MADRE SANTA...
Historias clinicas
(Colonia Santa Maria)

Eduardo Mahieu
Gallerie Next Level Paris
20 octobre 2016

Eduardo Mahieu





 
 
   

Camera obscura


Je remercie Federico Ossola, président de l'Association franco-argentine de psychiatrie et de santé mentale, de m'avoir donné l'occasion ce soir de commenter pour vous une œuvre de notre comprovinciano Hugo Aveta. Elle appartient à la série « Qué vemos, qué no vemos » (« Qu'est-ce que nous voyons, que ne voyons nous pas ? »). Il s'agit d'une photographie couleur Inkjet Print, papier Baryta, de 100 cm. x 124 cm., 1er Prix du Concours international de photographie Fondation Petrobras, en 2007 à Buenos Aires, dont il existe cinq copies, toutes dans des collections privées. La photographie fait partie de l'exposition Contradiction and Continuity: Photography from Argentina (1850–2010) qui aura lieu au J. Paul Getty Museum de Los Angeles, du 15/09/2017 al 28/01/2018.


Que montre l'image ? Il s'agit d'une habitation. L'axe de la prise de vue est diagonal par rapport aux murs, de sorte que l'on aperçoit un des coins, mais pas de porte d'entrée ni de fenêtre. Dans la moitié inférieure de l'image, le sol est parsemé d'un amas de papiers, peut être des cahiers ou des folios, ainsi que des cartons, dans un grand désordre, et en partie brûlés. La moitié supérieure de l'image montre le mur du fond, bicolore à partir des deux tiers supérieurs, peint avec des couleurs ternes, défraîchies. Des traces de cendres sont visibles formant une grande tache sur le tiers droit de l'image. De même, sont bien apparents deux trous rectangulaires destinés probablement à des dispositifs d'interrupteurs de l'éclairage d'origine. Il sont vides et hors d'usage.

Cette habitation, probablement obscure dans son état habituel, une camera obscura si vous me permettez un peu de latin (Note 1), est donc éclairée par un dispositif différent de celui d'origine. Deux reflets sur le mur du fond font penser à des spots ou réflecteurs, avec un faisceau de lumière qui se dirige du bas vers le haut, mais nous n'apercevons pas le plafond. L'ombre du cable qui se trouve sur la gauche confirme la présence de plusieurs sources d'éclairage et ce jeu d'ombres et lumières suggère un montage lumineux délibéré. Alors que le mur du fond montre dans ses moindres détails l'ondulation du mur, sa texture, presque son granulé, ou ses taches - semblables si l'on veut à des planches du Rorschach -, la profondeur de champ ne nous permet pas d'apercevoir avec netteté les objets qui sont au premier plan, ceux qui nous sont les plus proches. Bien qu'il soit aisé de distinguer qu'il s'agit de feuillets écrits, toute lecture nous est rendue impossible par ce choix technique. Dans tous ces détails, l'image laisse l'impression d'un lieu à l'abandon, mais aussi, vu le grand désordre, très certainement vandalisé. On dirait que cette photographie nous invite à la regarder en cherchant à relever des indices, comme on le fait pour la scène d'un crime...

Note 1 : La Camera Obscura, expression latine qui signifie chambre obscure, ou chambre noire, est l'ancêtre de l'appareil photographique. C'est une chambre ou une boîte noire dans laquelle on a fait un petit trou sur l'une des parois. Si le trou est suffisamment petit, on obtient sur la paroi opposée une image renversée de la scène extérieure. Elle servait aux peintres avant que la découverte des procédés de fixation de l'image conduisent à la photographie.


