'il y a quelques invariants dans la constitution de la psychiatrie qui vont induire une plus grande fréquence de figures rhétoriques employées.

D'un côté, le corps. Anatomique, déterminant de la méthode clinique de l'observation ; physiologique, projection de la physique comme paradigme du raisonnement scientifique ; souffrant, lorsque les organes silencieux deviennent bruyants : le cerveau pense alors bruyamment.
De l'autre côté, les produits les plus élaborés de la réflexion collective : les doctrines circulant dans le socius.
Entre les deux, des mécanismes à l'œuvre qui vont se faire rejoindre corps et discours social : la métaphorisation du physiologique, la physiologie des doctrines en sont les principaux. D'autres sont plus annexes, tels les effets de mode, d'effacement des doctrines, de déplacement du regard sur un même tableau clinique, accompagnant une description clinique princeps. Enfin, certains ne sont que des artifices de langage, le glissement sémantique par exemple.

Une fois décrit les différents mécanismes plus fréquemment rencontrés, nous pouvons nous intéresser à des tendances plus contemporaines. Les évolutions conceptuelles en terme de transactions de savoirs sur la souffrance ou la lésion psychique obéissent à une loi générale que l'on peut résumer sous la formule : la mise en intrigue du patient ou de la rencontre s'éloigne du narratif pour gagner le visuel. Cela veut dire que les processus d'identification des êtres qui fondent le lien social, sont moins de l'ordre du roman que du théâtre, avec une tendance à la kaléidoscopie, à la diversité et à la succession des représentations de soi même. Je pense que l'exemple des identifications actuelles est celui de la publicité ou, de manière plus imagée, les femmes regardant leur silhouette dans des vitrines ; les vitrines doivent se succéder aux vitrines, sinon la silhouette disparaît, et les femmes s'inquiètent! J'ai essayé dans ce cadre de proposer une petite théorie de l'effet placébo, la capture imaginaire, lorsqu'elle est en harmonie avec l'ambiance et fait s'établir un effet apaisant et jubilatoire, qui durera malheureusement ce que durent les roses..
Un deuxième aspect contemporain dans l'édification du modèle doit lui permettre de penser la schizophrénie comme limite à l'activité de penser ; chaque doctrine conséquente doit alors en proposer un modèle. Les exemples sont nombreux, je citerai la théorie des systèmes, de la communication, des catastrophes, le marxisme de LUKACS à travers le livre de GABEL etc.…

4. Conjectures, conjoncture, contrats.

Pour finir, je propose, notamment dans le domaine des schizophrénies mais aussi de l'angoisse , la notion de contrat du pathologique: savoir partageable et limité retrouvé en vis à vis dans la rencontre, répétitif et figé sur le modèle de la stéréotypie ou, au contraire, kaléidoscopique et mouvant dans le domaine de l'angoisse. L'un tente de faire la mode des savoirs, l'autre la suit.
Ce sont des bornes d'ancrage identitaires qui, fort heureusement, permettent au patient de s'échapper de la rencontre et des transactions qui s'y déroulent. Les savoirs conjecturaux sont des contraintes pour que le reste du discours et des rencontres gardent leur liberté, et ne soient plus de notre ressort. Le Savoir conjectural est aussi conjectural. Dans une situation répétitive de "vis à vis" entre le patient et l'institution, les références se figent, se résument et se répètent. On "jette ensemble" [2] des vraisemblances, lors d'une occurrence qui se répète car les idées s’agrègent : la conjoncture. Le savoir conjectural oublie alors ses origines, il devient "prêt à porter" et terriblement efficace. L'art du clinicien ne lui permet alors que de s'étonner des petites différences
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DISCUTANT: Dr Hervé HUBERT
Psychiatre et Psychanalyste, à l’Institut Paul Sivadon, 23 rue de La Rochefoucauld, 75009 Paris, 01.49.70.88.88.

Thierry Trémine part d’un constat : il y un manque dans la psychiatrie contemporaine. En effet, il n’y a plus de paradigme qui ordonnerait pour un temps les possibilités de la connaissance.
 Face à ce trou, ce manque, l’auteur propose une construction qui raccorde modèles et délires.
 Le modèle à la place du paradigme n’a pas la même fonction et fait trou lui aussi dans la  manière d’appréhender la conception théorique. Je développerai plus loin l’opposition que l’on peut construire entre ces deux termes, paradigme  et modèle. Le modèle fait trou par son caractère transitoire, sa nécessité de renouvellement. Cela a pour effet de faciliter l’ouverture, la rencontre. Cela libère de  l’emprise du « Tout ». Prendre le modèle pour référent permet d’aider à repérer les points de butée, les impasses, les obstacles qui  accompagnent les avancées  des grands courants théoriques. Cela facilite également, me semble-t-il une réelle démarche scientifique dans la façon d’appréhender les concepts, si l’on se réfère à Bachelard pour qui un concept est fait pour mourir.

