SPÉCIFICITÉS
TRANSATLANTIQUES :
LA
PSYCHIATRIE S'INSTALLE AUX AMÉRIQUES
Eduardo Mahieu
A
l’automne de 1870, avancé au-delà de la frontière
en Patagonie, le Colonel Lucio V. Mansilla se surprend à écrire,
entre une pensée de Cesare Beccaria et une autre de Niccolo Machiavelli
: « j’ai vu le monde tel qu’il est dans mon voyage chez les ranqueles
». [20]
Cette avant-garde
de la civilisation coïncide avec le moment où la psychiatrie
devient conscience de soi et se déploie dans le continent
américain avec Les Lumières. Ce qui saisit l’esprit de L.
Mansilla dans cette terra incognita, les pionniers de la psychiatrie
le découvrent en même temps lorsque la spécificité
de la discipline naissante est mise à l’épreuve dans ses
avant-gardes exportées d’Europe aux Amériques. L’ébranlement
de la psychiatrie ne naît pas de sa rencontre avec la folie d’un
monde exotique, mais de son propre monde. Dans ce travail, nous explorons
les raisons qui font que la psychiatrie du 19ème siècle ne
rencontre pas en Amérique les « pratiques traditionnelles
» de l’égarement de l’âme. Malgré un choc entre
les populations autochtones du continent avec celles venues d’Europe et
d’Afrique, les pratiques non européennes de la folie ont constitué
une limite extérieure restée toujours hors de portée
de son regard. La question de sa spécificité à leur
égard ne peut pas se poser. Deux raisons font obstacle à
cette rencontre. D’une part, l’expansion civilisatrice exclue ces populations
et amène avec l’immigration européenne sa propre folie. D’autre
part, la vocation propre au projet des Lumières veut que ses postulats
aient une valeur universelle. L’excès inhérent à ce
projet au cours du 19ème siècle, est traversé par
la contradiction entre une utopie libérale universaliste et son
souci pragmatique d’ordre social. C’est cet antagonisme qui produit au
19ème siècle une torsion de la psychiatrie entre sa dimension
de discipline clinique médicale et l’exigence sociale d’organisation
de soins, mettant à l’épreuve sa spécificité
Aux Amériques
s’exportent différentes approches nationales des psychiatries européennes.
Au nord, la tradition anglo-saxonne faite de pragmatisme économique
utilitariste et éthique protestante [2 ; 5]. Au sud, la singularité
de la psychiatrie latine, dont l’étendard est Pinel, et son esprit
celui de la Révolution française [31 ; 18]. L’extension que
nous pratiquons au sud du continent américain, au-delà de
la région culturelle que délimite Georges Lantéri-Laura
dans son ouvrage Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne
[17], nous permet de comparer l’histoire de la psychiatrie aux Etats-Unis
et en Argentine. Cette comparaison fait naître une tension illustrée
par l’ironie de l’historien britannique Eric Hobsbawm [13], pour qui les
pays arriérés qui cherchent à se frayer une voie vers
la modernité sont « peu originaux dans leurs idées,
quoiqu’ils le soient nécessairement dans la pratique ».
Début
de siècle post-colonial
Au début
du siècle aux Etats-Unis, les almhouses (hospices), qui ont
été construits par devoir caritatif religieux, sont sans
spécificité thérapeutique. Pendant la présidence
de Andrew Jackson (1829-1837) la société nord-américaine
manifeste une préoccupation importante pour la folie. Ce premier
souci est dominé par l’idée qu’elle est inhérente
à la civilisation et qu’elle est en croissance exponentielle. L’existence
de la folie chez les amérindiens et les esclaves noirs ne pose pas
de question. L’Annual Report de 1843 de l’asile de Worcester affirme que
« La folie est rare dans une société à l’état
sauvage ». A son retour d’Europe, le superintendent (note1)
Pliny
Earle (1762-1832) s’inspire des récits de A. Humboldt et affirme
que la folie est peu connue dans les sociétés barbares [25].
Pour William Awl (1799-1876), pionnier de la psychiatrie dans l’Ohio, la
race blanche anglo-saxonne est la plus exposée à la folie
du fait de ses grandes réussites intellectuelles (note2).
L’idée dominante à cette période est que la folie
s’atteint par sa limite supérieure : civilisation et réussite
intellectuelle. L’envers utopiste de cette inquiétude de l’ère
jacksonienne est la certitude que la folie est curable.