La légende



Dans sa Petite histoire de la photographie, datant de 1931, le philosophe allemand Walter Benjamin, dont vous aurez deviné notre inspiration, nous apprend l'importance de la légende comme littérarisation des détails découverts dans les images. Il se demande même si « la légende ne deviendra-t-elle pas l'élément le plus essentiel de la prise de vue ? ». Il prend comme exemple les photographies du vieux Paris réalisées par le français Eugène Atget, considéré comme un des précurseurs du mouvement surréaliste. Le philosophe français Georges Didi-Huberman commente cette indication dans son ouvrage Quand les images prennent position : « A toute image de l'histoire il faut, non seulement une légende – comme Walter Benjamin y insistait avec force dans son essai sur la photographie -, mais une légende dialectisée, une légende au moins redoublée. Soit, une prise de parole polyphonique devant l'histoire ». Et il poursuit, « Etre dans l'histoire c'est aussi être traversé par une mémoire ». Nous allons tenter de suivre ces directions dans notre commentaire de ce soir et tenter un démontage dialectique entre l'image et sa légende, nos mémoires et l'histoire, et essayer de relever quelques indices de la scène du crime.

Suivons les indications de Walter Benjamin : que dit la légende de la photographie ? « Historias clínicas (Colonia Santa María) ». De ce que nous savons, cette légende (peut-être un titre et un sous-titre ?) désigne des objets et des lieux. L'image traite d'un instant de l'histoire de leurs rapports, leur état en 2007. Procédons donc à une coupure de la légende, qui puisse correspondre aussi à une coupure dans l'image. Nous avons dit que la légende parle d'objets, les objets que nous voyons par terre dans la moitié inférieure de l'image : « historias clínicas », en espagnol. Arrêtons-nous un instant sur la question de la traduction de cette partie de la légende : quelque chose circule dans la traduction du syntagme. Si l'on traduit mot à mot cette partie de la légende cela donne « histoires cliniques ». Or, nous savons que la traduction d'usage pour désigner ces objets est le mot « dossier ». Nous voyons donc qu'alors que le nuage sémantique de la version castillane flotte vers son aspect narratif, pluriel, vivant, « des histoires... », le français accentue plutôt le côté document, fichier, archive. Ces deux polarités sont consubstantielles à l'objet, comme deux valeurs d'usage distinctes. Un usage immédiat, relié à une praxis médicale sur le vivant, mais qui, en s'éloignant de cette pratique, devient par ses sédiments vie posthume, intéressant selon l'occasion l'avocat, le bureaucrate ou l'historien (Note 2) (et dans notre cas, le photographe). C'est cette vie posthume qu' Aby Warburg nomme survivance, à laquelle il consacre ses études de l'art de la Renaissance italienne dans son Atlas Mnémosyne. Il tient à la définir comme une histoire de « fantômes pour grandes personnes ». Il y a quelque chose de cela dans notre photographie.

Note 2 Le statut de cette vie posthume peut prêter à malentendu. Le psychanalyste Marcelo Pasternac clarifie les termes de la controverse autour de « l'archive » entre, d'un côté, Jacques Derrida et son « archivologie » (science de l'archive), et Jacques Lacan, qui de l'autre côté réaffirme la psychanalyse comme une « expérience de parole ». Il invite à ne pas confondre « analyse » (philosophique, déconstruction) et « psychanalyse » : « Derrida comme « analyste », s'occupe de formes désubjectivées, non psychanalytiques de la mémoire, de ses archives ».


Cet obscur objet dit dossier


Hugo Aveta met donc devant nos yeux, en piètre état, des objets appartenant à l'histoire commune de l'humanité : des dossier médicaux. L'historien espagnol de la médecine Pedro Laín Entralgo est celui qui a travaillé le plus en profondeur l'histoire de cette narration sui generis propre à la praxis médicale, et ses dépôts matériels. Selon lui, « Le dossier [historia clínica] peut être étudié, en effet, selon deux critères difficilement distinguables : sa forme et son contenu ». Pour lui, la naissance de ces objets vénérables et de leurs récits remonte à l'antiquité grecque, en particulier à l'Ecole hippocratique, où l'on peut trouver déjà presque tout dans les ouvrages sur les Epidémies. Au Moyen âge, les consilia en Italie du Nord ou les observatio à la Renaissance, constituent des pages importantes dans l'histoire du dossier, au sens propre comme figuré, car elles ont été imprimés en nombre suffisant comme pour se trouver dans les musées de médecine. Ensuite, ce n'est qu'au 19ème siècle qu'ils prennent la forme de registres individuels dans les Hôtels Dieu.

