Camera
obscura
Je
remercie Federico Ossola, président
de l'Association franco-argentine de psychiatrie et de santé
mentale, de m'avoir donné l'occasion ce soir de commenter pour vous
une œuvre de notre comprovinciano Hugo Aveta. Elle appartient
à la série « Qué vemos, qué no vemos » (« Qu'est-ce
que nous voyons, que ne voyons nous pas ? »). Il s'agit
d'une photographie couleur Inkjet Print, papier Baryta, de 100
cm. x 124 cm., 1er Prix du Concours international de photographie
Fondation Petrobras, en 2007 à Buenos Aires, dont il existe cinq
copies, toutes dans des collections privées. La photographie fait
partie de l'exposition Contradiction and Continuity: Photography
from Argentina (1850–2010) qui aura lieu au J. Paul Getty
Museum de Los Angeles, du 15/09/2017 al 28/01/2018.
Que
montre l'image ? Il s'agit d'une habitation. L'axe de la prise
de vue est diagonal par rapport aux murs, de sorte que l'on aperçoit
un des coins, mais pas de porte d'entrée ni de fenêtre. Dans la
moitié inférieure de l'image, le sol est parsemé d'un amas de
papiers, peut être des cahiers ou des folios, ainsi que des cartons,
dans un grand désordre, et en partie brûlés. La moitié supérieure
de l'image montre le mur du fond, bicolore à partir des deux tiers
supérieurs, peint avec des couleurs ternes, défraîchies. Des
traces de cendres sont visibles formant une grande tache sur le
tiers droit de l'image. De même, sont bien apparents deux trous
rectangulaires destinés probablement à des dispositifs
d'interrupteurs de l'éclairage d'origine. Il sont vides et hors
d'usage.
Cette
habitation, probablement obscure dans son état habituel, une camera
obscura si vous me permettez un peu de latin
(Note 1), est donc éclairée par un dispositif différent de celui d'origine.
Deux reflets sur le mur du fond font penser à des spots ou
réflecteurs, avec un faisceau de lumière qui se dirige du bas vers
le haut, mais nous n'apercevons pas le plafond. L'ombre du cable qui
se trouve sur la gauche confirme la présence de plusieurs sources
d'éclairage et ce jeu d'ombres et lumières suggère un montage
lumineux délibéré. Alors que le mur du fond montre dans ses
moindres détails l'ondulation du mur, sa texture, presque son
granulé, ou ses taches - semblables si l'on veut à des planches du
Rorschach -, la profondeur de champ ne nous permet pas d'apercevoir
avec netteté les objets qui sont au premier plan, ceux qui nous sont
les plus proches. Bien qu'il soit aisé de distinguer qu'il s'agit
de feuillets écrits, toute lecture nous est rendue impossible par ce
choix technique. Dans tous ces détails, l'image laisse l'impression
d'un lieu à l'abandon, mais aussi, vu le grand désordre,
très certainement vandalisé. On dirait que cette
photographie nous invite à la regarder en cherchant à relever des
indices, comme on le fait pour la scène d'un crime...
Note 1 : La Camera Obscura, expression latine qui signifie chambre
obscure, ou chambre noire, est l'ancêtre de l'appareil
photographique. C'est une chambre ou une boîte noire dans laquelle
on a fait un petit trou sur l'une des parois. Si le trou est
suffisamment petit, on obtient sur la paroi opposée une image
renversée de la scène extérieure. Elle servait aux peintres avant que la
découverte des procédés de fixation de l'image conduisent à la
photographie.
La
légende
Dans
sa Petite histoire de la photographie, datant de 1931, le
philosophe allemand Walter Benjamin, dont vous aurez deviné notre
inspiration, nous apprend l'importance de la légende comme
littérarisation des détails découverts dans les images. Il
se demande même si « la légende ne deviendra-t-elle pas
l'élément le plus essentiel de la prise de vue ? ».