L’ approche coloniale
de la folie [11] domine en Argentine l’aube du 19ème siècle
: les riches se soignent par claustration à domicile ou au couvent,
et les pauvres au cachot ou bien conduits aux cuadros de dementes des hôpitaux
généraux. Vers 1820, dans une région dix fois moins
peuplée que les Etats-Unis, les Drs Cosme Argerich (1758-1820) et
Diego Alcorta (1804-1842) sont les premiers à introduire la méthode
clinique développée par l’Ecole de médecine de
Paris et l’oeuvre de Philippe Pinel. La thèse de D. Alcorta,
« Dissertation sur la manie aiguë » (1827), reflète
cette inspiration du Traité de l’aliénation mentale
de 1809 [18]. Ce premier embryon d’aliénisme est marqué par
son inspiration de l’utopie révolutionnaire française, mais
il est de courte durée : La Restauración de Juan Manuel
de Rosas et son gouvernement de type féodal (1828-1852) met un point
d’arrêt aux aliénistes en devenir de la Pampa.
Naissance
de l’asile dans le Nouveau Monde
Mc Lean Asylum
En quelques décennies
se créent des asiles dans presque tous les états du Nord-Est
et du Middle-west des Etats-Unis [25]. Au retour de leurs voyages en Europe,
les aliénistes nord-américains croient à une singularité
de la question de la folie [31] dans la Nouvelle République. Les
paupers
lunatics qui encombrent le vieux continent, ne leur semblent pas constituer
un obstacle dans la nouvelle société [25 ; 31] : folie et
pauvreté vont disparaître par la nouvelle organisation sociale
qui se met en place (note 3). Les
asiles publiques sont créés avec cette conviction. En 1844
naissent la Association of Medical Superintendents of American Institutions
for the Insanes (AMSAII) et son organe d’échanges scientifiques,
l’American Journal of Insanity (dirigé par Amariah Brigham
(note
4),
1798-1849). Deux aspects son à remarquer dans ce courant de l’aliénisme
nord-américain : d’un côté, l’outil thérapeutique
essentiel paraît être la bonne gouvernance des institutions
[10, p. 71] (l’AMSAII propose de développer un ensemble uniforme
de procédures et rapports statistiques afin de découvrir
l’étiologie et la nature des troubles mentaux et faciliter des politiques
de plus en plus efficaces [10, p. 74]). De l’autre côté, se
produit une désaffection pour la clinique et la nosologie, considérées
secondaires. A. Brigham estime « qu’elle n’est pas d’une grande
utilité pratique » [10, p. 59] et Samuel Woodward (note
5)
(1750-1835) pense que la thérapeutique est indépendante de
tout système nosologique. Malgré quelques percées
de la monomanie d’Esquirol, la référence nosologique essentielle
reste la vieille répartition pré-pinélienne (manie,
mélancolie, idiotie, démence) [9].
Pendant ce temps
en Argentine la psychiatrie est inexistante. J.M. de Rosas renforce son
pouvoir en se servant de la population afro-argentine (25% de la population
de Buenos Aires à l’époque) [1 ; 27 ; 32]. Elle bénéficie
d’une relative liberté pour pratiquer ses rites, dont le baile
de santo [4 ; 15] ce qui aux yeux des blancs n’est qu’une danse vulgaire.
La guerre contre les Indiens les expulse au-delà de la frontière
et fait disparaître des villes les thérapeutes traditionnels
(note
6).
Loin des idées civilisatrices, l’ancestrale cérémonie
du machitún (note
7)
[12] se poursuit dans les montagnes de la Patagonie, la médica(note
8)
continue ses fonctions communautaires dans les déserts du Nord-Ouest
et dans la forêt tropicale de l’Est, le payé soigne
les autochtones. Dans les villes, la société de J.M. de Rosas
ne laisse aucune place à des questionnement sociaux ou médicaux
sur la folie (note
9) D. Alcorta,
le précoce commentateur de Pinel, se consacre à une pratique
de la médecine générale en ville et abandonne à
sa longue nuit coloniale le cuadro de dementes de l’Hôpital
général d’hommes.