On peut alors se demander, quel est l'usage possible des objets tels qu'ils nous apparaissent dans la l'image de Hugo Aveta ? Peut-être, pour échapper à celui de simples déchets, le plus important est celui qu'il fige dans sa photographie : un témoignage qu'ici quelque chose s'est passé, une histoire, ou bien plutôt, des histoires. En même temps, l'image a aussi quelque chose de très contemporain : les objets étudiés par Lain Entralgo ou photographiés par Hugo Aveta, sont en train de disparaître définitivement, remplacés par la virtualité numérique des« dossiers informatisés », stockés dans des bases de données semi-secrètes dont nous ne savons plus qui peut les lire ou les consulter, s'ils échappent définitivement à la destruction grâce à une reproductibilité infinie, ou si, au contraire, ils sont plus fragiles que jamais pouvant disparaître d'un seul clic...

Il a été souligné que le philosophe allemand Karl Marx parle de « fantasmagorie » à propos de la transformation des produits du travail humain en « apparence de choses », dans le célèbre chapitre du Capital sur Le caractère fétiche de la marchandise et son secret, là où le poète français Charles Baudelaire parle de « féerie » lors de l'exposition universelle de 1855 à Paris. Le psychanalyste viennois Sigmund Freud affirme qu'il se peut que le psychanalyste ait à s'intéresser à un domaine particulier de l'esthétique, tel le domaine de l'inquiétante étrangeté. Reprenant les propos d'un de ses prédécesseurs sur le sujet, il signale que l'on retrouve ce sentiment comme cas privilégié là où l'on « doute qu'un être apparemment vivant ait une âme, ou bien l'inverse, si un objet non vivant n'aurait par hasard une âme » (p. 224).


De película !


Pour chercher des indices des âmes dont la photographie de Hugo Aveta témoigne à sa manière dans son inquiétante étrangeté, passons donc du côté de l'objet-archive à celui du mur de la moitié supérieure de l'image, en tant que représentation du lieu et de ses histoires. De quoi nous parle ce mur du fond, bicolore et défraîchi ? Permettez-nous un détour par notre mémoire personnelle. En 1988, après avoir accompli le service militaire, obligatoire à l'époque, nous devons finir nos études de médecine. La psychiatrie compte parmi les disciplines dont il nous reste à effectuer l'externat, c'est à dire la pratique médicale en tant qu'étudiant. Dans ces années de renouveau démocratique du pays, l'Université nationale de Córdoba permet de le valider à l'Asilo Colonia Santa María, distant de 80 km de la capitale provinciale. Vous l'avez compris, c'est le lieu où est prise la photographie de Hugo Aveta, si l'on en croit la deuxième partie de la légende, parfois mise entre parenthèses, celle qui désigne des lieux. A l'époque, il est demandé aux étudiants de faire des gardes de week-end sur place, pendant un mois. C'est ainsi que nous fréquentons Santa María pendant un certain temps. Mon père fait partie des enseignants qui prodiguent les cours magistraux et je fais le voyage avec lui le samedi matin. Ensuite ont lieu les visites en salle et pour finir, la garde, qui laisse suffisamment de temps pour parcourir les lieux pendant l'après-midi. Notre mémoire n'est pas assez précise pour localiser la chambre obscure de la photographie, mais une autre image inquiétante persiste dans dans notre rétine : l'étrange flânerie insouciante d’une patiente atteinte d’un retard mental profond et visiblement enceinte (d'après l'équipe, des voisins peux scrupuleux rentrent à la tombée de la nuit dans l'enceinte de l'hôpital). Mais alors, qui sait, peut être que l'une de nos observations se retrouve parmi les histoires cliniques disséminées dans la photographie de Hugo Aveta ?