 Que nous enseigne cette mise en correspondance de ces deux termes ?
 Ce n’est sans doute pas par hasard qu’ils soient nés tous deux dans la langue française à la même époque : délire en 1537, modèle en 1542. Modèle est un emprunt fait par le langage des arts à l’italien modello, figure destinée à être reproduite; l’étymologie renvoie à «  forme, moule », soit une pente vers l’image, l’imaginaire.
 Délire, dont on connaît habituellement le sens propre : sortir du sillon, du latin delirare. Lirare signifie labourer en billons, lira « billon », terme d’agriculture, est un ados formé  dans un terrain avec la charrue (entre deux sillons). Ce terme est d’origine indo-européenne, à rapprocher de l’ancien haut-allemand « wagen-leisa »,sillon (tracé par une voiture), du gotique « laists », trace de pas. Délire renvoie donc à la terre, à la glèbe, à la matière.
 A partir de ce savoir , issu de l’histoire de la langue française (1), nous pouvons faire deux remarques : un signifiant « délire » renvoie à une pente vers la matière, le Réel, l’autre « modèle » à une pente vers l’Imaginaire. Il n’y a donc pas symétrie. Enfin tous deux apparaissent à la Renaissance, époque où naît ce mouvement vers la civilisation du contrat, qui « implique une redéfinition pas à pas  de nos rapports avec les autres, et la disparition des figures autrefois disponibles de la prédestination » (2), soit la thèse soutenue dans cet ouvrage « délires et modèles » que cette introduction du contrat modifie le cadre thérapeutique et la pathologie, elle même. Le contrat entraîne-t-il une symétrie entre le thérapeute et le patient , l’un armé de ses modèles, l’autre de son délire? Cela me semble être une question sous-jacente et présente son importance car il est fait à juste titre l’éloge d’une psychiatrie de la rencontre, ainsi qu’appel au fait clinique, à l’acte clinique comme valeur commune des psychiatres, soit à ce qui lie et délie les deux protagonistes, le patient et le psychiatre.
 Qu’est-ce qu’enseigne la mise en correspondance de ces deux termes délires et modèles, du point de vue de la clinique, du point de vue de la rencontre? Tout d’abord la valeur inestimable de la prise en compte du délire, de son contenu, de son expression, de ce qui le fait naître dans l’histoire du sujet, notamment psychotique, une dimension fortement malmenée par les neurosciences qui forclot l’enseignement Freudien du délire comme tentative de guérison.
 En second à travers la question, comment faire avec le délire, qu’en faire de ce délire, est-ce que cela nous enseigne sur comment faire avec les modèles, qu’en faire?
 Les trois premiers chapitres de l’ouvrage ouvrent à cette confrontation : « Apparaître et se dissimuler : la présence du schizophrène » écrit en 1997, « Folie à deux et fonction du délire pour l’Autre », écrit en 1983, « La personne de moi-même » écrit en 1992.
 Etudions tout d’abord  le propos sur le délire à deux, qui peut tout aussi bien faire équivoque : le patient avec son délire, le psychiatre avec son modèle théorique. Y est évoqué cette constatation fondamentale : le délire a une fonction pour le sujet, une fonction qu’il convient de traiter par la parole aussi, une fonction qui est celle de maintenir un rapport à l ’Autre. C’est « le renversement introduit par Freud et poursuivi par Lacan dans sa critique du système perceptum-percipiens(la structure est déjà dans le perceptum) a pour corollaire de ne plus vouloir considérer le délire comme une maladie de la croyance erronée » (3). Y-a-t-il un corollaire pour le psychiatre et son approche de sa propre croyance erronée, à travers le choix et l’utilisation de son modèle théorique? Cela pose la question du rapport à la vérité pour chaque sujet. C’est me semble t-il la question sous-jacente au propos tenu par l’auteur page 44 : « le dialogue engagé n’est jamais l’affrontement de deux certitudes absolues, délire et certitude scientifique par exemple. Pour une part, il y va de ce que nous aimerions croire, de ce qui, chez l’autre, entretien notre illusion et notre propre roman. » Cela a pour incidence d’évoquer la  fonction de l’Imaginaire chez les deux protagonistes.
 L’auteur déploie le cas d’une patiente, Mme F., âgée de 80 ans, au délire tout à fait paradigmatique : « des voix multiples lui disent sur un ton sarcastique : « elle n’a qu’à parler », ce qui lui fait répondre en écho : « mais que veulent-elles me faire dire? » (4). Ce délire peut être qualifié de paradigmatique car il pose la question du sujet névrosé sous une forme inversée , la question névrotique étant celle du désir, Che Voï ? que veut l’Autre? Il est frappant de noter que l’on a avec cette patiente le paradigme issu du modèle Freudien et Lacanien de la cure psychanalytique, le « Dîtes » de l’analyste et le « Que veut l’Autre? » de l’analysant..
 Que faire du délire psychotique,  que faire du délire de la cure? , ces deux questions se rejoignent et sollicitent le savoir et l’éthique du thérapeute pour la direction à donner au traitement de la parole.
 Dans le cas relaté de Mme F., il y a un convaincu, le partenaire du psychotique, ici son fils. Le partenaire du psychotique, c’est aussi le thérapeute. Que faire pour être autre chose que le symptôme de la psychose. Que faire de cet imaginaire qui est nôtre, de nos signifiés, de nos modèles, de l’Imaginaire de l’Autre, de ses signifiés, de ses délires, que faire du Dire et des Dits?