Il prend comme exemple les photographies du vieux Paris réalisées
par le français Eugène Atget, considéré comme un des précurseurs
du mouvement surréaliste. Le philosophe français Georges
Didi-Huberman commente cette indication dans son ouvrage Quand les
images prennent position : « A toute image de l'histoire il
faut, non seulement une légende – comme Walter Benjamin y
insistait avec force dans son essai sur la photographie -, mais une
légende dialectisée, une légende au moins redoublée. Soit,
une prise de parole polyphonique devant l'histoire ». Et il
poursuit, « Etre dans l'histoire c'est aussi être
traversé par une mémoire ». Nous allons tenter de
suivre ces directions dans notre commentaire de ce soir et tenter un
démontage dialectique entre l'image et sa légende, nos mémoires et
l'histoire, et essayer de relever quelques indices de la scène du
crime.
Suivons
les indications de Walter Benjamin : que dit la légende de la
photographie ? « Historias clínicas (Colonia Santa
María) ». De ce que nous savons, cette légende (peut-être un
titre et un sous-titre ?) désigne des objets et des lieux.
L'image traite d'un instant de l'histoire de leurs rapports, leur
état en 2007. Procédons donc à une coupure de la légende, qui
puisse correspondre aussi à une coupure dans l'image. Nous avons dit
que la légende parle d'objets, les objets que nous voyons par terre
dans la moitié inférieure de l'image : « historias
clínicas », en espagnol. Arrêtons-nous un instant sur la
question de la traduction de cette partie de la légende :
quelque chose circule dans la traduction du syntagme. Si l'on traduit
mot à mot cette partie de la légende cela donne « histoires
cliniques ». Or, nous savons que la traduction d'usage pour
désigner ces objets est le mot « dossier ». Nous voyons
donc qu'alors que le nuage sémantique de la version castillane
flotte vers son aspect narratif, pluriel, vivant, « des
histoires... », le français accentue plutôt le côté document,
fichier, archive. Ces deux polarités sont consubstantielles à
l'objet, comme deux valeurs d'usage distinctes. Un usage immédiat,
relié à une praxis médicale sur le vivant, mais qui, en
s'éloignant de cette pratique, devient par ses sédiments vie
posthume, intéressant selon l'occasion l'avocat, le bureaucrate
ou l'historien (Note 2) (et dans notre cas, le photographe). C'est cette vie posthume qu' Aby
Warburg nomme survivance, à laquelle il consacre ses études
de l'art de la Renaissance italienne dans son Atlas Mnémosyne. Il
tient à la définir comme une histoire de « fantômes pour
grandes personnes ». Il y a quelque chose de cela dans notre
photographie.
Note 2 Le statut de cette vie posthume peut prêter à malentendu. Le
psychanalyste Marcelo Pasternac clarifie les termes de la
controverse autour de « l'archive » entre, d'un côté,
Jacques Derrida et son « archivologie » (science de
l'archive), et Jacques Lacan, qui de l'autre côté réaffirme la
psychanalyse comme une « expérience de parole ». Il
invite à ne pas confondre « analyse » (philosophique,
déconstruction) et « psychanalyse » : « Derrida
comme « analyste », s'occupe de formes désubjectivées,
non psychanalytiques de la mémoire, de ses archives ».
Cet
obscur objet dit dossier
Hugo
Aveta met donc devant nos yeux, en piètre état, des objets
appartenant à l'histoire commune de l'humanité : des dossier
médicaux. L'historien espagnol de la médecine Pedro Laín Entralgo
est celui qui a travaillé le plus en profondeur l'histoire de cette
narration sui generis propre à la praxis médicale, et ses dépôts
matériels. Selon lui, « Le dossier [historia clínica] peut
être étudié, en effet, selon deux critères difficilement
distinguables : sa forme et son contenu ». Pour lui,
la naissance de ces objets vénérables et de leurs récits remonte à
l'antiquité grecque, en particulier à l'Ecole hippocratique, où
l'on peut trouver déjà presque tout dans les ouvrages sur les
Epidémies. Au Moyen âge, les consilia en Italie du
Nord ou les observatio à la Renaissance, constituent des
pages importantes dans l'histoire du dossier, au sens propre comme
figuré, car elles ont été imprimés en nombre suffisant comme pour
se trouver dans les musées de médecine. Ensuite, ce n'est qu'au
19ème siècle qu'ils prennent la forme de registres individuels dans
les Hôtels Dieu.
On
peut alors se demander, quel est l'usage possible des objets tels
qu'ils nous apparaissent dans la l'image de Hugo Aveta ?
