Le scandale dans la continuité
de soins
Eduardo
Mahieu
à paraître dans le Courrier de lecteurs de L'Information
Psychiatrique
Il
est difficile que le skandalon se produise à une époque
à laquelle, dans une relative indifférence généralisée,
en plein jour et sous le regard des mass media transmettant Urbi
et Orbi, la civilisation produit des camps de concentration en dehors
de tout droit. Ceux qui se montrent scandalisés par certaines mises
à mal de nos fictions symboliques, tels "les droit de l'homme",
ou "l'état de droit", désormais en train de devenir caduques,
le font contre le fond d'une sereine indifférence.
|
|
Ainsi, le geste scandalisé
du philosophe italien Giorgio Agamben quittant les Etats Unis sur le champ
pour protester contre le
marquage biopolitique imposé aux étrangers pour rentrer
dans ce pays, est resté isolé. On pourrait remarquer l'ironie
que, dans ce contexte, le théoricien contemporain de l'état
d'exception n'ait pas prévu la perte d'efficacité d'un
tel acte. Et pourtant, c'est bien lui qui nous apprend cette formidable
dialectique entre la règle et son exception, et que l'état
d'exception est en train de devenir la modalité souveraine contemporaine.
L'état d'exception est défini comme une zone grise, un seuil
d'indétermination entre démocratie et absolutisme. Il intervient
sur fond d'une paire dialectique fonctionnant comme principe des politiques
d'état : sécurité et terreur, qui dans une identité
spéculative surprenante peuvent passer l'un dans l'autre avec une
grande facilité. La loi cherche à prescrire et à prévenir,
tandis que le paradigme de la sécurité cherche à intervenir
dans les processus en cours, pour les diriger. Comme le dit Agamben, la
discipline tend à produire de l'ordre, alors que la sécurité
veut guider le désordre. Certes, il s'agit là d'exemples
d'une ampleur sans commune mesure. Mais il est possible de le rencontrer
dans la commune mesure partageable de la pratique la plus banale.
Nous avons été récemment
confrontés à ce seuil d'indétermination de l'état
d'exception, lorsque des représentants de la loi nous ont proposé
qu'on travaille en partenariat pour assurer la sécurité,
et, bien entendu, la santé, dans cette zone grise en dehors du droit.
Comme toujours, c'est à propos d'un cas particulier, une personne
qui est venue consulter pour traiter sa souffrance depuis sa sortie de
prison. Par un retournement de la situation qui reste inexpliquée,
cette personne se devrait de retourner en prison. Nous avons été
dans un premier temps contactés par le personnel du Service Pénitentiaire
d'Insertion et de Probation (SPIP) par téléphone pour nous
voire soumettre une proposition de "Convention individualisée" dans
le contexte d'une "Convention de placement à l'extérieur
sans surveillance continue du personnel pénitentiaire". Passons
rapidement sur les quelques précisions que cette conversation nous
a prodigué, dans le sens raisonnable de nous faire comprendre que
faute de signature de ladite convention, le patient devrait retourner en
prison et que cela lui porterait préjudice sur le plan de sa santé
mentale, fait qui, bien entendu, personne ne souhaitait. Nous avons demandé
à voir ce document, pour, après le moment d'étonnement,
tenter de le dépasser dans un moment pour comprendre.
Il nous a été transmis
par fax dans le papier en tête du Ministère de la Justice
le modèle de la "Convention individualisée" dont les 5 points
principaux sont retranscrits ici :
"* La présente
convention individualisée concerne une personne placée à
l'extérieur en vertu d'une ordonnance du juge d'application des
peines de X qui détermine pour chaque condamné les principales
modalités du traitement pénitentiaire. Dans les limites et
les conditions prévues par la loi, il accorde les placements extérieurs
et les permissions de sorties conformément aux articles 723, D 118,
D 121-1, D 122, D 123, D 124 et D 136 du Code de Procédure Pénale.
* Le Service
d'Insertion et de Probation est chargé à la demande du juge
de l'application des peines du suivi et du contrôle des personnes
exécutant leur peine dans le cadre d'un placement extérieur
sans surveillance continue du personnel pénitentiaire.
* La prise en charge
et l'accompagnement médical et psychologique réalisés
par la structure désignée dans la présente convention
individualisée sont le pivot de la prise en charge. L'objectif consiste
à assurer la continuité des soins. La structure peut être
amenée à prescrire des médicaments, un séjour
hospitalier, ou à démarrer ou poursuivre une psychothérapie.
* Tous incidents doivent
être signalés sans délai au travailleur social référent
du SPIP, charge à lui d'informer, dès connaissance, le juge
de l'application des peines. En cas d'impossibilité de joindre le
travailleur social référent, la structure s'adressera à
la direction du SPIP ou au travailleur social de permanence au SPIP.
* La présente
convention est conclue entre monsieur le directeur du Service Pénitentiaire
d'Insertion et des Probations, ou son représentant et
Mr X Directeur du
Centre médico-psychologique"
Encore assujettis par le "nul
n'est censé ignorer la loi", nous avons répondu que ce document
ne rencontrait aucune des figures légales de dérogation du
secret professionnel. Qu'il nous soit encore possible d'ignorer l'état
d'exception et de partager un peu le scandale...
Eduardo
Mahieu. Avril 2004.
Giorgio Agamben, Etat
d'exception, L'ordre philosophique, Seuil, 2003.
Giorgio Agamben,
Security
and terror, document internet.
|