 L’auteur rappelle que Lasègue et Falret signalent que la folie à deux se développe immanquablement à travers un des deux sentiments les plus facilement partageables : la crainte et l’espérance, soit me semble-t-il  en leurs fondements, l’angoisse, et que le processus se développe à partir de la docilité du convaincu, du partenaire du psychotique. Cela a l’avantage de mettre l’accent sur le choix du  partenaire face au fondement de l’angoisse, être convaincu. C’est un point de vue différent qui est défendu par Kraepelin, pour qui le délire devient communicatif par sa force intrinsèque, conception qui a pu avoir comme dérive dans la relation thérapeutique, le combat de la folie systématisée contre le savoir psychiatrique, le combat des interprétations. A travers ce débat, c’est la question du transfert dans la psychose, de qu’est ce qui se transfère dans la psychose, et qui me paraît être sans que cela soit présenté comme tel dans l’ouvrage, le moteur même du débat, et plus précisément le nœud de l’articulation  délires-modèles.
 C’est à cet endroit que je me séparerai des points de vue de l’auteur, l’endroit du transfert dans la psychose. Il  y a en effet une tendance à présenter le délire comme certitude pour le sujet psychotique. Cela efface me semble-t-il l’articulation conviction délirante/certitude délirante, et le fait que les psychotiques doutent de leur conviction délirante. La certitude pour eux est ailleurs, la seule certitude comme dans le cas de Mme F. c’est que ça vient de l’Autre (5), sous la forme d’une matérialité signifiante, d’une voix, d’un phénomène élémentaire ,le phénomène « à tout sens le plus étranger » (6), l’expérience énigmatique. Cela a pour incidence une orientation différente quant au traitement de la jouissance pathologique qui persécute le sujet.
 Ainsi page 57 lit-on : « Le forclos revenu dans l’hallucination remplit une fonction prothétique qui permet au sujet délirant de survivre dans un monde de certitudes où il peut se situer : il se perçoit. ». Le forclos, ce qui est pur Réel, phénomène hallucinatoire et élémentaire, phénomène énigmatique puis persécuteur, venant de l’Autre et étant pour le sujet à tout sens le plus étranger ne peut prendre la fonction de prothèse ou de pacification. Ce qu’il perçoit à travers ce forclos, c’est que çà vient de l’Autre, et qu’en tant que sujet, il est réduit à être objet de cet Autre qui se jouit de lui.
 Cela me paraît avoir une incidence sur le traitement du rapport du sujet avec l’Autre. Certes, comme le souligne Thierry Trémine page 58, « l’activité délirante se doit d’être incessante », citant Schreber : « Dès que l’activité de ma pensée se trouve suspendue, Dieu tient aussitôt mes facultés intellectuelles pour mortes, et la destruction de ma pensée comme achevée, moyennant quoi il se donne lui-même toute latitude de se retirer. » S’il ne pense plus, le sujet est déchet de l’Autre, l’Autre n’est plus, d’où cet enfer de penser qui caractérise la psychose, mais aussi le génie de certains sujets psychotiques. Pour autant Dieu ne peut prendre cette place désignée par l’auteur comme prothèse (7), étant au contraire à la place de   « ce qui lui est à tout sens le plus étranger » (8), à la place du persécuteur qui lui envoie les rayons divins. Ce qui pacifie, c’est le consentement à un signifié : « être la femme de Dieu », au bout d’un travail nouant langage et corps. Il a été souligné par Lacan que le point de bascule qui oriente le sujet vers ce consentement est ce passage où le sujet était mort (9), où Schreber lit le Réel de l’annonce de sa mort, soit le point qui fait « non sens » pour lui, point d’incompréhension. Dans cette logique, ce qui fait non-sens persécute (Dieu, un signifiant comme pur Réel), puis fait coupure, bascule (la mort hallucinée) pour aboutir à un consentement , le consentement au signifié de l’Autre (être la femme de Dieu). Dieu jouit de lui, le sujet Schreber souffre des oscillations d’une jouissance qui parfois l’envahit, d’autres fois le laisse en plan. Le travail qu’il effectue et qui sert de modèle au traitement de la psychose est de traiter la jouissance qui le persécute en une nouvelle signification, c’est à dire de fixer une jouissance qui soit supportable pour le sujet qui passe ainsi d’une position de rejet à celle de consentement et que vient « symboliser » le signifié de l’Autre (être la femme de Dieu), d’où l’idée d’aider le sujet psychotique à construire un savoir pour opérer une médiation, décompléter l’Autre. Cela me semble être une autre logique  que « Il serait illusoire d’essayer de se situer ailleurs que dans le délire : c’est le seul endroit où nous sommes objet constitué, et sujet parlant du dialogue. C’est pour cela notamment que, par définition, nos interprétations sont interprétations délirantes : nous étoffons le dialogue. » (10), qui me paraît orientée par l’Imaginaire. Dire page 59 que : «Lorsque nous torpillons le délire (...) nous devenons le délire de l’autre, sa prothèse et son transfert. C’est notamment ce qui se passe entre Schreber et Fleschig. », c’est oublier que de par la fonction de l’Imaginaire, Fleschig devient persécuteur, soit l’écueil du traitement.
 Il est par contre un autre écueil fort bien repéré par Thierry Trémine dans le maniement des concepts qui semble être issu de  « la description Kraepelinienne qui ne veut rien voir dans l’évolution que ce qui annonce l’état terminal, même si la référence n’est plus l’état démentiel. On recherche alors, au risque de gommer ou d’oublier ce qui est gênant, un tableau clinique achevé. »(11). Le structuralisme peut avoir cet avatar, de même « la psychose-forclusion devient incurable par définition, comme l’était le délire chronique il y a près d’un siècle. » (12). Pour autant, pour repérer ce qui organise le phénomène clinique, le fait clinique, savoir comment se termine un processus, çà peut enseigner sur comment çà commence et pourquoi. Le concept de forclusion peut être le concept qui bouche et stérilise, c’est aussi celui qui permet d’orienter le traitement. C’est d’ailleurs ce qui me semble se manifeste dans la première observation « Apparaître et se dissimuler : la présence du schizophrène » : il y a une stabilisation extrêmement bien décrite par le banal et la fonction de l’image, qui décompense sous la force de l’interprétation du thérapeute, pleine de  « bon sens » mais ignorant la forclusion du Nom-du-Père. Un événement  se produit dans la vie de cette patiente stabilisée : son père avait été agressé très violemment et l’on avait pu craindre pour sa vie. Il apparaît qu’elle n’avait pas été atteinte comme il l’aurait fallu par cet événement. Cela vaut une interprétation du thérapeute : « si vous vous plaignez de ne pas pouvoir l’aimer, c’est que vous l’aimez trop » (13). Cette interprétation faite au nom du Père, basée sur le complexe œdipien, a pour conséquence l’apparition d’un délire persécutif envers la mère, « le coup monté des parents ».