Peut-être, pour échapper à celui de simples déchets, le plus
important est celui qu'il fige dans sa photographie : un
témoignage qu'ici quelque chose s'est passé, une histoire, ou bien
plutôt, des histoires. En même temps, l'image a aussi quelque chose
de très contemporain : les objets étudiés par Lain Entralgo
ou photographiés par Hugo Aveta, sont en train de disparaître
définitivement, remplacés par la virtualité numérique
des« dossiers informatisés », stockés dans des bases de
données semi-secrètes dont nous ne savons plus qui peut les lire ou
les consulter, s'ils échappent définitivement à la destruction
grâce à une reproductibilité infinie, ou si, au contraire, ils
sont plus fragiles que jamais pouvant disparaître d'un seul clic...
Il
a été souligné que le philosophe allemand Karl Marx parle de
« fantasmagorie » à propos de la transformation des
produits du travail humain en « apparence de choses »,
dans le célèbre chapitre du Capital sur Le caractère fétiche
de la marchandise et son secret, là où le poète français
Charles Baudelaire parle de « féerie » lors de
l'exposition universelle de 1855 à Paris. Le psychanalyste viennois
Sigmund Freud affirme qu'il se peut que le psychanalyste ait à
s'intéresser à un domaine particulier de l'esthétique, tel le
domaine de l'inquiétante étrangeté. Reprenant les propos
d'un de ses prédécesseurs sur le sujet, il signale que l'on
retrouve ce sentiment comme cas privilégié là où l'on « doute
qu'un être apparemment vivant ait une âme, ou bien l'inverse, si un
objet non vivant n'aurait par hasard une âme » (p. 224).
De
película !
Pour
chercher des indices des âmes dont la photographie de Hugo Aveta
témoigne à sa manière dans son inquiétante étrangeté, passons
donc du côté de l'objet-archive à celui du mur de la moitié
supérieure de l'image, en tant que représentation du lieu et de ses
histoires. De quoi nous parle ce mur du fond, bicolore et défraîchi ?
Permettez-nous un détour par notre mémoire personnelle. En 1988,
après avoir accompli le service militaire, obligatoire à l'époque,
nous devons finir nos études de médecine. La psychiatrie compte
parmi les disciplines dont il nous reste à effectuer l'externat,
c'est à dire la pratique médicale en tant qu'étudiant. Dans ces
années de renouveau démocratique du pays, l'Université nationale
de Córdoba permet de le valider à l'Asilo Colonia Santa María,
distant de 80 km de la capitale provinciale. Vous l'avez compris,
c'est le lieu où est prise la photographie de Hugo Aveta, si l'on en
croit la deuxième partie de la légende, parfois mise entre
parenthèses, celle qui désigne des lieux. A l'époque, il est
demandé aux étudiants de faire des gardes de week-end sur place,
pendant un mois. C'est ainsi que nous fréquentons Santa María
pendant un certain temps. Mon père fait partie des enseignants qui
prodiguent les cours magistraux et je fais le voyage avec lui le
samedi matin. Ensuite ont lieu les visites en salle et pour finir, la
garde, qui laisse suffisamment de temps pour parcourir les lieux
pendant l'après-midi. Notre mémoire n'est pas assez précise pour
localiser la chambre obscure de la photographie, mais une autre
image inquiétante persiste dans dans notre rétine : l'étrange
flânerie insouciante d’une patiente atteinte d’un retard mental
profond et visiblement enceinte (d'après l'équipe, des voisins peux
scrupuleux rentrent à la tombée de la nuit dans l'enceinte de
l'hôpital). Mais alors, qui sait, peut être que l'une de nos
observations se retrouve parmi les histoires cliniques disséminées
dans la photographie de Hugo Aveta ?
En
renversant une formule connue, ici l'horreur est le voile du beau. De
l'autre côté du mur de la photographie, nous nous retrouvons dans
un site doté d'une aura très particulière. L'hôpital a
quelque chose d'une beauté cinématographique. Nous ne sommes pas le
premier à le penser, car au moins deux films ont été tournés dans
ces lieux. Les deux pavillons centraux sont construits en 1900 à
l'écart de la localité de Santa María, dans la Vallée de Punilla de las Sierras de Córdoba à l'initiative du Dr
Fermín Rodriguez, un expert d'époque de la tuberculose. La
bienfaisance du climat de la zone est légendaire : l'enfant
Ernesto Guevara et le compositeur espagnol Manuel de Falla, parmi
d'autres, vont chercher à proximité du bon air à respirer.