En renversant une formule connue, ici l'horreur est le voile du beau. De l'autre côté du mur de la photographie, nous nous retrouvons dans un site doté d'une aura très particulière. L'hôpital a quelque chose d'une beauté cinématographique. Nous ne sommes pas le premier à le penser, car au moins deux films ont été tournés dans ces lieux. Les deux pavillons centraux sont construits en 1900 à l'écart de la localité de Santa María, dans la Vallée de Punilla de las Sierras de Córdoba à l'initiative du Dr Fermín Rodriguez, un expert d'époque de la tuberculose. La bienfaisance du climat de la zone est légendaire : l'enfant Ernesto Guevara et le compositeur espagnol Manuel de Falla, parmi d'autres, vont chercher à proximité du bon air à respirer. L'« Estación Climatérica Santa María » est destinée à devenir un établissement de luxe pour une clientèle aisée, une sorte de version locale de celui qu'on voit dans le film Youth de Paolo Sorrentino. Son architecture est un mélange entre celle qu'on peut voir dans les villas italiennes des Lacs du Nord, et les sanatoriums de la Mitteleuropa. Une espèce de Grand Budapest Hôtel, si l'on pense au film de Wes Anderson. Ces deux grandes bâtisses se retrouvent perchées, loin du monde, aux bords de la sierra. Hélas pour le malheureux docteur, l'ensemble, peu rentable, est vendu en 1915 à l'Etat argentin, qui poursuit son développement, dans une ouverture un peu plus sociale. Ainsi, entre 1915 et 1918, sont construits les 13 pavillons restants, dont un pavillon pour les patients dits indigents. On retrouve l'ambiance de ces jours de splendeur dans le film Boquitas Pintadas, tourné (en 1974) par un des meilleurs réalisateurs de tous les temps du cinéma argentin : Leopoldo Torre Nilsson. Le scénario du film est basé sur un roman de l’écrivain argentin Manuel Puig dont le personnage principal, joué par Alfredo Alcón, est un playboy qui meurt de tuberculose aux bords du grand sanatorium, faute d'argent pour se payer ses services.




La première comme tragédie, la seconde comme farce...


On sait que les antibiotiques ont mis fin, partout dans le monde, à l'âge des stations luxueuses destinées à la tuberculose. En 1968, l'Etat national décide de consacrer la Colonia Santa María à la santé mentale. La nouvelle organisation se fait sous la bannière avec laquelle le psychiatre britannique Maxwell Jones oriente dans les années ’50 ses réformes dans les pays anglo-saxons : la « communauté thérapeutique » (Note 3). C'est une impulsion qui implique aussi d'autres établissements du pays, comme l'Asilo Colonia Vidal Abal de Oliva, son voisin de la province de Córdoba. Quel est cet esprit ? En quelques mots, il consiste à considérer que tout ce que fait le patient pendant son hospitalisation doit être thérapeutique. La participation du patient à la vie communautaire est le facteur essentiel de sa réinsertion sociale. L'assemblée communautaire, qui prend toutes les décisions, est le dispositif de base. Comme le proclame le slogan du mai '68 parisien : « Abolition de l'aliénation ! ». C'est dans l'air du temps. En mai 1969, à quelques kilomètres de là, le « Cordobazo », journée de violentes manifestations sociales d'étudiants et ouvriers, secoue le pays et fait tomber le général dictateur du moment. Comme le dit un autre slogan parisien : « La volonté générale contre la volonté du général ! ». Fort de cet élan, l'établissement conforte cette direction, alors à la pointe dans la santé mentale dans le pays, comme l'affirment dans une vidéo documentaire - « La Colonia » (2012) -, Carlos Carranza, dirigeant du syndicat Asociación de Trabajadores del Estado et Alberto Sassatelli, médecin psychiatre, deux protagonistes de l'époque. L'étendard de ce moment est le « Pavillon Rawson » (ironie ou pas, il s’agit de l’ancien pavillon des indigents...), une unité d'autogestion composée de quarante-huit patients, qui exploitent une ferme et un potager du vaste parc du site. Les quarante-huit patients, constitués en coopérative, vendent leurs produits au marché local.

Note 3 : Une route sinueuse conduit en Argentine de la création de l'Instituto Nacional de Salud Mental en 1956, à la Federación Argentina de Psiquiatras et son action dans les années '60. Les nouvelles expériences institutionnelles s'orientent vers les communautés thérapeutiques, les hôpitaux de jour, la psychiatrie à l'hôpital général, la prévention communautaire, etc. Des noms propres comptent dans cette histoire : Enrique Pichon Rivière, Gregorio Berman, Mauricio Goldemberg, Jorge Thenon, Jorge Garcia Badaracco, Raul Usandivaras, Horacio Etchegoyen, Guillermo Vidal, etc. Le moment semble fécond.