 La critique implicite du modèle lacanien faite par l’auteur est donc à nuancer. Certes il convient de dénoncer les effets de cet enseignement de Lacan parmi certains de ses élèves, et nous avons marqué notre accord sur ce que Thierry Trémine nomme la psychose-forclusion, l’adaptation du structuralisme à  l’idée krapelinienne. Il y a eu des égarements liés  à la promotion du tout-signifiant, une certaines mise à distance des phénomènes de corps. Lacan a pris, pour base de développement de son enseignement le modèle paranoïaque, privilégiant donc le phénomène élémentaire, le signifiant au détriment pendant un certain temps des phénomènes de corps. Cela n’a pas été sans effet sur certains de ses lecteurs et élèves. Il m’ap- paraît très intéressant de souligner que Thierry Trémine insiste justement sur ces phénomènes de corps. Il nous  parle ainsi page 58, de l’importance du corps dans l’enseignement de la psychose chez Freud. Freud, écrit-il est tranchant sur les rapports de l’hypocondrie et du délire : « Je ne peux pas laisser passer l’occasion de faire observer ici que je ne saurais tenir pour valable aucune théorie de la paranoïa qui n’impliquerait pas les symptômes hypochondriaques presque toujours concomitants de cette psychose » dit-il (Freud) à propos du cas Schreber, et il poursuit : « il me semble que la relation de l’hypocondrie à la paranoïa est la même que celle de la névrose d’angoisse à l’hystérie ». L’idée développée est que : « L’hypocondrie reste la psychose de base, en tant qu’elle renvoie au corps morcelé et qu’elle réapparaît derrière le délire, comme l’angoisse derrière l’hystérie. » (14). D’une certaine façon, cela correspond à la thèse, la conversion hystérique est défense contre l’angoisse, le délire, le travail du signifiant est défense contre le phénomène de corps. Cela  est à comparer au commentaire de Lacan sur le cas Schreber paru dans les Ecrits à ce sujet, et des oscillations entre phénomène délirant et phénomène de corps que subit ce dernier
 Cette insistance à mettre l’accent sur le corps ne vient-elle pas de l’influence de l’œuvre de Henri Ey, de sa pratique et du contact avec la schizophrénie, où le phénomène de corps est au premier plan. Cela ne serait-il pas, l’effet de la dynamique de transfert dans la psychose? C’est ce dont nous pouvons faire l’hypothèse, en suivant les propos de Lacan à Yale. Il y rappelle l’importance de ce qui s’impose du contact avec la maladie mentale. Si Freud lut qu’il y avait un inconscient, pendant qu’il écoutait les hystériques (15), lui Lacan déclare : « je fus amené à voir des fous et à en parler, et fus ainsi conduit à Freud qui en parla dans un style qui, à moi aussi, s’est imposé du fait de mon contact avec la maladie mentale. ».(16) Il n’est pas surprenant que l’accent sur le phénomène de corps vienne comme effet de transfert, comme ce qui s’est transmis à partie de l’œuvre de Ey, nous développerons ce point de vue dans l’étude de l’organo-dynamisme.
  La question de la transmission apparaît dans le chapitre consacré à l’observation de Leuret, « La personne de moi-même ». Il y aurait tout d’abord ce qui se transmet à partir du modèle choisi par le thérapeute. Pour Leuret, c’est le modèle de l’observation descriptive à partir de ce que Thierry Trémine appelle un dialogue, et que j’appellerai une conversation à bâtons rompus. A travers ce modèle qui respecte et interroge à la fois la parole du sujet psychotique, ce qui se transmet c’est, bien avant Jakobson, la question de l’apparition du « Je » dans la parole du sujet. Il me paraît intéressant de noter ce qui se transmet lorsque plus tard cette observation sera reprise par Cottard, l’inventeur du délire des négations. Il est frappant de noter qu’il se produit alors un effacement dans la narration de l’observation, à savoir le moment où le Je apparaît. Cottard prend cette observation comme paradigme du délire de négation(17). Pour Cottard qui reprend la théorie de Falret, il y a un primat, celui du trouble de l’humeur. Les aliénés sont tous des négateurs et il ne sert donc à rien d’en découdre avec eux comme le faisait Leuret. Le choix d’un modèle a des incidences sur la conduite d’un traitement. Le trouble de l’humeur devient ici le trouble primaire de la maladie : le point énigmatique de la psychose est recouvert par ce postulat. Mais d’où vient cet effacement de Cottard  dans l’observation? D’un effet de transfert envers ces négateurs, d’un effet de la rencontre avec ces négateurs soit la question du transfert dans la psychose ? Il y a en tout cas l’arrivée d’un nouveau protagoniste par rapport à l’époque de Leuret, celle de l’élève et l’idée de construire un modèle reproductible par l’élève qui en dispose.
 Nous pourrions penser que l’arrivée d’un tiers, l’élève ait pour incidence un progrès, la rupture d’avec une relation duelle, comme la relation de Leuret avec la patiente de « la personne de moi-même. Or c’est l’inverse qui se produit, un effacement d’un dire de la patiente et de ses dits pour aboutir à une clinique tautologique, le délire de négation où le Je n’apparaît pas.