L'« Estación Climatérica
Santa María » est
destinée à devenir un établissement de luxe pour une clientèle
aisée, une sorte de version locale de celui qu'on voit dans le film
Youth
de Paolo Sorrentino. Son architecture est un mélange entre celle
qu'on peut voir dans les villas italiennes des Lacs du Nord, et les
sanatoriums de la Mitteleuropa.
Une espèce de Grand
Budapest Hôtel, si l'on
pense au film de Wes Anderson. Ces deux grandes bâtisses se
retrouvent perchées, loin du monde, aux bords de la sierra. Hélas
pour le malheureux docteur, l'ensemble, peu rentable, est vendu en
1915 à l'Etat argentin, qui poursuit son développement, dans une
ouverture un peu plus sociale. Ainsi, entre 1915 et 1918, sont
construits les 13 pavillons restants, dont un pavillon pour les
patients dits indigents. On retrouve l'ambiance de ces jours de
splendeur dans le film Boquitas
Pintadas, tourné (en
1974) par un des meilleurs réalisateurs de tous les temps du cinéma
argentin : Leopoldo Torre Nilsson. Le scénario du film est basé
sur un roman de l’écrivain argentin Manuel Puig dont le personnage
principal, joué par Alfredo Alcón, est un playboy qui meurt de
tuberculose aux bords du grand sanatorium, faute d'argent pour se
payer ses services.
La
première comme tragédie, la seconde comme farce...
On
sait que les antibiotiques ont mis fin, partout dans le monde, à
l'âge des stations luxueuses destinées à la tuberculose. En 1968,
l'Etat national décide de consacrer la Colonia Santa María à la
santé mentale. La nouvelle organisation se fait sous la bannière
avec laquelle le psychiatre britannique Maxwell Jones oriente dans
les années ’50 ses réformes dans les pays anglo-saxons : la
« communauté thérapeutique » (Note 3).
C'est une impulsion qui implique aussi d'autres établissements du
pays, comme l'Asilo Colonia Vidal Abal de Oliva, son voisin de la
province de Córdoba. Quel est cet esprit ? En quelques mots, il
consiste à considérer que tout ce que fait le patient pendant son
hospitalisation doit être thérapeutique. La participation du
patient à la vie communautaire est le facteur essentiel de sa
réinsertion sociale. L'assemblée communautaire, qui prend toutes
les décisions, est le dispositif de base. Comme le proclame le
slogan du mai '68 parisien : « Abolition de
l'aliénation ! ».
C'est dans l'air du temps. En mai 1969, à quelques kilomètres de
là, le « Cordobazo », journée de violentes
manifestations sociales d'étudiants et ouvriers, secoue le pays et
fait tomber le général dictateur du moment. Comme le dit un autre
slogan parisien : « La
volonté générale contre la volonté du général ! ».
Fort de cet élan, l'établissement conforte cette direction, alors à
la pointe dans la santé mentale dans le pays, comme l'affirment dans
une vidéo documentaire - « La Colonia » (2012) -, Carlos
Carranza, dirigeant du syndicat Asociación
de Trabajadores del Estado
et Alberto Sassatelli, médecin psychiatre, deux protagonistes de
l'époque. L'étendard de ce moment est le « Pavillon Rawson »
(ironie ou pas, il s’agit de l’ancien pavillon des indigents...),
une unité d'autogestion composée de quarante-huit patients, qui
exploitent une ferme et un potager du vaste parc du site. Les
quarante-huit patients, constitués en coopérative, vendent leurs
produits au marché local.
Note 3 : Une route sinueuse conduit en Argentine de la création de
l'Instituto Nacional de Salud Mental en 1956, à la
Federación Argentina de Psiquiatras et son action dans les
années '60. Les nouvelles expériences institutionnelles
s'orientent vers les communautés thérapeutiques, les hôpitaux de
jour, la psychiatrie à l'hôpital général, la prévention
communautaire, etc. Des noms propres comptent dans cette histoire :
Enrique Pichon Rivière, Gregorio Berman, Mauricio Goldemberg, Jorge
Thenon, Jorge Garcia Badaracco, Raul Usandivaras, Horacio
Etchegoyen, Guillermo Vidal, etc. Le moment semble fécond.