Aux Etats-Unis,
la déportation d’indiens (note 10)
dans le Oklahoma entre 1838 et 1839, exclue les médicine man
au-delà de la frontière de la civilisation. La transe, la
danse et «
la descente aux enfers » des chamans nord-américains
[6], les manières de guérir la soul loss (note
11),
s’exilent loin du regard des aliénistes. Dans les états du
sud, les Black Codes (note
12),
rendent invisibles les oungan (note 13)
afro-américains et leurs rites dont nous aurons écho par
les versions démonisées du vaudou (note
14)
[22].
Le
tournant du siècle : la croissance
Loin de ces populations,
dans les nombreux asiles nord-américains se met en place le moral
treatement dans la version inspirée par S. Tuke [31]. Le moral
treatment à l’asile consiste à imposer l’ordre de façon
humaine et familiale : pour I. Ray, « Calme, silence, routine
régulière, [...] prendront la place de l’inquiétude,
le bruit et l’activité frénétique » [25,
p. 138] produits par la civilisation et cause principale de l’insanity.
Mais, l’excès de la civilisation s’introduit dans l’ordre asilaire,
renversant pratiques et conceptions. L’industrialisation et l’expansion
économique produisent une croissance de la population avec des nouveaux
venus immigrés, ce qui se répercute dans les asiles. Vers
1850 dans l’asile de Worcester (Massachusetts), près de 40% des
patients sont issus de l’immigration [25, p. 283], majoritairement des
irlandais (dans d’autres asiles, les chiffres sont similaires ou supérieurs
(note
15).
Les autorités limitent les prérogatives des superintendents
et interfèrent avec les politiques d’admission pour donner priorité
aux cas les plus turbulents et les moins susceptibles d’être guéris
[25, p. 141]. L’inexorable croissance de la population asilaire produit
un impact majeur dans la structure et le fonctionnement institutionnel
[10, p. 91].
L’historien G.
Grob évoque la transformation progressive de l’esprit de la psychiatrie
aux Etats-Unis, qui d’une activité clinique et thérapeutique
devient insensiblement une spécialité administrative et de
management
(note
16).
Les successeurs des premiers aliénistes charismatiques sont choisis
par leurs qualités de managers [10, p. 92]. L’échec de l’utopie
libératrice renverse les liens entre civilisation et folie : elle
n’est plus l’excès des plus hautes réussites intellectuelles,
mais le fait des paupers lunatics venus d’ailleurs, plutôt
frustes et sans éducation. Edward Jarvis (1803-1884), pionnier dans
l’analyse statistique épidémiologique, publie dans Insanity
and Idiocy in Massachusetts : Report of the Commission on Lunacy (1855)
les conclusions qu’il extrait du premier recensement rigoureux d’aliénés
dans la population générale : « Il existe des bonnes
bases pour supposer que les habitudes et les conditions de vie des irlandais
pauvres de ce pays oeuvrent de façon défavorable sur leur
santé mentale et produisent un ratio plus important d’aliénés
par rapport à celui trouvé parmi les natifs pauvres ».
Pour sa part, l’opinion publique pense à l’époque que la
doctrine catholique est incompatible avec les idéaux républicains.
Dans la période antebellum, la conjonction entre crime, alcool,
pauvreté et immigration, assombrit la lumière de l’utopie
psychiatrique : l’illusion dans la guérison de la folie s’inverse
dans la crainte de l’accumulation d’une chronicité arrivée
d’ailleurs.
1852
: (Re)Naissance de l’aliénisme argentin
Hospital general de hombres
En 1851, le voyage
en Europe du Dr Buenaventura Bosch (1814- 1871) lui permet de découvrir
la Ferme Sainte Anne, Bicêtre et la Salpêtrièrie. A
son retour, le régime républicain qui s’instaure dans le
pays en 1852 lui permet d’initier la transformation des principales institutions
de Buenos Aires, l’Hôpital de femmes (note 17)
et l’Hôpital général d’hommes, gérées
par la charité publique. Il est à l’origine d’un processus
de reconquête médicale de la folie. Quelques conflits se nouent
à propos de l’Hôpital de femmes entre la Sociedad de Beneficencia,
composée par des femmes de la bourgeoisie et la Comisión
de Filantropía e Higiene, dirigée par le Dr B. Bosch. A cette
période, l’institution compte seulement 68 pensionnaires entre aliénées
et femmes relevant du droit commun. B. Bosch assume aussi la direction
de l’Hôpital général d’hommes avec le cuadro de
dementes et ses 120 malades. Mais les réformes tardent à
se mettre en place à cause du désordre politique du pays.