 Thierry Trémine aborde ce problème page 84 : »Toute clinique est plus ou moins tautologique, car elle ne peut que valider la position du thérapeute qui ordonne l’observation, son point de vue, ses préjugés, ses choix. La qualité d’un modèle clinique réside dans le fait qu’il ne soit pas totalitaire et qu’il se laisse volontiers, comme nous l’avons maintes fois relevé, amender ou il passera vite, tel un effet de mode. »
  Une clinique qui peut ne pas être tautologique me paraît être celle de la présentation de malades, la présentation clinique, qui lie différents points que nous avons développé jusqu’alors : rencontre avec le patient, enseignement et transmission. dans la dynamique de transfert de la psychose.
 Il me paraît intéressant de proposer comme modèle celui de la présentation de malades.
 Cette proposition de modèle de travail s’inscrit bien dans la problématique de ce qui lie délires et modèles. Il y a en effet deux grands axes de discussion possible de cet ouvrage : l’axe de la dynamique de transfert de la psychose, nous l’avons déjà mentionné à plusieurs reprises, l’axe de la relation de compréhension de Jaspers d’autre part. Or, nous allons le voir, le déploiement du modèle de la présentation de malades conduit à ces deux points.
 La relation de compréhension est évoquée fort à propos dans l’article consacré à Henri Ey, page 157. Ainsi, « en 1975, Ey reprendra très largement dans sa critique d’une certaine psychanalyse l’argument de Jaspers sur une  herméneutique qui a force de vouloir tout comprendre finit par ne rien expliquer ».
 Nous retrouvons avec le « comprendre » et l’« expliquer », le binaire fondateur de Jaspers (18). Jaspers sépare les sciences de la cause des pratiques du sens. Les sciences de la cause se sont les sciences de ce qui s’explique, erklärung,  les sciences de ce qui demeure incompréhensible, les sciences de l’énigmatique, cela correspond en psychiatrie classique aux troubles dits primaires. Les pratiques du sens ce sont les pratiques de ce qui se comprend, verstehung, ça se déploie dans le monde du sens, cela correspond aux troubles dits secondaires.
 Ce binaire fondateur sera au cœur du débat qui se produira entre Jacques Lacan et Henri Ey. En 1946, dans « Propos sur la causalité psychique », Lacan est encore directement inspiré de Jaspers : « la question de ce qui donne forme au phénomène n’est pas séparée de ce qui le cause. » (19). En 1974, dans «  La notion de réaction en psychopathologie » (20) Ey est fidèle au binaire : « C’est que la distinction entre comprendre et expliquer, quelque soient les arguments spécieux, les arguties et les sophismes que l’on s’est accoutumé à prodiguer contre cette distinction, constitue une des formes imprescriptibles de la causalité. Et sans aller jusqu’à discuter sur le plan de la physique quantique, de la logique mathématique, le problème de l’identité ou de la différence des causes efficientes et des causes finales, il faut bien admettre que le « corps psychique » n’est pas simple. » Nous aurons occasion de revenir sur cette question du corps psychique. Mais quel rapport avec la présentation de malades ?
 La lecture du Séminaire III de Jacques Lacan nous y porte. Ce Séminaire qui se tient en 1955-56 est contemporain de la rupture de Lacan avec Jaspers. « (...)Le progrès majeur de la psychiatrie depuis l’introduction de ce mouvement d’investigation qui s’appelle la psychanalyse, a consisté croit-on, a restituer le sens dans la chaîne des phénomènes. Cela n’est pas faux en soi. Mais ce qui est faux, c’est de s’imaginer que le sens dont il s’agit, c’est ce qui se comprend. Ce que nous aurions appris de nouveau, pense-t-on de façon ambiante dans les salles de garde, expression du sensus commune des psychiatres, c’est à comprendre les malades. C’est là un pur mirage.
La notion de compréhension a une signification très nette. C’est un ressort dont Jaspers a fait, sous le nom de relation de compréhension, le pivot de toute sa psychopathologie dite générale. Cela consiste à penser qu’il y a des choses qui vont de soi, que, par exemple, quand quelqu’un est triste, c’est qu’il n’a pas tout ce que son cœur désire. Rien n’est plus faux--il y a des gens qui ont tout ce que leur cœur désire et qui sont tristes quand même. La tristesse est une passion d’une toute autre nature.
  Je voudrais insister. Quand vous donnez une gifle à un enfant, eh bien ! ça se comprend il pleure--sans que personne réfléchisse que ce n’est pas du tout obligé, qu’il pleure. Je me souviens du petit garçon qui, quand il recevait une gifle, demandait-- C’est une caresse ou une claque ? Si on lui disait que c’était une claque, il pleurait, ça faisait partie des conventions, de la règle du moment, et si c’était une caresse, il était enchanté. Ça n’épuise d’ailleurs pas la question.(...) »(21) Lacan parle des références idéales de Jaspers, du mirage inconsistant qui s’appelle la relation de compréhension, termes qui signent l’Imaginaire.
 C’est bien l’Imaginaire qui en effet fait obstacle logique dans l’appréhension des phénomènes cliniques, aussi bien dans la névrose que dans la psychose.
