L'ARGENTINE, ENTRE LA PSYCHANALYSE ET LE FOOTBALL : LE RUGBY
Eduardo Mahieu

22 Février 2005

INTRODUCTION

 
A l'occasion du dernier match de rugby France-Argentine, nous avons étés invités à participer à la réunion Psychovalie. Aujourd'hui il nous est donné la possibilité de vous dire ce que nous avions préparé à l'occasion, et nous remercions les organisateurs. 

Sans doutes, notre qualité de membre de l'Association franco-argentine de psychiatrie a joué dans cette invitation. Mais aussi d'autres liens moins académiques, et autrement plus sympathiques avec Thierry Trémine, des liens d'affinité électives avec ce passionné de rugby et proche de l'Argentine. 

L'amour des argentins pour les sports collectifs les a très tôt conduit à utiliser et expérimenter l'immense pouvoir de réhabilitation du sport, d'abord le football et puis récemment le rugby pour rétablir un lien social et favoriser la résistance des groupes relégués pour des raisons de santé ou sociales. Ce sont ces expériences que nous voulons vous rapporter aujourd'hui.

Le titre qui nous a été proposé pour notre intervention réunit deux lieux communs avec lesquels l'Argentine est identifié dans le monde : la psychanalyse et le football, une sorte de marque de fabrique. Le troisième terme, le rugby, lui est moins fréquemment associé. En vue des derniers résultats des Pumas, l'équipe de rugby nationale, il est certain que ce troisième terme pourra désormais être associé aux deux autres avec moins de timidité. 

LA VIEILLE EUROPE

Pour nous ajuster au titre, nous avons pris le chemin d'évoquer de quelle manière ces inventions européennes s'enracinent et se réactualisent en Argentine. Car la psychanalyse, le football, le rugby - et nous ajoutons volontiers la psychiatrie - sont des inventions de la "Vieille Europe". Nous devons à Donald Rumsfeld d'avoir remis au goût du jour cette expression, mais ce n'est pas une raison pour s'en priver. "Vieille Europe", c'est bien plus qu'une une réunion des mots : c'est une notion. Cette vieille Europe que nous évoquons ici, c'est l'Europe de Hegel : la France, l'Allemagne et l'Angleterre.
 

Le très pop philosophe lacanien Slavoj Zizek a récemment rappelé que Hegel a été un des premiers à interpréter cette triade géographique comme exprimant trois attitudes existentielles différentes : Hegel réservait "pour l'Allemagne la philosophie, pour la France la politique et pour l'Angleterre le pragmatisme économique".

Comme il est habituel chez Zizek, penseur original, il illustre cette triade géographique en se livrant à une analyse idéologique des différences entre les cuvettes de toilettes selon leur nationalité, mais nous allons laisser de côté les cuvettes aujourd'hui, pour nous concentrer sur les autres interventions.

 
Nous allons nous aussi prendre quelques libertés à l'égard de ce "nœud borroméen européen", et l'appliquer aux destins pris en Argentine par ces grandes inventions européennes. Et nous verrons quelles disgressions cela va nous permettre d'introduire à l'égard de la problématique du rôle du sport dans la réhabilitation psychosociale en psychiatrie.

La Vieille Europe de Hegel s'enracine en Argentine au XIXème siècle, sur une terre où cohabitent en quête d'un nouveau lien social collectif des autochtones avec des immigrants de différentes nationalités. Cet enracinement a donné lieu à des transformations, changements, et croisements entre les différentes attitudes existentielles établies par Hegel. Les diverses inventions européennes que nous allons traiter - le football, la psychiatrie, la psychanalyse et le rugby -, ce sont déplacés à l'intérieur du nœud dans le processus de devenir argentines. 

LE FOOTBALL

Commençons rapidement par le football, car c'est un sujet bien connu. A son arrivée en Argentine, le football est Anglais. Ce sont les ouvriers anglo-saxons qui construisent les chemins de fer qui l'ont introduit. Cet héritage est palpable encore aujourd'hui dans les noms des grands clubs : River Plate, Boca Juniors, Newell's Old Boys, etc. Populaire dès ses origines, le football a été très vite nationalisé et il s'est rajouté une touche italienne, liée au raz de marée migratoire en provenance de la péninsule.