Ironie de l’histoire, à cette période les indiens vivant
libres, vendent leurs services guerriers aux différentes factions
tels de Condottieri de Patagonie. De son côté, la population
afro-argentine initie un repli progressif avant qu’elle ne disparaisse
de façon controversée [1 ; 4 ; 32].
Entre 1868 et
1876, le président Domingo F. Sarmiento, ancien ambassadeur aux
Etats-Unis, cherche à combler l’écart avec le voisin du Nord
(note
18).
Il transforme radicalement le pays favorisant les industries, les chemins
de fer, les écoles publiques, les instituts de science, etc. Mais
surtout, il fait venir un « alluvion » d’immigrés
(note
19)
qui bouleverse le paysage humain. A la même période, le Dr
Lucio Meléndez (1844-1901) produit une transformation comparable
dans la psychiatrie argentine. Il organise l’enseignement de la Chaire
de Pathologie Mentale (1886) à l’Université de Buenos Aires,
poursuit la réforme des asiles existants, programme la construction
de nouvelles institutions, participe aux recensements de la population,
et publie (note
20) sans relâche
dans la Revista Médico-Quirúrgica(note
21). La Revista remplit en Argentine la fonction de l’American
journal of insanity, mais son inspiration ouvertement francophile la
rapproche des Annales médico-psychologiques. Autour de lui
et de la Revista se crée un groupe d’aliénistes qui
produisent une nosologie propre présentée en langue française
au Congrès International d’Anvers en 1878. L. Meléndez est
plus attentif aux évolutions de la clinique élaborée
en France, qu’au mouvement psychiatrique nord-américain. Ses cours
et sa méthode clinique sont inspirés par Auguste Voisin,
par qui l’influence de l’Ecole de médecine de Paris se poursuit
en Argentine.
Fait curieux,
en 1879 dans les statistiques de la folie à Buenos Aires établies
par Samuel Gache, se glisse le susto (dénomination générique
donnée par les Espagnols aux diverses conceptions de l’égarement
de l’esprit des indiens) (note 22).
Néanmoins, cette catégorie n’est pas maintenue dans la nosographie
établie en 1887 par les aliénistes argentins. Elle combine
avec originalité des catégories françaises pour l’essentiel,
mais aussi allemandes. Les articles et thèses universitaires d’époque
révèlent que l’intérêt pour la clinique dépasse
celui de l’organisation et le management, qui n’est pas le point fort au
Río de la Plata. Le principe du traitement moral reste foncièrement
individuel, comme le montre le cas du cordonnier français (note
23)
traité par L. Meléndez à l’Hospicio de las Mercedes
(note
24)
[29 ; 30].
Spécificités
de la folie outre-atlantique ?
Entre les recensements
de 1869 et 1895, la population argentine passe de 1.800.000 habitants à
3.600.000 [27] (en comparaison, en 1880 les Etats-Unis comptent 50.000.000
d’habitants avec 41.500 malades dans les asiles, et deux fois plus
dans les hospices de charité) [26]. Cette transformation démographique
se retrouve dans les asiles argentins dont la population de malades augmente
inéluctablement. En 1875, O. Eguía publie dans la Revista
Médico-Quirúrgica les statistiques de La Convalescencia
(l’Hôpital de femmes) : sur un total de 211 femmes, 34 sont argentines,
23 italiennes, 22 espagnoles, 17 françaises [30], etc. En 1878,
dans le recensement de l’aliéniste Samuel Gache à l’Hospicio
de las Mercedes du total de 350 malades, 79 sont argentins, 118 italiens,
71 espagnols et 29 français [11], etc.
Conquista del desierto -
Pablo Lameiro
Deux articles
de L. Meléndez évoquent les questions posées par l’immigration
à l’aliénisme argentin. L. Meléndez est surpris par
l’absence d’Indiens dans l’Hospicio de las Mercedes, même après
la fin de la Conquista del Desierto (1878) qui annexe les territoires de
la Patagonie à la République. Dans son article « Los
indígenas y la locura », il se montre sceptique face à
la mystérieuse spécificité de cette « race privilégiée
», comme il le dit de façon ironique : « Nous ne
trouvons pas de raisons suffisantes pour croire que l’organe cérébral
de l’Indien soit une exception aux règles générales
de l’organisation humaine ». Il demande l’avis des chefs de l’armée
ayant participé à la campagne, mais leurs réponses
ne lui semblent pas concluantes. De manière concomitante, son texte
sur « Los locos en la capital » [30], signale la prédominance
de la folie chez les immigrés venus d’Europe, ces nombreux malades
« qui passent des navires à l’asile ». Le lien
entre immigration, hérédité et folie se pose de manière
explicite : « L’immigration est la source principale d’aliénés,
car avec eux non seulement certains arrivent déjà malades,
mais ils amènent aussi les germes hérités ».