 Après  avoir, toujours dans le Séminaire III, critiqué le terme de projection, Lacan évoque sa présentation de malades, un cas de délire à deux, c’est le célèbre : «  Je viens de chez le charcutier ». Précisons brièvement les prolégomènes, une fille vivant avec sa mère expose au docteur Lacan « qu’un jour dans le couloir, au moment où elle sortait de chez elle, elle avait eu affaire à une sorte de mal-élevé dont elle n’avait pas à s’étonner, puisque c’était ce vilain homme marié qui était l’amant régulier d’une de ses voisines aux mœurs légères. »(22). A son passage, il lui avait dit un gros mot qui la dépréciait et qu’elle n’était pas disposée à répéter. Mais elle même avait dit quelquechose au passage : « Je viens de chez le charcutier ». Lacan revient alors sur la question de la compréhension : « Naturellement, je suis comme tout le monde, je tombe dans les mêmes fautes que vous(...) Naturellement, je comprends--ce qui prouve que nous avons tous un petit quelque chose de commun avec les délirants. (...) Je viens de chez le charcutier--si on me dit qu’il y a quelquechose à comprendre là, je peux bien articuler qu’il y a une référence au cochon. »(23). La compréhension pousse donc Lacan à la référence du cochon et la livre à la patiente lors de la présentation. Il ne dit pas cochon mais porc. Il analyse la réaction de la patiente : « Elle était bien d’accord, c’était ce qu’elle voulait que je comprenne. C’était peut-être aussi ce qu’elle voulait que l’autre comprenne. Seulement, c’est justement ce qu’il ne faut pas faire. Ce à quoi il faut s’intéresser, c’est au point de savoir pourquoi elle voulait justement que l’autre comprenne cela, et pourquoi elle ne lui disait pas clairement, mais par allusion. Si je comprends, je passe, je ne m’arrête pas à cela, puisque j’ai déjà compris. Voilà qui vous manifeste ce que c’est qu’entrer dans le jeu du patient--c’est collaborer à sa résistance. La résistance du patient est toujours la vôtre, et quand une résistance réussit, c’est parce que vous êtes dedans jusqu’au cou, parce que vous comprenez. Vous comprenez, vous avez tort. Ce qu’il s’agit précisément de comprendre, c’est pourquoi il y a quelquechose qu’on donne à comprendre. Pourquoi a-t-elle dit Je viens de chez le charcutier, et non pas cochon ? ». Cette question  se résoudra en partie par le fait que la patiente lâche que l’homme croisé dans l’escalier lui a dit Truie, et Lacan dresse un nouveau constat loin du mirage de la compréhension, ce constat qui est structuré par la rigueur du Dire et du Dit : « Il n’y a pas là-dessus d’ambiguïté, elle ne dit pas J’ai eu le sentiment qu’il me répondait--Truie, elle dit--J’ai dit--Je viens de chez le charcutier, et il m’a a dit--Truie »(24). Il s’en suivra la distinction entre le message reçu sous sa forme inversée et la réception de son propre message, une avancée dans l’incidence  du langage des catégories du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.
 Nous retrouvons ici, la connexion qui peut être faite avec la question du transfert dans la psychose dans l’expérience de la présentation de malades. Qu’est-ce qui s’enseigne et se transmet dans cette expérience ? La position de l’analyste est  de se laisser enseigner par le patient non pas de façon passive , non pas guidée par le plaisir de délirer avec le patient, mais avec le souci que dans ces entretiens à bâtons rompus, le « ne pas comprendre »et l’« expliquez-moi ça ! » soient opérants. À partir de là, ce qui se transmet c’est l’effort de rigueur de la psychose et la boussole qui oriente tout entretien et toute thérapie dans ce cadre : « Ce qui est dit est dit, Ce qui n’est pas dit n’est pas dit », et qu’il ne s’agit pas comme dans la névrose de jouer sur l’équivoque du dit, d’aller chercher du côté de ce qui n’a pas été dit, du sens caché ou d’y mêler nos signifiés imaginaires. La présentation est souvent un modèle dans la façon de traiter la parole psychotique : être docile mais ne pas comprendre, ne pas comprendre les allusions, ces phénomènes où un signifiant a pris valeur d’un message de l’Autre, devient signifié de l’Autre et fait signe au sujet. Il s’agit alors comme dans le cas du « Je viens de chez le charcutier » que le sujet décrive les circonstances. Cela permet pour le thérapeute de se placer dans une position de non-savoir, et à partir de là de retrancher de la jouissance qu’il y a en trop chez le sujet : cette position permet d’enlever de la force d’évidence à l’interprétation que le patient propose, ce qui le ramène vers le doute et nous éloigne ainsi de la position du délire à deux signalée par Lasègue et Falret, celle du convaincu. La présentation de malades si elle a une visée d’accueil d’une jouissance pathologique, une visée diagnostique, une visée d’orientation de traitement a aussi une fonction d’enseignement et mieux encore une expérience réelle de confrontation du fait clinique et du fait conceptuel. Il y a en effet dans cette expérience différents interlocuteurs qui représentent aussi différentes places logiques : il y a le patient qui porte sa souffrance, sa  pathologie, l’équipe qui porte une question soit diagnostique soit d’orientation de traitement, l’analyste qui écoute et oriente, le public qui se tait, a une fonction de silence au moins pendant l’entretien, puisqu’après le départ du patient c’est souvent ce public qui reprend la fonction de transmission, restant fidèle aux dits du patient dans l’entretien puisque ne connaissant rien de lui avant, alors que l’équipe peut  se référer à d’autres données déjà connues. La présentation permet de décoller d’une position où l’Imaginaire a trop de prise, et la présence d’un public « ignorant » tout du patient et qui cherche enseignement fait moteur dans la phase d’élaboration collective qui suit la présentation en elle-même.