LA PSYCHIATRIE

Passons maintenant à la psychiatrie, car elle montre aussi une transformation à travers le nœud hégélien et ses influences. A son arrivée en Argentine, elle était décidément française. La première thèse de psychiatrie publiée en Argentine, la "Dissertation sur la manie aiguë" de Diego Alcorta en 1827, fait la part belle au Traité médico-philosophique sur l'aliénation ou la manie de Philippe Pinel. Vers la fin du XIXème siècle, la notion de traitement moral de la folie fut invoquée pour le grand mouvement de construction d'asiles commencé par Domingo Cabred, (mais en fait celui-ci s'inspirait de manière plus pragmatique de la notion d'open-door de l'écossais Connoly). Très souvent, les pavillons de ces asiles portaient les noms des grands aliénistes français. Au XXème siècle avec l'œuvre du psychiatre argentin Enrique Pichon-Rivière et quelques autres, la psychiatrie française a gardé toujours une influence marquée. Le Manuel de Psychiatrie de Henri Ey a été pendant quelques décennies la base et la référence dans la formation des psychiatres argentins. Des nos jours, un déplacement sensible se fait voir et la psychiatrie française cède du terrain à grand pas face au pragmatisme anglo-saxon et ses DSM. Mais sans doutes, l'Argentine n'est pas seule dans ce mouvement.

LA PSYCHANALYSE

En ce qui concerne la psychanalyse en Argentine, nous avons constaté une transformation inverse. Très anglo-saxonne à ses débuts, l'Argentine a été, en dehors de la Grande Bretagne, un des premiers pays à sentir et épouser l'influence de la pensée kleinienne dans la psychanalyse mondiale. La "dame aux chapeaux" a failli se rendre en Argentine dans les années 1950, mais une querelle avec Paula Heinman, à laquelle était mêlé le psychanalyste argentin Heinrich Racker et sa notion de "contretransfert", l'a fait abandonner ce projet. Cela a été l'occasion manqué d'une rencontre entre la personne de Mélanie Klein et le florissant mouvement argentin. On peut lire dans les textes autobiographiques du psychanalyte argentin Emilio Rodrigué un témoignage de cette période anglophile de la psychanalyse argentine. Déjà Freud avait décliné l'invitation faite par l'intelligentsia argentine d'en faire sa terre d'exil, lui préférant l'Angleterre, moins lointaine et un peu moins exotique.

La turbulence politique des années '70 a vu devenir la psychanalyse argentine passionnément française. C'est le moment d'expansion de la pensée lacanienne associée aux autres théories des penseurs structuralistes français : Althusser, Foucault, etc. Lacan non plus n'est jamais venu en Argentine, on a dit à cause de la dictature militaire. Mais il a rencontré une foule de psychanalystes argentins déjà acquis à sa cause en 1977 à Caracas. L'essor qu'a pris sa pensée est tel que le gendre de Lacan en personne, Jacques Alain Miller, disait il n'y pas très longtemps que l'Argentine était la capitale mondiale du lacanisme.

LE RUGBY

Nous arrivons maintenant à l'invention européenne qui nous réunit aujourd'hui : le rugby. Comment les diverses influences dont nous parlons se sont fait sentir dans le rugby? Il est amusant de noter que les déplacements et les transformations du nœud hégélien dans la psychanalyse et le rugby sont identiques : de l'anglophilie vers la francophilie. En Argentine, le rugby est né sans conteste anglo-saxon. Le premier match joué en Argentine eut lieu au Buenos Aires Cricket Club en 1873, mais seulement 24 joueurs anglais furent de la partie. Quelques semaines plus tard eut lieu un deuxième match qui opposait, cette fois-ci, deux équipes de 15 joueurs : "l'Angleterre" et "Le monde". Le premier était intégré par des officiers de la Royal Army et des résidents britanniques. "Le monde", regroupait des écossais, irlandais, gallois et quelques argentins d'ascendance britannique. Longtemps le style du rugby en Argentine en fut marqué : un rugby de campus, de classes aisées, de médecins, architectes et autres cadres supérieurs.

Cependant le rugby, comme la psychanalyse, est devenu de plus en plus francophile. Avec la création des Pumas dans les années '60, le rugby tend à se populariser en Argentine et change un peu son visage. Les liens avec la France se resserrent et des nombreux test-match ont lieu entre les deux équipes. Avançons comme démonstration du déplacement français du rugby argentin le fait que la dernière équipe championne de France, le Stade Français de Paris, comptait parmi ses joueurs pas moins de six internationaux argentins. Lors de cette finale qui opposait le Stade Français à l'équipe de Perpignan, les deux buteurs se prénommaient Diego - prénom si cher cœurs sportifs argentins -, et venaient de Córdoba, comme le journal Le Monde l'avait remarqué dans son édition du 26 juin 2004.