S. Gache est de cet avis : il pense que les natifs du pays supportent mieux
les revers de la fortune, tandis que les Européens se laissent emporter
rapidement par la désespération [11].
Colored
insanes
A la fin de la
Guerre de sécession, la question entre race et folie se pose avec
force aux Etats-Unis. Le superintendent John F. Miller écrit en
1896 sur les effets de l’émancipation sur la santé des noirs.
Fort de ses 40 ans d’expérience, il affirme la rareté de
l’aliénation et la tuberculose chez les noirs dans la période
précédant l’abolition (note 25).
Désormais, « les noirs ne jouissent plus de l’immunité
contre ces maux » [23], et à l’aide de statistiques annuelles
de différents asiles, il montre que entre 1860 et 1890 dans les
colored asiles et les pavillons de colored insanes, le ratio de malades
chez les noirs est passé de 1/10.000ha à 1/900ha. Pour lui
« La manie est la forme prévalente des troubles mentaux
et les suicides sont rares », mais l’essentiel du problème
réside dans l’incapacité des noirs à se plier aux
lois de la civilisation en raison que « les circonvolutions du
cerveau sont peu nombreuses et superficielles ; leurs mesures crâniennes
sont petites, et autres faits anatomiques démontrent leur infériorité
». Avec l’essor de l’eugénisme scientifique, l’approche de
la psychiatrie face à la problématique raciale va tenter
des réponses spécifiques de manière très diverse
selon les états. Un exemple singulier le constitue l’ouverture en
1903 du Hiawatha Insane Asylum dans le South Dakota, un asile réservé
aux indiens nord-américains en provenance de toute l’Union, lorsque
le Far West est définitivement conquis. Nous pouvons mesurer
alors le renversement spectaculaire qui s’est produit avec les idées
du début de siècle.
Afroargentinos. 2002.
Documentaire de D. Ceballos
et J. Fortes
En Argentine,
le problème de la folie chez les afro-argentins n’est pas soulevé
en tant que tel. Le psychiatre et historien italo-argentin José
Ingenieros (1877-1925, né Giuseppe Ingegneri à Palerme),
est le seul à avoir laissé un témoignage de la cérémonie
afro-argentine de « bailar el santo » (apparentée
au candomblé du Brésil, la santería de Cuba et le
vaudou d’Haïti). Il assiste en 1893 à Buenos Aires à
une cérémonie secrète (note 26)
destinée à traiter un homme noir « persécuté
par les mandingas » [15]. Pour la première fois en Argentine,
un psychiatre décrit à travers le regard qu’il pose par le
trou de la serrure, une cérémonie thérapeutique propre
à cette population : paroles incantatoires prononcées dans
des langues inconnues, impositions de mains, danse et transe. Mais il signale
avec malice que le malheureux sujet finit quelque temps après à
La
Convalescencia, n’ayant point été guérit par «
El
Tata ». Malgré les convictions propres à l’époque
concernant la supériorité de la race blanche européenne,
le problème en Argentine prend à l’envers le chemin de l’eugénisme
et la ségrégation. Entre 1838 et 1887, la population noire
passe de 26% à 2%. Ce devenir de la population afro-argentine reste
controversé : décimée pendant les guerres d’indépendance
et par les maladies, elle disparaît des statistiques vers la fin
du 19ème siècle. Mais, il faut signaler que contrairement
aux Etats-Unis, où d’après J. Miller jusqu’à «
1/8 de sang pur africain » (les
octaroons [23]) on
reste dans la catégorie raciale noire, en Argentine les «
trigueños » se comptent parmi les blancs, et se confondent
avec des nombreux immigrés européens, en particulier du sud
de l’Europe (note 27). L’historien
George Reid Andrews évoque à ce propos un procès de
« blanchissement réussi » [1].