 Cette dynamique de transfert, propre à la psychose et au dispositif de la présentation, me paraît être très opérante d’un point de vue clinique mais aussi épistémologique. Y a-t-il meilleure école que cette confrontation de la praxis et de la théorie après l’entretien ? Cet obstacle qu’est la relation de compréhension  ne touche pas uniquement la clinique mais aussi la naissance des concepts et leur utilisation. Si l’on se réfère pour l’épistémologie à Gaston Bachelard, si partant du fait clinique, l’expérience première, on cherche à tendre, sans jamais l’atteindre, à un savoir scientifique, l’expérience de la présentation clinique me paraît répondre aux objectifs décrits par Bachelard en 1938 dans « La formation de l’esprit scientifique ». Elle facilite en effet le franchissement des obstacles qui se dressent. Le premier obstacle décrit par Bachelard est en effet, dans l’expérience première, de pouvoir se former contre l’entraînement naturel, le discours commun : ne retrouve-t-on pas là relation de compréhension, l’exemple clinique du premier chapitre de « délires et modèles » : le bon sens de « c’est que vous l’aimez trop » aussi bien que le « Je viens de chez le charcutier » ? Le second obstacle, c’est la connaissance générale, les généralisations hâtives et faciles, la connaissance  du trouble primaire et du trouble secondaire par exemple, aussi bien que « la structure » comme l’a décrit Thierry Trémine. Le troisième obstacle écrit Bachelard, est l’obstacle verbal : un mot explicatif, un seul terme va constituer toute l’explication, et l’on retrouve ici l’exemple de la «  psychose-forclusion ». La présentation clinique, si elle enseigne sur que faire avec le délire, enseigne aussi sur le que faire avec le modèle conceptuel à condition d’avoir comme boussole la question : qu’est-ce qui organise la formation imaginaire?, et de pouvoir la déployer avec rigueur. Elle permet toujours de confronter la théorie à la praxis et de faire limite à la théorie délirante.
 Pourquoi ne pas proposer le modèle et l’expérience de la présentation clinique comme confrontation clinique nécessaire, nécessaire à l’objectif proposé par Thierry Trémine : « L’évolution naturelle vers la dispersion des savoirs et des savoir-faire rend nécessaire une réflexion sur ce qui se passe hic et nunc, dans l’acte clinique. Il s’agit donc ici d’études sur les transactions de savoir, que celles ci interviennent entre le praticien et son patient, dans un délire à deux, ou entre patient et média, praticien et système théorique. »(25).
 Il est intéressant de s’arrêter sur ce terme de transaction de savoir. Terme juridique, il désigne d’abord l’acte par lequel on transige grâce à des concessions réciproques puis se répandra en économie pour désigner un contrat entre un vendeur et un acheteur. Transaction de savoir indique donc la question de la perte et de la stratégie de consentement. Cela est certainement intéressant à promouvoir dans le contexte où la question du Sujet est forclose des Neurosciences. Pour autant, elle présente le désavantage éventuel d’évoquer une relation de réciprocité entre le patient et le thérapeute qui nous l’avons vu n’est pas à soutenir. C’est ce qu’enseigne en tous les cas l’expérience de transfert dans la psychose.
 Nous avons introduit le couple « modèles et délires » avec les références de l’Imaginaire et du Réel. En analysant l’ouvrage de Thierry Trémine nous en avons retrouvé me semble-t-il le déploiement notamment pour ce qui concerne la question du délire ou des concepts. Cela ne doit pas nous faire oublier d’autres références qui semblent sous-jacentes à ce couple « délires et modèles », à savoir celles qui ont trait au corps. Corps et langage, pulsion et langage, ne serait-il pas la trame qui ferait tenir délires et modèles. Le délire est fait de langage, le modèle prête certes à l’Imaginaire mais est aussi ce qui inspire et pousse le créateur. Langage et pulsion, un couple non pas séparé, mais un couple où existe une dialectique : il y a quelque chose qui pousse le sujet dans le langage, il y a quelquechose qui est parlé dans le modèle, le modèle est parlé. Contrairement à ce que propose l’auteur, le langage n’est pas l’ultime endroit du champ de bataille ou à tout le moins, pas l’unique. Le corps l’est aussi bien, sauf à le rabattre comme le fait l’auteur vers le physiologique : « (...)il existe toujours une réduction physiologique au corps observable, lien entre la psychiatrie d’observation, la clinique des maladies mentales et l’algorithme des sciences-la physique. »(25). Sans effacer le physiologique, le corps ne peut être réduit à ce physiologique, sauf à méconnaître que le corps est aussi fait de langage. Nous retrouvons là les voies séparées de Ey et de Lacan qui divergent nous l’avons vu sur la question de la relation de compréhension, mais aussi sur l’inconscient, la vérité, le corps. Il y a en partie l’influence là aussi de modèles différents liés à la confrontation clinique : le modèle paranoïaque pour Lacan, le contact avec la schizophrénie, la schizophrénie chez des femmes pour Ey. Cela n’est pas étranger me semble-t-il du primat du signifiant pour Lacan, le primat du délire dans la paranoïa, du primat du physiologique pour Ey, le primat du corps dans la schizophrénie. Dans son enseignement, Lacan reviendra sur la question du corps réel avec sa théorie de la jouissance, Ey parlera de corps psychique mais laissera la cause dans le physiologique.
 Le délire tente de traiter le Réel par le signifiant : soit après la catastrophe du déclenchement,  énigmatique, de restaurer par l’Imaginaire, et construire un savoir pour opérer une médiation. Le modèle  pousse le thérapeute à partir d’une fiction, le modèle thermodynamique pour Freud, à conceptualiser et traiter le Réel de la clinique. Ce biais de l’Imaginaire, qui fait lien entre le Réel et le Symbolique, est à la fois l’outil indispensable et le matériel  dont il convient de trouver l’épure et l’organisation logique. L’écueil outre la relation de compréhension et qu’il conviendrait d’approfondir, est le retranchement ou l’effacement qui se produit dans la logique du transfert dans la psychose, aussi bien que dans le discours de la science. De ce fait nous ne proposerons pas l’effacement du signifiant paradigme à condition de le lier à la clinique. Freud a des modèles qui ont été transitoires, ses cas par contre sont paradigmatiques. Le mot, Paradigme, apparaît lui aussi à la Renaissance, se raccordant à « montrer, indiquer » et il est constitué sur la racine indo-européenne « deik, dik », dire(26), soit la position d’énonciation. Si cette notion de paradigme est devenue récemment moins évidente à saisir (27), expliquons-nous ça !