Le quotidien argentin La Voz del Interior titrait en septembre 2004 : "Invasion en France", car pas moins de 36 joueurs argentins intègrent les équipes du Top-16. La France est devenue la terre d'exil par excellence des joueurs argentins de talent. La moitié des joueurs du XV des Pumas jouent actuellement dans le championnat français. Cela doit être certainement pour quelque chose dans l'impressionnante série de 5 victoires consécutives que les Pumas affichent face aux français. La dernière victoire française date de 1999, mais malheureusement pour les argentins, c'était celle qui comptait car c'était pour les quart de finale du championnat du monde.

LA BAJADITA

C'est justement dans le rugby que nous allons retrouver quelque chose qui a résisté à ces transformations, torsions et déplacements du nœud hégélien : la bajadita. Un exemple de l'antagonisme entre les villes et la pampa, la civilisation et la barbarie, le créolisme de Borges et Marechal et dont le rugby argentin tire son essence, selon le journaliste Christian Kazandjian. C'est typiquement ce que les argentins appellent la "picardía criolla", la "malice créole". Nous pourrions pousser plus loin notre raisonnement et y voir dans ce noyau un réel qui résiste à l'ordre de la symbolisation, au pouvoir de transformation de l'ordre symbolique, à la mortification que le symbolique impose à la substance vivante. Nous allons venir tout de suite à cette idée de résistance.

De quoi s'agit-il? Selon le journaliste Jacques Verdier, il s'agit d'un détail de la mêlée : le pilier gauche néglige d'adopter la position traditionnelle pour positionner ses pieds de manière parallèle. En même temps son épaule adopte un position particulière, position qui favorise la poussée axiale. Ces appuis révolutionnaires ont fait la réputation des Pumas. Après un match en 1974, l'ancien international français Joseph Desclaux déclarait: "Aujourd’hui, on a appris que la meilleure attaque de trois-quarts peut se briser sur une grosse mêlée.

LA RESISTANCE

Nous voulons voir dans ce noyau de résistance que le rugby a laissé émerger, le pouvoir de réhabilitation du sport, la capacité de restaurer un lien social, un lien social marqué par le partage et la solidarité. Et nous voulons donner tout son poids à ce mot résistance en l'opposant à celui en vogue de résilience, sorte de qualitas occulta individuelle et a-subjective, plus prompte à répondre à l'impératif just do it!, alors que la résistance, au contraire, est une idée collective, qui a fait ses preuves.

N'allons pas chercher très loin. La plus grande crise économique et sociale de l'Argentine eut lieu dans les années 2001-2002. Le philosophe français Alain Badiou, invité en 2003 par les ambassades de France et Allemagne à Buenos Aires pour donnes une conférence sur "La nécessité de la fusion de l'Allemagne et de la France", cadre insolite qui nous ramène sans cesse à notre nœud hégélien et sa destinée en Argentine, disait que les gens, au moment même où le pays s'est trouvé au bord de l'effondrement : 

"ont montré [...] que même dans la crise la plus terrible, dans la souffrance la plus difficile, ils n'abandonnent aucunement la création et la pensée. Il y a ici, je le constate, un désir de résistance spirituelle". La rencontre de cette crise et de ce désir de résistance a trouvé aussi, parmi de nouvelles formes de liens de solidarité sociale, son expression dans le sport. Ainsi, l'Argentine raflait aux olympiades d'Athènes 2004 les médailles d'or en football et en basket, et presque toutes les équipes de sport collectif ont eu des parcours brillants. L'ensemble des commentateurs sportifs n'ont pas manqué de faire le lien avec la crise économique, comme une manière de réparer la subjectivité collective dévastée, selon l'expression de la psychanalyste argentine Silvia Bleichmar.

PICHON-RIVIERE A L'ASILE

Une première rencontre entre le sport, ce désir de résistance et la réhabilitation en psychiatrie avait eut lieu dans les années '30. Lorsque Enrique Pichon-Rivière arrive, deux ans avant d'être reçu médecin, à l'Asilo de Torres, établissement réservé aux oligophrènes selon la nosologie de l'époque. Il y trouve près de 3500 patients plus ou moins laissés à l'abandon et livrés seulement à l'asile en tant que lieu de relégation et d'exclusion. Bien des années après il confie son expérience de l'époque : 