Fin
de siècle
State Lunatic Asylum of
Danvers
A la fin du siècle
aux Etats-Unis, un débat fait rage sur la spécificité,
l’utilité et la rentabilité des institutions asilaires. Devenus
de taille gigantesque, ils sont engorgées par des personnes âgées
et des malades désormais « chroniques ». En même
temps, se développe progressivement une nouvelle psychiatrie qui
se confond avec la neurologie, et qui ne regarde plus l’asile comme le
lieu spécifique de son projet [10]. Un fort courant anti-institutionnel
commence à se développer. En Argentine, les asiles se voient
engorgés par la même problématique et L. Meléndez
se plaint que « l’asile est né insuffisant »
[30]. A contre-temps du grand voisin du Nord, le Dr Domingo Cabred (1859-1929),
élève et successeur de L. Meléndez, persuade les autorités
de construire un réseau d’asiles. Mais, il s’agit maintenant du
modèle utopique de « communauté thérapeutique
asilaire » inspiré de Gheel en Belgique et des colonies agricoles
de l’Ecossais John Conolly (note 28).
Dans son discours lors de la fondation de l’open-door de la province
de Córdoba en 1914 (note 29),
il détaille son vaste programme d’asiles pour « aliénés,
pour crétins et retardés mentaux, pour alcooliques, pour
épileptiques, pour personnes âgées, pour enfants errants
» [19]. D. Cabred, qui préside la Comisión Asesora
de Asilos y Hospitales Regionales, est plus un hygiéniste qu’un
aliéniste. Son souci ne se restreint pas à la folie, mais
s’étend aux tuberculeux, lépreux, etc. La spécificité
de la folie se dilue dans une préoccupation d’ordre sanitaire «
pour
la protection de la lumière de l’esprit » [19]. Sous son
impulsion naissent des institutions psychiatriques ayant pour modèle
le cottage anglais et le chalet suisse, avant que la psychanalyse
ne débarque en Argentine un peu plus tard, et change à nouveau
l’histoire
Asilo
colonia regional mixto de alieandos de Oliva
Conclusion
A travers ce parcours
sur le déploiement de la psychiatrie dans deux pays du Nouveau Monde,
nous avons essayé d’éclairer certains aspects de la spécificité
de leur psychiatrie au 19ème siècle. Les limites mouvantes
de l’objet de la psychiatrie dans cette géographie nous ont permis
d’explorer une dialectique entre sa frontière externe (les pratiques
traditionnelles de la folie), et sa frontière interne (l’émancipation
de l’individu et l’ordre social). En cela, nous avons voulu rester fidèles
à la méthode de G. Lantéri-Laura, pour qui les théorisations
en médecine mentale ne peuvent pas rester autonomes des conditions
mêmes où le savoir psychiatrique s’élabore [16]. Ce
questionnement historique sur le déploiement de la psychiatrie aux
Amériques peut nous apprendre quelque chose sur sa spécificité
: l’oubli de l’acte clinique à visée thérapeutique,
seul fondement de la science psychiatrique pour H. Ey [7], expose la psychiatrie
non seulement à perdre sa spécificité, mais certainement
son âme.
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27) SAENZ-QUESADA
Maria, La Argentina. Historia del país y de su gente, Editorial
Sudamericana, 2001.
28) SARMIENTO,
Domingo F., Facundo. Civilización y barbarie (1845), Madrid,
Alianza Editorial, 1988.
29) STAGNARO
Juan Carlos, La réception des idées de la clinique psychiatrique
française à Buenos Aires dans la seconde moitié du
XIXème siècle, Actes du 6ème Congrès de
la EAHP, Paris, Septembre, 2005; sous presse.
30) STAGNARO
Juan Carlos, "Lucio Meléndez y el nacimiento de la psiquiatría
como especialidad médica en la Argentina (1870-1890)", Tesis de
doctorado, Facultad de Medicina, Universidad de Buenos Aires, 2005.
31) WEINER Dora,
La Psychiatrie arrive en Amérique : Une perspective globale,
Actes
du 6ème Congrès de la EAHP, Paris, Septembre, 2005; sous
presse.
32) YAO Jean
Arsène, Negros
en Argentina : integración e identidad, @mnis, Revue de Civilisation
Contemporaine de l’Université de Bretagne Occidentale, Europes/Amériques,
http://www.univ-brest.fr/amnis/
NOTES
1
Dénomination des directeurs d’asile.