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
(1) Le Robert. Dictionnaire Historique de la Langue Française. Alain Rey. Paris, 1998
(2) Délires et modèles. Thierry Trémine. Editions L’Harmattan. Paris, 2001. p.112
(3) idem, opus cité p.43
(4) idem, opus cité p.46
(5) Dans le Séminaire III, les Psychoses, Lacan indique que dans le délire l’initiative toujours vient de l’Autre.
(6) expression utilisée par Lacan dans « L’Étourdit » à propos de Schreber. in Scilicet 4, p.22, Editions du Seuil, Paris, 1972.
(7) Délires et modèles, p.58.
(8)  « L’Étourdit », opus cité.
(9) in Question Préliminaire à tout Traitement Possible de la Psychose, Lacan, Les Écrits, Editions du Seuil, Paris 1966.
(10) Délires et modèles p. 58
(11) idem p.60.
(12) idem p.60
(13) idem p.36.
(14) idem p.58.
(15) « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines » in Scilicet 6/7, p.10, Editions du Seuil, Paris, 1976.
(16) idem, p. 15.
(17) Délires et modèles  p. 82.
(18) Karl Jaspers, Psychopathologie générale, Félix Alcan, Paris, 1928.
(19)  « Propos sur la Causalité Psychique », in Les Écrits, opus cité.
(20) in Confrontations Psychiatriques, n°12, 1974, p.54..
(21)Séminaire III, Les Psychoses, Lacan, Editions du Seuil, Paris, 1981, p.14-15.
(22) idem, p.59.
(23) idem, p.60.
(24) idem, p.62.
(25) Délires et modèles, p.7.
(26) Le Robert, Dictionnaire Historique de la Langue Française,  opus cité.
(27) Délires et modèles, p.7.


 
 
 
 
 
 
 



 

NOTE 1:
Il y a des doctrinaires naturels, qui pensent que tout est naturel à l'égal de ce qu'ils pensent. Ils me rappellent les termes de Céline, dans sa thèse sur Semmelweis : "la fièvre des accouchées ! Divinité terrible ! détestable ! Mais tellement habituelle !". Le rapport au naturel est le plus souvent un rapport au paternel, d'ailleurs.
C'est une bonhomie de l'ordre de l'univers qui les fait le plus naturellement du monde passer de l'ordre au contre ordre puis à l'ordre de tout ce qui est dit, de ce qu'on dit ou va se dire. Un syncrétisme allègre résume souvent le mouvement : c’est une sorte de forclusion du nom du p'tit père des peuples qui ordonne la danse.
 
 
 
 

NOTE 2:
cum – jacere : conjecture
cum – junctura : conjoncture
 

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