"Se présente à moi l'impérieuse nécessité de créer, car il n'y avait rien. Ainsi, par exemple, j'essaie par les moyens de la récréation une ré-socialisation. De là surgit toute la question du sport et l'équipe de football comme une thérapie groupale dynamique".  Il avait constaté que ces personnes laissées au désert solitaire de l'abandon, retrouvaient des nouvelles sources pour récréer un lien social. Cette expérience l'a conduit à remanier les diagnostic et à inventer une nouvelle catégorie clinique, l'oligothymie, moins fataliste, ouvrant ainsi un espoir évolutif dans cette population asilarisé. Oligothymie : un manque de thymos, terme qui désigne le désir pour Héraclite, la fougue pour Homère, et le courage pour Platon. C'est ce thymos que le travail d'équipe, de groupe, permettait de mobiliser. Pour la petite anecdote rappelons que lors de circonstances politiques défavorables qui l'ont laissé sans infirmiers, Pichon-Rivière réinventait son expérience en créant des groupes de patients capables d'accomplir des tâches d'infirmerie auprès des autres, expérience qui ne marchait pas si mal mais qui eu la vie courte à cause des mêmes circonstances politiques défavorables, mais maintenant agissant en sens contraire

La passion de Pichon-Rivière pour le football était inscrite en lui avant son arrivée à l'asile de Torres, car il avait déjà crée dans le village de son enfance une équipe de football. Et il a répété cette expérience thérapeutique de créer des équipes de football tout au long de sa pratique institutionnelle dans les hôpitaux psychiatriques : "La stratégie de l'équipe de football est ma tâche prioritaire", disait-il. Eduardo Galeano, poète uruguayen, nous raconte cette expérience en y ajoutant l'anecdote amusante et révélatrice aussi du désir du thérapeute : il paraît que son équipe était imbattable. Pichon-Rivière officiait d'entraîneur et il se réservait aussi la place d'avant centre, s'illustrant ainsi comme le buteur de l'équipe... 

LE FOOTBALL ET LA THEORIE DU LIEN

Il sont nombreux à voir dans cette expérience de groupe avec les équipes de football et la folie, le terreau sur lequel Pichon-Rivière va bâtir sa théorie du lien et la psychologie sociale qui le rendrait célèbre dans les cercles psychiatriques des années '70.

Lors d'une de ses rencontres avec Jacques Lacan, en 1969, celui-ci lui demande : "Pourquoi psychologie sociale? Pourquoi pas psychanalyse?" Pour Pichon-Rivière, là se condensait les différences entre la notion de sujet relationnel de Freud et Lacan, et sa conception d'un sujet agent, producteur, protagoniste de l'histoire.

Nous n'allons pas rentrer dans la délicate dialectique qu'il établit entre le lien interne et le lien externe. Simplement nous voulons rappeler qu'ils sont irréductibles l'un à l'autre. Et que la spécificité de la relégation en psychiatrie, tient à ce que les deux liens sont perturbés. Ceci permet de marquer sa différence avec la relégation sociale. Ce terme de relégation a été réintroduit récemment en psychiatrie par Thierry Trémine : étymologiquement veut dire écarter d'un lieu. C'est un terme qui provient du droit français en 1885. 

Ces considérations ont leur intérêt car, si l'entreprise de réhabilitation du sujet souffrant d'un trouble psychiatrique ne tient compte que du lien externe, elle rate sa spécificité, et peut se contenter d'un simple rétablissement d'un semblant de lien par le biais d'une réinsertion de la personne dans l'appareil productif, ou encore tout autre groupe. Inversement, si le lien interne constitue son seul souci, la relégation sociale restera intacte la plupart du temps. Finalement, si la psychiatrie confond le désarroi produit par la perturbation du lien externe, avec la perturbation du lien interne, elle se pourrait se fourvoyer dans des expériences de gestion de la souffrance de la civilisation (human engineering), dont parfois le déplacement de la psychiatrie vers la santé mentale nous donne le vertige.

Dans le modèle de Pichon-Rivière, l'individu n'est pas un être isolé, mais un être inscrit dans un groupe, et puis ce groupe est inscrit au sein de la société dans laquelle il s'insère. Son modèle cherche à intégrer la psychologie du comportement à la psychologie phénoménologique existentielle en dégageant un champ d'interactions entre l'individu et le milieu où trois aires se distinguent : la psyché, le corps et le monde extérieur. Nous voyons très vite de quelle manière son expérience avec le sport l'a inspiré dans ses élaborations. Ce sont ces idées qu'il a mis en route à tous les niveaux de ses interventions à l'hôpital. Dans ses dernières années encore, lorsqu'il parlait de la dynamique du groupe, c'est à la métaphore d'une équipe de football à laquelle qu'il revenait pour mieux illustrer ces interactions. Comme il le disait lui-même, c'est parce qu'il pratiquait le football dès son enfance, une jeu sportif social, que ces idées lui sont venues à l'esprit. Voilà l'histoire qui a noué en Argentine la première théorisation d'une psychiatrie sociale et la réhabilitation thérapeutique par le sport, en quelque sorte avant la lettre.