2
Dorothea Dix (1802-1887), la pasionaria qui contribue au mouvement
de création d’asiles, exprime dans ses discours la même idée
: les régions habitées par les Indiens, ainsi que dans les
plantations où vivent les esclaves noirs produisent peu de cas de
folie en comparaison avec les Anglo-saxons.
3
Isaac Ray (1807-1881), auteur du célèbre A Treatise on
the medical jurisprudence of insanity (1838) et superintendent de l’Augusta
Asylum dans le Main et plus tard de l’asile de Rhode Island, écrit
que la pauvreté aux Etats Unis est « une condition accidentelle,
une infortune passagère, le résultat d’un accident, d’une
maladie, de la malchance, et qu’elle s’éteint avec son malheureux
sujet » [26].
4
Superintendent
de l’Utica Asylum de New York
5
Superintendent
du Massachusetts State Lunatic Asylum de Worcester de 1832 à
1846.
6
Le regard anthropologique du début du 20ème siècle,
voit la figure du fou se confondre avec celle du thérapeute. Les
états de transe et d’extase, les « maladies initiatiques
», sont souvent décrits en termes psychopathologiques. M.
Gusinde affirme que les Indiens distinguent les maladies de causes naturelles
d’autres phénomènes surnaturels qui relèvent spécifiquement
du « médico-hechicero ». Les traitements vont
de la danse à l’extase collective, mais n’excluent pas l’usage de
« remèdes secrets », et aussi des pratiques sur
le corps tels la « succion de l’esprit morbide » pratiqué
par les Indiens de la région du Chaco [12].
7
La machi, lors d’une cérémonie collective initiatique,
traverse une maladie mystérieuse décrite par M. Eliade comme
« rituel symbolique de mort mystique ». Elle est l’intermédiaire
entre monde terrestre et monde céleste.
8
Il s’agit d’une femme dotée de pouvoirs surnaturels, capable de
soulager les malades « qui ont perdu leur esprit » [11].
9
José Ramos-Mejía, le premier historien-essayiste de la psychiatrie
argentine, prétend qu’à cette période elle est au
pouvoir [24].
10
Qui est connue comme « The Trail of Tears ».
11
Dans le cas de la soul loss, l’extase du chaman doit retrouver et
réintégrer l’âme fugitive du malade. Elle relève
spécifiquement du chaman, tandis que les médecine-man peuvent
traiter les autres maladies [6].
12
Promulgués en 1865, ils sont le dernier avatar d’une série
de lois concernant les esclaves. Le Code Noir (1685) est son équivalent
dans les régions sous domination française et en Amérique
espagnole, c’est le Código Negro Carolino de 1784 promulgué
par le roi Carlos qui règle la vie des esclaves noirs.
13
Ainsi on dénomme les individus qui maîtrisent une connaissance
technique des cérémonies rituelles. En même temps que
prêtres, ils sont guérisseurs. [8 ; 22].
14
L’étude d’A. Métraux en Haïti [22], laisse imaginer
que ces pratiques ne devaient pas être très différentes
de celles des esclaves des plantations. Nous apprenons aussi qu’elles ont
été très sévèrement réprimées
et les esclaves évangélisés de manière stricte.
En Haïti, la « campagne anti-superstitieuse » appuyée
par l’armée américaine entre 1915 et 1934, peut jeter quelque
lumière du combat contre les esprits des lwa [14].
15
Le New York City Lunatic Asylum est rempli avec des étrangers
vers 1860.
16
A peine arrivé de Suisse, Adolf Meyer affirme en 1894, après
18 mois passés au Kankakee State Hospital (Illinois), que
« les conditions de base pour l’observation clinique et l’examen
sont absentes » [10, p. 115].
17
Osvaldo Eguía est le médecin qui exerce à l’Hôpital
de femmes, devenu plus tard La Convalescencia. Il perpétue
le lien originaire avec la tradition clinique française en nommant
« Pinel » et « Esquirol » les pavillons de l’institution.
18
D. Sarmiento, à l’image d’autres hommes éclairés du
continent, pense qu’il est possible de mener à terme le projet des
Lumières, là où il s’est arrêté en Europe
[28].
19
C’est une expression de l’époque. Le prologue de la Constitution
de 1862 invite « tous les hommes du monde qui veulent habiter
le sol argentin », mais cette universalité trouve sa limite
dans l’art. 25 qui fait référence explicite à l’immigration
européenne.