Le
même Karl Marx cité plus haut dit que Hegel dit que l'histoire se
répète deux fois : « la première fois comme tragédie
et la seconde fois comme farce ». On peut penser cela de
l'histoire du vandalisme
photographié par Hugo Aveta dans les deux parties de son cliché. Le
premier acte a lieu en 1974, lorsque le Ministre du Bien-être social
(la France n'a pas l'exclusivité des ministères orwelliens) du
récent gouvernement démocratiquement élu, José López Rega, dit
« le Nécromancien » - un des chefs de l'organisation
para-policière Alianza
Anticomunista Argentina
et membre important de la Loge
Propaganda 2 -, convoque
les responsables de Santa María à son bureau de Buenos Aires et
réclame le limogeage du directeur de l'établissement en raison
qu'il est juif, et demande la fin de la récréation : « déjense
de joder muchachos ! » (« les gars, arrêtez de
déconner! »).
Le
deuxième épisode de ce premier acte de vandalisme a lieu à l'aube
du 26 mai 1976 lorsque l'armée occupe l'établissement, deux mois
après avoir pris le pouvoir du pays lors d'un coup d'état. A l'aide
d'une centaine d'effectifs armés, ils enferment des membres de
l'hôpital accusés d'être de « dangereux activistes »
(infirmiers, médecins et d'autres travailleurs, ainsi que des
voisins engagés) dans le pavillon des patients alcooliques (ici,
nous ne voulons pas créditer la dictature militaire de la moindre
ironie). Ce pavillon devient alors un pavillon clandestin de
détention, qui se rajoute à la liste des centaines de « CCD »
qui surgissent partout dans le pays. Citons le témoin A.J.D, un des
peintres d'établissement qui, dans le rapport "Nunca Más"
(1984), réalisé par une commission chargée d'enquêter sur les
crimes de la dictature dite du Proceso de Reorganizacion Nacional,
raconte : « L'après-midi, vers 19h, nous sommes
transférés à une autre habitation, où nos yeux sont bandés, les
mains attachées et nous sommes mis face au mur. La nuit arrivée,
ils nous montent dans un camion, assis les uns à côté des autres.
Ensuite, après un voyage de presque deux heures, nous arrivons à un
endroit que nous allons reconnaître comme Campo de la Ribera, où
nous restons une semaine. Nous sommes d'abord enfermés dans une
habitation et ensuite conduits à travers un couloir en recevant des
coups vers une autre habitation plus obscure où trois personnes
procèdent aux interrogatoires ». Alors que nous retrouvons
comme une allégorie notre camera obscura de toute à l'heure,
Santa María reste un temps occupée par les militaires. Ce qu'il s'y
passe, seuls peu le savent.
Repose
en paix ?
Dans
les années 2000, l'histoire tourne à la farce. En 2001, Ulises
Rosell, Andrés Tambornino et Rodrigo Moreno, jeunes réalisateurs
argentins, tournent sur place le film « El Descanso »
(« Le Repos »). Il s'agit d'une farce autour d'un hôtel
luxueux à l'abandon, dont le propriétaire légitime est enfermé
dans un asile. Dans ce film, les réalisateurs exploitent l'état
d'abandon des vieux pavillons, celle qui persiste encore dans la
photographie de Hugo Aveta. « C'était presque comme un
studio, nous l'appelions Cinecittá », disent les auteurs.
Madre
santa... comment en est-on arrivé là ? En 1981, lors d'une
politique d'austérité, l'Etat national décentralise et transfère
l'hôpital à l'Etat provincial. Ensuite, dans les années '90, les
crises économiques, financières et politiques successives, rendent
totalement impossible d'entretenir le complexe hospitalier, ce
patrimoine architectural désormais centenaire. Pire encore, tout au
long des deux dernières décennies, une inattendue identité
spéculative (pour le dire comme Slavoj Zizek) entre les
politiques de réduction des dépenses publiques visant à mettre fin
aux états providence d'un côté, et les mouvements de
désinstitutionnalisation (desmanicomialización), qui s'opposent à
la création de nouveaux centres hospitaliers et promeuvent des lieux
alternatifs de prise en charge, d'autre part, se rencontrent pour
donner le baiser de la femme araignée à Santa María... Et ainsi,
les lieux sont peu à peu vidés et abandonnés, vandalisés une
nouvelle fois. Une si peu originale légende populaire court que le
lieu est hanté par des fantômes, et désormais, seuls les
ghostbusters du dimanche, smartphones à la main, parcourent
ces pavillons vides dans une ruée vers l'inquiétante étrangeté,
exposant ensuite leurs exploits sur la toile.