LA CHIMERE DES HEROS

Pour finir, nous voulons évoquer ici un dernier avatar du nœud hégélien, une histoire extraordinaire comme seulement le baroque latino-américain peut la produire. Elle noue encore une fois le sport - cette fois-ci le rugby -, le désir de résistance, la relégation, et la ré-appropriation suis generis de la vieille Europe.

Cette histoire a fait l'objet d'un film documentaire, La chimère des héros, capable de désarçonner toute pensée politiquement correcte et qui a fait d'ailleurs quelques remues lors de sa programmation sur France 2. Mais laissons ces aspects de côté.

Le protagoniste du documentaire est Eduardo Rossi, dit "Loco Rossi", Rossi-le-fou, le prototype de l'activiste de l'extrême droite argentine : militariste, antisémite et foncièrement raciste. Joueur de rugby, il arrive en France dans les années '80 et joue au Stade Toulousain et avec les Barbarians. Assez spontané et sans retenue, il ne se prive pas de vanter la dictature militaire argentine et ses sympathies pour Franco et Hitler. Il raconte alors que ses camarades l'ont accompagné pour rendre visite aux camps de concentration et aux musées consacrés aux désastres de la deuxième guerre mondiale. A Toulouse il s'affronte à l'équipe de Fidji et les maories, rencontre les australiens et des équipes qui se composent d'aborigènes et de blancs.

Ce qui précipite sa transformation est la mort de son père qui le fait rentrer en Argentine en 1991. Il se dirige directement à Formosa, la province la plus pauvre de l'Argentine, peuplée en grande partie par les Tobas et fonde ce qui a été la première équipe de rugby intégrée par des indiens en Amérique Latine. Il se définit comme un lutteur social, un éducateur à travers le sport et se propose de "sauver les indigènes et les sortir de leur situation sociale difficile".

Son équipe est formée par des paysans bûcherons de l'Impénétrable, des fabriquants de briques, des sans emploi. Assez rapidement il obtient quelques résultats sportifs, se fait remarquer, et obtient un match contre les espoirs des Pumas, et puis fait une tournée en Nouvelle Zélande où il redécouvre des équipes métissées. Aujourd'hui son équipe est composée d'un tiers de blancs : "le rugby est là pour unir les hommes", dit-il dans la veine de la discrimination positive. Son salaire est payé en partie par le gouvernement provincial et en partie par l'Université, qui s'intéressent à son expérience sociale.

En citant Simone de Beauvoir, il reconnaît ses errances dans le passée. Mais ce personnage sans pareil a fondé un musée de la deuxième guerre mondiale dans ce coin isolé du monde : un camion de guerre russe, des casques, un moteur d'avion... Il aime toujours la mentalité militaire allemande, l'ordre, la discipline, "mais l'idéologie est une autre chose".

Nous regrettons que dans les documents que nous avons à disposition, seule la rédemption de Eduardo Rossi soit l'objet d'intérêt. Les Tobas sont restés silencieux dans La Chimère des Héros ou dans les différents interviews et reportages consacrés au sujet.

CONCLUSION

Après le parcours que nous avons souhaité évoquer avec vous, nous pensons que la potentialité du sport pour la réhabilitation n'est certainement pas suffisamment exploitée. 

"Mettre en place des systèmes collectifs, et en même temps préserver la dimension de la singularité de chacun", ces paroles qui auraient pu être prononcés hier par Daniel Herrero, appartiennent en fait à Jean Oury ("Le collectif") qui définissait ainsi l'essentiel du programme de la psychothérapie institutionnelle. L'exemple argentin de Pichon-Rivière et le football nous montre sans conteste la valeur thérapeutique du sport dans la pathologie psychiatrique la plus difficile. Prêtant un peu plus à discussion et sortant du champ de la psychiatrie proprement dite, l'exemple de Eduardo Rossi nous aide à imaginer que des valeurs propres au sports collectifs, et dans son cas plus particulièrement au rugby : discipline, solidarité, peuvent aussi être mis au service d'un projet d'émancipation que ce soit de la relégation sociale ou de la souffrance psychiatrique. 

Pour revenir à notre point de départ, appelons encore une fois à notre rescousse à Hegel pour le mot de la fin. Dans les cours qu'il dictait lorsqu'il dirigeait le Gymnasium de Nuremberg, le vieil européen, alors jeune, a voulu asseoir la liberté de l'esprit sur la contrainte de l'exercice, souligner le pouvoir formateur de la discipline et l'exercice pour une activité spirituelle authentiquement autonome. De quoi le rendre encore plus proche de ce qui nous a réuni aujourd'hui. 

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