20
J.C. Stagnaro recense un total de 115 articles dont 54 consacrés
à des cas cliniques, 24 à des questions institutionnelles,
11 à des questions de santé publique, 7 à la thérapeutique,
6 à l’épidémiologie, 5 à la psychiatrie légale,
2 à la nosographie, 2 commentaires de thèses, et 4 à
des sujets variés [30].
21
Fondée en 1864 par les médecins hygiénistes Pedro
Mallo (1838 -1889), Angel Gallardo et Emilio Coni (1855-1928), ce dernier
originaire de Saint Malo par son père.
22
C’est aussi remarquable la vitalité de cette catégorie qui
se glisse jusque dans le DSM IV dans les culture bound syndromes.
Elle est attribuée aux populations latino-américaines et
comprend de manière surprenante parmi ses autres dénominations
la soul loss. Il n’existe aucun culture bound syndrome en
rapport avec les afro-américains ou les amérindiens du Nord.
23
L. Meléndez écrit en 1880 dans son article « Manía
periódica. Influencia del tratamiento moral en la producción
de los ataques » (Rev. Médico-Quirúrgica,
1880, XVII, pp. 102-103, cité par Stagnaro [30]), que le traitement
par le travail se doit de continuer le même métier qu’exerçait
la personne avant sa maladie. Ainsi, il met à disposition de «
P.J. », cordonnier français de 24 ans atteint de «
manie
périodique », un capital pour fonder un petit atelier
dans l’Hospicio de las Mercedes. Le succès économique inespéré
du cordonnier, le pousse à réinvestir ses bénéfices
et à élargir son marché en dehors de l’hôpital.
Mais ce cycle de croissance trouve son point d’arrêt dans une nouvelle
crise de manie.
24
Ancien Hôpital général d’hommes.
25
Cependant, il faut signaler la drapetomania, diagnostic proposé
1851 par Samuel Cartwright (Louisiane) pour décrire une tendance
des esclaves noirs à fuir les plantations. La dysaethesia aethiopica
du même auteur, décrit le manque de motivation des esclaves
pour le travail.
26
« Nous devons ce privilège à une cuisinière
noire qui a travaillé pendant quelques années à la
maison, « blanchissant » beaucoup ses idées du fait
de se trouver parmi des personnes étrangères à toute
superstition religieuse. Peu avant la révolution de 1893, elle nous
proposa de nous montrer quelque chose « qu’aucun blanc n’avait jamais
vu ». Nous sommes allés à un immeuble où se
réunissaient les noirs pour danser et nous sommes restés
enfermés dans une chambre contiguë à celle qui servit
cette nuit pour « bailar el santo ». De là, nous avons
tout entendu et entraperçu une partie de la cérémonie
que nous avons décrit, qui avait pour objet la guérison d’un
noir fou, « persécuté par les mandingas ». Postérieurement,
elle nous a dit que le malade avait été amené à
La Convalescencia, car « El Tata » ne l’avait pas guéri,
ajoutant avec mépris que les « bailes del santo » ce
sont des « choses de noirs » » [15].
27
Il est arrivé jusqu’aujourd’hui une chanson de comparsa de carnaval
: « Ni balai, ni plumeau, le noir ne peut plus vendre, car ces
naples du diable, sont venus prendre les affaires » [27]. Cette
proximité entre napolitains (parfois classés « trigueños
») et noirs, reflète à la fois leur concurrence pour
le travail, mais aussi le fait qu’ils font l’objet du même regard
méprisant de la bourgeoisie argentine qui s’attend à recevoir
une immigration anglo-saxonne.
28
John Galt du Williambsburg Asylum, propose dès 1850 l’ouverture
des structures décentralisées inspirées de la Ferme
Sainte Anne et de la colonie d’aliénés de Gheel. En 1869
ouvre dans l’état de New York l’asile de Willard, resté
seul sur ce modèle.
29
Le premier open-door d’Argentine est inauguré en 1901 à
Luján (à 60 km de Buenos Aires). L’anecdote veut que Georges
Clemenceau lors d’une visite en 1910 affirme : « Mon destin a
voulu que ce soit dans une maison de fous que je trouve l’oeuvre la plus
parfaite de la raison humaine » (cité par Guerrino [11]).