Le même Karl Marx cité plus haut dit que Hegel dit que l'histoire se répète deux fois : « la première fois comme tragédie et la seconde fois comme farce ». On peut penser cela de l'histoire du vandalisme photographié par Hugo Aveta dans les deux parties de son cliché. Le premier acte a lieu en 1974, lorsque le Ministre du Bien-être social (la France n'a pas l'exclusivité des ministères orwelliens) du récent gouvernement démocratiquement élu, José López Rega, dit « le Nécromancien » - un des chefs de l'organisation para-policière Alianza Anticomunista Argentina et membre important de la Loge Propaganda 2 -, convoque les responsables de Santa María à son bureau de Buenos Aires et réclame le limogeage du directeur de l'établissement en raison qu'il est juif, et demande la fin de la récréation : « déjense de joder muchachos ! » (« les gars, arrêtez de déconner! »).


Le deuxième épisode de ce premier acte de vandalisme a lieu à l'aube du 26 mai 1976 lorsque l'armée occupe l'établissement, deux mois après avoir pris le pouvoir du pays lors d'un coup d'état. A l'aide d'une centaine d'effectifs armés, ils enferment des membres de l'hôpital accusés d'être de « dangereux activistes » (infirmiers, médecins et d'autres travailleurs, ainsi que des voisins engagés) dans le pavillon des patients alcooliques (ici, nous ne voulons pas créditer la dictature militaire de la moindre ironie). Ce pavillon devient alors un pavillon clandestin de détention, qui se rajoute à la liste des centaines de « CCD » qui surgissent partout dans le pays. Citons le témoin A.J.D, un des peintres d'établissement qui, dans le rapport "Nunca Más" (1984), réalisé par une commission chargée d'enquêter sur les crimes de la dictature dite du Proceso de Reorganizacion Nacional, raconte : « L'après-midi, vers 19h, nous sommes transférés à une autre habitation, où nos yeux sont bandés, les mains attachées et nous sommes mis face au mur. La nuit arrivée, ils nous montent dans un camion, assis les uns à côté des autres. Ensuite, après un voyage de presque deux heures, nous arrivons à un endroit que nous allons reconnaître comme Campo de la Ribera, où nous restons une semaine. Nous sommes d'abord enfermés dans une habitation et ensuite conduits à travers un couloir en recevant des coups vers une autre habitation plus obscure où trois personnes procèdent aux interrogatoires ». Alors que nous retrouvons comme une allégorie notre camera obscura de toute à l'heure, Santa María reste un temps occupée par les militaires. Ce qu'il s'y passe, seuls peu le savent.


Repose en paix ?


Dans les années 2000, l'histoire tourne à la farce. En 2001, Ulises Rosell, Andrés Tambornino et Rodrigo Moreno, jeunes réalisateurs argentins, tournent sur place le film « El Descanso » (« Le Repos »). Il s'agit d'une farce autour d'un hôtel luxueux à l'abandon, dont le propriétaire légitime est enfermé dans un asile. Dans ce film, les réalisateurs exploitent l'état d'abandon des vieux pavillons, celle qui persiste encore dans la photographie de Hugo Aveta. « C'était presque comme un studio, nous l'appelions Cinecittá », disent les auteurs.


Madre santa... comment en est-on arrivé là ? En 1981, lors d'une politique d'austérité, l'Etat national décentralise et transfère l'hôpital à l'Etat provincial. Ensuite, dans les années '90, les crises économiques, financières et politiques successives, rendent totalement impossible d'entretenir le complexe hospitalier, ce patrimoine architectural désormais centenaire. Pire encore, tout au long des deux dernières décennies, une inattendue identité spéculative (pour le dire comme Slavoj Zizek) entre les politiques de réduction des dépenses publiques visant à mettre fin aux états providence d'un côté, et les mouvements de désinstitutionnalisation (desmanicomialización), qui s'opposent à la création de nouveaux centres hospitaliers et promeuvent des lieux alternatifs de prise en charge, d'autre part, se rencontrent pour donner le baiser de la femme araignée à Santa María... Et ainsi, les lieux sont peu à peu vidés et abandonnés, vandalisés une nouvelle fois. Une si peu originale légende populaire court que le lieu est hanté par des fantômes, et désormais, seuls les ghostbusters du dimanche, smartphones à la main, parcourent ces pavillons vides dans une ruée vers l'inquiétante étrangeté, exposant ensuite leurs exploits sur la toile.