Alors,
pour finir notre propos de ce soir, la question se pose : à qui
profite le crime ? Revenons à la photographie, tel que Walter
Benjamin le propose. Albert Valentin, écrivain belge surréaliste
des années '20, pense que dans ses photographies Eugène Atget
substitue l'objectif du photographe à l'oeil du cadavre, et laisse
sur le film sensibilisé une image du crime qui réapparaîtra lors
du tirage sur papier. C'est en tout cas l'analyse qu'en fait
Guillaume Le Gall, docteur lui aussi, mais en Histoire de l'art.
Selon lui, Albert Valentin se base sur la croyance populaire du
«dernier instant» qui, avec sa violence et instantanéité, a le
pouvoir d'impressionner la rétine comme un film sensible. Cette
idée, qui ressemble à une farce, passionne au 19ème siècle un
certain nombre de médecins qui réalisent des recherches sur
« l'optogramme », c'est à dire sur la rétine des sujets
assassinés. Ils préconisent de photographier l'oeil dégagé de son
orbite et débarrassé de son cristallin afin de pouvoir interpréter,
à la manière d'un devin, les preuves tangibles du meurtre. De quoi
ravir les surréalistes de tous bords...
Cela
éclaire la fin du court essai de Walter Benjamin, lorsqu'il
considère le photographe comme le successeur de l'haruspice
celui qui examine les entrailles des victimes pour lire des présages.
Il cite un autre photographe célèbre de l'époque (Laszlo
Moholy-Nagy, 1928) pour qui « L'analphabète de demain […]
n'est pas celui qui ignore l'écriture, mais celui qui ignore la
photographie ». Et il nous embarque tous dans l'enquête,
Hugo Aveta y compris : « Ce n'est pas en vain que l'on a
comparé les clichés d'Atget au lieu du crime. Mais chaque recoin de
nos villes n'est-il pas le lieu d'un crime ? Chacun des passants
n'est-il pas un criminel ? Le photographe successeur de
l'augure et de l'haruspice n'a-t-il pas le devoir de découvrir
la faute et de dénoncer le coupable sur ses images ? ».
Merci donc à Hugo Aveta d'avoir mis un peu de lumière sur ces
histoires.
REFERENCES
BENJAMIN
Walter, Petite histoire de la photographie (1931), Allia,
Paris, 2012.
DIDI-HUBERMAN
Georges, Quand les images prennent position, L'Oeil de l'histoire,
I, Editions de Minuit, Paris, 2009.
FREUD
Sigmund, L'inquiétante étrangeté (1919) et autres essais,
Gallimard, 1985.
La
Colonia, Una realización de ATE Cordoba, Historia de la militancia
gremial en el Hospital Santa María de Punilla, vidéo Youtube,
www.youtube.com/watch?v=N7ee7ENxjb0
La
Nación, "Aventuras en la sierra cordobesa. El film se rodó en un
hospital para tuberculosos abandonado que simula un hotel", Martes 28
de mayo del 2002, lanacion.com
LAIN
ENTRALGO Pedro, La historia clínica: historia y teoría
del relato patográfico, Alicante, 1950.
LE GALL Guillaume, « Atget,
figure réfléchie du surréalisme », Études
photographiques, 7 mai 2000, [En ligne],
http://etudesphotographiques.revues.org/208
El
Descanso, film de Ulises Rosell, Andrés Tambornino & Rodrigo
Moreno, 2002 http://www.cinemargentino.com
MALDONADO
Aracely, PEDRAZA Graciela, NAIDES Eduardo, El Asilo, Memorias de
la vida cotidiana, Hospital Dr Emilio Vidal Abal, Córdoba,
1914-2001, Sal-Cor, 2002.
PASTERNAC
Marcelo, Lacan o Derrida. Psicoanálisis o análisis
deconstructivo, Epeele, México, 2000.
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