Alors, pour finir notre propos de ce soir, la question se pose : à qui profite le crime ? Revenons à la photographie, tel que Walter Benjamin le propose. Albert Valentin, écrivain belge surréaliste des années '20, pense que dans ses photographies Eugène Atget substitue l'objectif du photographe à l'oeil du cadavre, et laisse sur le film sensibilisé une image du crime qui réapparaîtra lors du tirage sur papier. C'est en tout cas l'analyse qu'en fait Guillaume Le Gall, docteur lui aussi, mais en Histoire de l'art. Selon lui, Albert Valentin se base sur la croyance populaire du «dernier instant» qui, avec sa violence et instantanéité, a le pouvoir d'impressionner la rétine comme un film sensible. Cette idée, qui ressemble à une farce, passionne au 19ème siècle un certain nombre de médecins qui réalisent des recherches sur « l'optogramme », c'est à dire sur la rétine des sujets assassinés. Ils préconisent de photographier l'oeil dégagé de son orbite et débarrassé de son cristallin afin de pouvoir interpréter, à la manière d'un devin, les preuves tangibles du meurtre. De quoi ravir les surréalistes de tous bords...


Cela éclaire la fin du court essai de Walter Benjamin, lorsqu'il considère le photographe comme le successeur de l'haruspice ­ celui qui examine les entrailles des victimes pour lire des présages. Il cite un autre photographe célèbre de l'époque (Laszlo Moholy-Nagy, 1928) pour qui « L'analphabète de demain […] n'est pas celui qui ignore l'écriture, mais celui qui ignore la photographie ». Et il nous embarque tous dans l'enquête, Hugo Aveta y compris : « Ce n'est pas en vain que l'on a comparé les clichés d'Atget au lieu du crime. Mais chaque recoin de nos villes n'est-il pas le lieu d'un crime ? Chacun des passants n'est-il pas un criminel ? Le photographe ­ successeur de l'augure et de l'haruspice ­ n'a-t-il pas le devoir de découvrir la faute et de dénoncer le coupable sur ses images ? ». Merci donc à Hugo Aveta d'avoir mis un peu de lumière sur ces histoires.


REFERENCES

BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie (1931), Allia, Paris, 2012.

DIDI-HUBERMAN Georges, Quand les images prennent position, L'Oeil de l'histoire, I, Editions de Minuit, Paris, 2009.

FREUD Sigmund, L'inquiétante étrangeté (1919) et autres essais, Gallimard, 1985.

La Colonia, Una realización de ATE Cordoba, Historia de la militancia gremial en el Hospital Santa María de Punilla, vidéo Youtube, www.youtube.com/watch?v=N7ee7ENxjb0

La Nación, "Aventuras en la sierra cordobesa. El film se rodó en un hospital para tuberculosos abandonado que simula un hotel", Martes 28 de mayo del 2002, lanacion.com

LAIN ENTRALGO Pedro, La historia clínica: historia y teoría del relato patográfico, Alicante, 1950.

LE GALL Guillaume, « Atget, figure réfléchie du surréalisme », Études photographiques, 7 mai 2000, [En ligne], http://etudesphotographiques.revues.org/208

El Descanso, film de Ulises Rosell, Andrés Tambornino & Rodrigo Moreno, 2002 http://www.cinemargentino.com

MALDONADO Aracely, PEDRAZA Graciela, NAIDES Eduardo, El Asilo, Memorias de la vida cotidiana, Hospital Dr Emilio Vidal Abal, Córdoba, 1914-2001, Sal-Cor, 2002.

PASTERNAC Marcelo, Lacan o Derrida. Psicoanálisis o análisis deconstructivo, Epeele, México, 2000.

 

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